DE L'IMPORTANCE DES BRODEQUINS

19ème semaine

Du lundi 7 au dimanche 13 décembre 1914

Les brodequins du soldat


En 1913 paraît l’ouvrage : « Le livre du gradé d'infanterie : à l'usage des élèves-caporaux, caporaux et sous-officiers de l'infanterie et du génie, contenant toutes les matières nécessaires à l'exercice de leurs fonctions et conforme à tous les règlements parus jusqu'à ce jour (Édition complètement remaniée et mise à jour (octobre 1912) ». 988 pages !

Tout y est prévu sur tout. Dans chaque situation il n’y a, il ne peut y avoir, qu’une seule bonne attitude.

Dans les transports ferroviaires, par exemple : « Chaque chef de wagon s'assure que les hommes sont en mesure d'ouvrir, de l'intérieur, l'organe de fermeture de la porte du wagon. S'il est nécessaire d'utiliser, pour les hommes, des wagons à marchandises non pourvus de bancs, chacun de ces wagons recevra 40 hommes équipés, quel que soit le nombre porté sur le cartouche extérieur. Dans ce cas, les sacs, débarrassés du campement et des vivres, sont disposés à plat sur le sol du wagon, savoir : dix contre chacun des grands côtés (cinq de chaque côté des portes et vingt sur deux files le long de la ligne médiane). Les hommes s'assoient sur leur sac et sont ainsi placés : ceux du milieu adossés l'un à l'autre, deux à deux, les autres adossés au grand côté du wagon. Les armes sont arrimées par faisceaux de dix. Le pain et le campement sont placés entre les faisceaux de fusils, le long des parois des petits côtés, les vivres dans les musettes ».

Le bon usage du brodequin est minutieusement décrit dans ce manuel : « Il est prescrit aux hommes de desserrer les lacets de leurs brodequins afin d'éviter les gonflements de la jambe. Dans tous les cas, le pantalon ne doit jamais rester engagé dans les chaussures ».

Au cantonnement chaque effet doit être marqué : « Souliers et brodequins — La lettre de la compagnie et le numéro matricule de l’homme doivent être appliqués à froid avec des poinçons en acier, en dedans et sur les côtés des quartiers ; la marque du régiment est également poinçonnée sous la cambrure de la semelle, à l'endroit où portent les sous-pieds. — Marque spéciale : Trou circulaire de 10 millimètres de diamètre pour la paire de brodequins n°2. (…) Chaussures. Leur entretien — La chaussure surtout sera examinée avec beaucoup de soin. Les brodequins, seuls, devront être mis en usage. On choisira la paire la plus souple et la plus large. Les différentes pommades employées habituellement pour graisser les pieds seront tout particulièrement utiles pendant les manœuvres, car, non seulement elles garantiront les pieds contre les excoriations et les ampoules, mais l'enduit gras qu'elles forment à la surface de la peau protégera contre la congélation en empêchant la déperdition du calorique. Chaque jour, à l'arrivée à l'étape, les chaussures seront très soigneusement graissées, afin de les rendre imperméables autant que possible : dans aucun cas on ne devra les faire sécher près du feu ».

En fait l’intendance ne tient pas du tout à fournir elle-même les brodequins du soldat. Elle sait bien que pratiquement chaque homme possède déjà les siens, beaucoup mieux adaptés que n’importe quelle paire neuve. Les réservistes et les territoriaux qui, au moment où ils rejoignent, apportent des chaussures en bon état se rapprochant le plus possible du brodequin réglementaire reçoivent donc une indemnité de 11 fr 25.


Henri Barbusse ne laisse pas passer cette possibilité.  Agé de 41 ans il aurait pu ne pas partir au front. Déjà auteur à succès il aurait pu intriguer pour se faire affecter à tel ou tel poste sans danger. On le lui a proposé mais il a refusé. Il est parti dès le 4 août 1914. Affecté d’abord dans un régiment territorial d’arrière, il est sur sa demande versé au 231ème RI qui va rapidement prendre part aux opérations du front. Lettre à sa femme du 3 août 14 : « J’ai cent francs octroyés par Hachette aux collaborateurs de la maison qui partent. Cette somme doit être diminuée du prix de magnifiques brodequins en cuir jaune, Alcibiade et Pétrone ! ».

En janvier 1915, il écrit : « Quant à mes brodequins, objets de ma constante préoccupation, ils sont encore quasi neufs à force d'être gorgés de graisse : seuls les clous sont complètement usés : deux mois de tribulations diverses et nocturnes en ont eu raison. Je vais en faire remettre. Le bruit court qu’il n'y en a plus. Si ce bruit se confirme, je vous demanderai de m'expédier un jeu de clous pépères que je ferai adapter par un artiste d'ici, moyennant le don d'un kilo de pinard. Mais dès à présent, je vous demande de m’adresser de la graisse pour chaussures. Mais je préfère de la vraie graisse à la composition que vous m'avez envoyée et qui est un peu cireuse. C'est le principe graisse et non le principe encaustique que je crois le meilleur pour l'entretien des tartines ».


Le 13 juillet 1915, il demande de nouvelles guêtres : « Mais sans sous-pieds, cela a des inconvénients : simplement des guêtres en cuir souple, fauve, de préférence avec une courroie. Mais pas un article trop chic, trop officier, quelque chose de solide, épais et simple soldat, non vernis. C’est mille fois préférable… ».

Henri Barbusse avait raison de se méfier. Comme les autres fournitures indispensables, les chaussures firent dès le début de la guerre l’objet d’appels à fabrication dans des conditions parfois douteuses. Romain Rolland, dans son  immense fresque romanesque « Les hommes de bonne volonté » en décrit le mécanisme. Son personnage, Haverkamp, est un médiocre agent immobilier ayant acheté un peu par hasard une petite usine de chaussures à Limoges. « Il réussit à décrocher sa première affaire dans les jours d'euphorie qui suivirent la bataille de la Marne. C'était une commande encore modeste : vingt mille paires de brodequins du type règlementaire,  livrables au plus tard le 15 octobre. Il ne savait pas jusqu'à quel point son usine de Limoges, pratiquement fermée depuis la mobilisation, était capable de produire de pareils brodequins, ni  en quelle quantité. Mais il était bien décidé à ne pas se laisser arrêter dès le début par des considérations de cette espèce. Il obtint une permission pour se rendre à son usine. Il se convainquit sur place qu’au moyen d’un léger accroissement d’outillage, et à condition de retrouver un peu de main d’œuvre (les femmes restaient), la petite usine, équipée pour la chaussure fine, réussirait à sortir cent paires de « grosses godasses » par jour, ce qui donnerait environ trois mille paires au 15 octobre. Il en restait dix-sept mille à trouver. Un autre aspect du problème était le prix de revient. Pour enlever le marché, il avait fait une offre un peu au-dessous du tarif habituel. Un petit calcul lui montra que chaque paire fabriquée à l’usine lui coûterait un franc de plus qu’on ne la lui paierait. D’autre part il n’était pas question, pour l’instant, d’agrandir les locaux, ne de se lancer dans de fortes dépenses d’outillage. Lui-même n’avait pas d’argent ; et son adjudication était trop petite pour appâter un commanditaire.
Il eut une seconde permission, et s’en fut dans la Drôme. Il s’aboucha avec un fabricant local, qui accepta de sous-traiter pour les dix-sept mille paires, en laissant à Haverkamp un bénéfice de 1 fr 75 par paire.

L’opération ne lui rapporta donc au total qu’un peu plus de vingt-cinq mille francs. Mais, comme il disait, il avait « le pied à l’étrier ». Il était ravi. Tout en galopant d’un bureau à l’autre de l’Intendance, il se répétait avec attendrissement : « Brave petite usine ! Quel flair j’avais quand je l’ai achetée ! ».
Il n’avait pas fini de livrer sa première commande qu’il en obtenait une autre, sérieuse cette fois : cent mille paires à fournir en trois mois. Deux avantages vinrent compléter ce beau succès : chaque paire lui était payée soixante centimes de plus ; lui-même était mis en sursis d’appel pour assurer la marche de son usine.  Cette affaire lui laissa un bénéfice net d’environ cent soixante mille francs.
L’année 1915 vit l’extension progressive de cette activité. Haverkamp continua de chausser les armées de la République. Il fournit encore, dans le courant de l’année, quatre cent mille paires de brodequins. Comme il rencontrait les mêmes difficultés que ses concurrents à se procurer du cuir en quantité suffisante, il obtint l’autorisation d’utiliser des cuirs à tannage rapide (dont les poilus, mieux placés que personne pour en faire l’épreuve, comparaient les propriétés à celles du papier buvard). Il conserva néanmoins toute l’honnêteté commerciale compatible avec cette époque de grandes tentations. Il refusa toujours de remplacer – ce dont beaucoup de ses concurrents ne se privaient pas – les semelles d’une seule pièce par des semelles faites de deux minces lames de cuir renfermant tant bien que mal une couche de débris. On lui en sut gré ».
Nombreux furent les pieds gelés dans les tranchées, conduisant très souvent à une amputation immédiate.

Dans quelle mesure les bonnes chaussures furent-elles récupérées par des soldats mal chaussés sur des cadavres ? C’est impossible à dire. Dans son roman « Le feu » Henri Barbusse décrit la scène suivante : « Poterloo marche depuis un mois dans des bottes de fantassin allemand quasi neuves avec leurs fers à cheval aux talons. Caron les lui a confiées lorsqu’il a été évacué pour son bras. Caron les avait prises lui-même à un mitrailleur bavarois abattu près de la route des Pylônes. J’entends encore Caron raconter l’affaire :
- Mon vieux, le frère Miroton, il était là, le derrière dans un trou, plié ; i’zyeutait l’ciel, les jambes en l’air. I’m’présentait ses pompes d’un air de dire qu’elles valaient l’coup. « Ça colloche », que j’m’ai dit. Mais tu parles d’un business pour lui reprendre ses ribouis : j’ai travaillé dessus, à tirer, à tourner, à secouer, pendant une demi-heure, j’attige pas : avec ses pattes toutes raides, il ne m’aidait pas, le client. Puis, finalement, à force d’être tirée, les jambes du maccab se sont décollées aux genoux, son froc s’est déchiré, et le tout est venu, v’lan ! J’m’ai vu, tout d’un coup, avec une botte pleine dans chaque grappin. Il a fallu vider les jambes et les pieds de d’dans.
- Tu vas fort !...
- Demande au cycliste Euterpe si c’est pas vrai. J’te dis qu’il l’a fait avec moi, lui : on enfonçait notre abatis dans la botte et on en retirait de l’os, des bouts de chaussette et des morceaux de pied. Mais regarde si elles en valaient le coup !
… Et en attendant que Caron revienne, Poterloo use à sa place les bottes que n’a pas usées le mitrailleur bavarois ».

Le plus souvent les soldats tués au combat étaient enterrés avec tous leurs effets, brodequins compris. C’est ainsi que l’on a exhumé en 2002 un alignement de corps dans la tombe dite des "Grimsby Chums" à Arras (Pas-de-Calais). Cette tombe regroupe vingt soldats britanniques du 10e bataillon du Lincolnshire Regiment, formé d'hommes originaires du port de Grimsby. Ils ont été enterrés avec le plus grand soin, coude à coude dans la mort comme dans la vie, par leurs camarades au printemps 1917 au nord-est d'Arras. 

(Photo publiée dans l'ouvrage L'archéologie de la Grande Guerre, Y. Desfossés, A. Jacques et G. Prilaux, coll. Fouilles et découvertes).

A suivre…

Chronologie générale de la 19ème semaine (Source : Wikipédia  et e-chronologie) :

7 décembre :
Victoire serbe du général Putnik : les Austro-hongrois doivent se replier vers Belgrade.
8 décembre :
Victoire navale anglaise contre les Allemands aux îles Falklands.
9 décembre :

L’Italie demande le sud-Tyrol à l’Autriche en échange de sa neutralité

Avis permettant de reconnaître les traces des Allemands