19ème semaine
Du lundi 7 au dimanche 13 décembre 1914
Les brodequins du soldat

Tout y est prévu sur tout. Dans chaque situation il n’y a, il ne peut y
avoir, qu’une seule bonne attitude.
Dans les transports ferroviaires, par exemple : « Chaque chef de wagon s'assure que les hommes
sont en mesure d'ouvrir, de l'intérieur, l'organe de fermeture de la porte du
wagon. S'il est nécessaire d'utiliser, pour les hommes, des wagons à
marchandises non pourvus de bancs, chacun de ces wagons recevra 40 hommes
équipés, quel que soit le nombre porté sur le cartouche extérieur. Dans ce cas,
les sacs, débarrassés du campement et des vivres, sont disposés à plat sur le
sol du wagon, savoir : dix contre chacun des grands côtés (cinq de chaque côté
des portes et vingt sur deux files le long de la ligne médiane). Les hommes
s'assoient sur leur sac et sont ainsi placés : ceux du milieu adossés l'un à
l'autre, deux à deux, les autres adossés au grand côté du wagon. Les armes sont
arrimées par faisceaux de dix. Le pain et le campement sont placés entre les
faisceaux de fusils, le long des parois des petits côtés, les vivres dans les
musettes ».
Le bon usage du brodequin est minutieusement décrit dans ce manuel :
« Il est prescrit aux hommes de
desserrer les lacets de leurs brodequins afin d'éviter les gonflements de la
jambe. Dans tous les cas, le pantalon ne doit jamais rester engagé dans les
chaussures ».
Au cantonnement chaque effet doit être marqué : « Souliers et brodequins — La lettre de la
compagnie et le numéro matricule de l’homme doivent être appliqués à froid avec
des poinçons en acier, en dedans et sur les côtés des quartiers ; la marque du
régiment est également poinçonnée sous la cambrure de la semelle, à l'endroit
où portent les sous-pieds. — Marque spéciale : Trou circulaire de 10
millimètres de diamètre pour la paire de brodequins n°2. (…) Chaussures. Leur
entretien — La chaussure surtout sera examinée avec beaucoup de soin. Les
brodequins, seuls, devront être mis en usage. On choisira la paire la plus
souple et la plus large. Les différentes pommades employées habituellement pour
graisser les pieds seront tout particulièrement utiles pendant les manœuvres,
car, non seulement elles garantiront les pieds contre les excoriations et les
ampoules, mais l'enduit gras qu'elles forment à la surface de la peau protégera
contre la congélation en empêchant la déperdition du calorique. Chaque jour, à
l'arrivée à l'étape, les chaussures seront très soigneusement graissées, afin
de les rendre imperméables autant que possible : dans aucun cas on ne devra les
faire sécher près du feu ».
En fait l’intendance ne tient pas du tout à fournir elle-même les
brodequins du soldat. Elle sait bien que pratiquement chaque homme possède déjà
les siens, beaucoup mieux adaptés que n’importe quelle paire neuve. Les
réservistes et les territoriaux qui, au moment où ils rejoignent, apportent des
chaussures en bon état se rapprochant le plus possible du brodequin
réglementaire reçoivent donc une indemnité de 11 fr 25.
Henri Barbusse ne laisse pas passer cette possibilité. Agé de 41 ans il aurait pu ne pas partir au
front. Déjà auteur à succès il aurait pu intriguer pour se faire affecter à tel
ou tel poste sans danger. On le lui a proposé mais il a refusé. Il est parti
dès le 4 août 1914. Affecté d’abord dans un régiment territorial d’arrière, il
est sur sa demande versé au 231ème RI qui va rapidement prendre part aux
opérations du front. Lettre à sa femme du 3 août 14 : « J’ai cent francs octroyés par Hachette aux
collaborateurs de la maison qui partent. Cette somme doit être diminuée du prix
de magnifiques brodequins en cuir jaune, Alcibiade et Pétrone ! ».

Le 13 juillet 1915, il demande de nouvelles guêtres : « Mais sans sous-pieds, cela a des
inconvénients : simplement des guêtres en cuir souple, fauve, de
préférence avec une courroie. Mais pas un article trop chic, trop officier,
quelque chose de solide, épais et simple soldat, non vernis. C’est mille fois
préférable… ».
Henri Barbusse avait raison de se méfier. Comme les autres fournitures
indispensables, les chaussures firent dès le début de la guerre l’objet
d’appels à fabrication dans des conditions parfois douteuses. Romain Rolland,
dans son immense fresque romanesque « Les
hommes de bonne volonté » en décrit le mécanisme. Son personnage, Haverkamp,
est un médiocre agent immobilier ayant acheté un peu par hasard une petite
usine de chaussures à Limoges. « Il
réussit à décrocher sa première affaire dans les jours d'euphorie qui suivirent la
bataille de la Marne. C'était
une commande encore modeste : vingt mille paires de brodequins du type
règlementaire, livrables au plus tard le 15 octobre. Il ne savait pas jusqu'à quel point son
usine de Limoges, pratiquement fermée depuis la mobilisation, était
capable de produire de pareils brodequins, ni en quelle quantité. Mais il était bien décidé
à ne pas se laisser arrêter dès le début par des considérations de cette
espèce. Il obtint une permission pour
se rendre à son usine. Il se convainquit sur place qu’au moyen d’un léger
accroissement d’outillage, et à condition de retrouver un peu de main d’œuvre
(les femmes restaient), la petite usine, équipée pour la chaussure fine,
réussirait à sortir cent paires de « grosses godasses » par jour, ce
qui donnerait environ trois mille paires au 15 octobre. Il en restait dix-sept
mille à trouver. Un autre aspect du problème était le prix de revient. Pour
enlever le marché, il avait fait une offre un peu au-dessous du tarif habituel.
Un petit calcul lui montra que chaque paire fabriquée à l’usine lui coûterait
un franc de plus qu’on ne la lui paierait. D’autre part il n’était pas
question, pour l’instant, d’agrandir les locaux, ne de se lancer dans de fortes
dépenses d’outillage. Lui-même n’avait pas d’argent ; et son adjudication
était trop petite pour appâter un commanditaire.
Il eut une seconde permission,
et s’en fut dans la Drôme. Il s’aboucha avec un fabricant local, qui accepta de
sous-traiter pour les dix-sept mille paires, en laissant à Haverkamp un
bénéfice de 1 fr 75 par paire.

Il n’avait pas fini de livrer
sa première commande qu’il en obtenait une autre, sérieuse cette fois :
cent mille paires à fournir en trois mois. Deux avantages vinrent compléter ce
beau succès : chaque paire lui était payée soixante centimes de
plus ; lui-même était mis en sursis d’appel pour assurer la marche de son
usine. Cette affaire lui laissa un
bénéfice net d’environ cent soixante mille francs.
L’année 1915 vit l’extension
progressive de cette activité. Haverkamp continua de chausser les armées de la
République. Il fournit encore, dans le courant de l’année, quatre cent mille
paires de brodequins. Comme il rencontrait les mêmes difficultés que ses
concurrents à se procurer du cuir en quantité suffisante, il obtint
l’autorisation d’utiliser des cuirs à tannage rapide (dont les poilus, mieux
placés que personne pour en faire l’épreuve, comparaient les propriétés à
celles du papier buvard). Il conserva néanmoins toute l’honnêteté commerciale
compatible avec cette époque de grandes tentations. Il refusa toujours de
remplacer – ce dont beaucoup de ses concurrents ne se privaient pas – les
semelles d’une seule pièce par des semelles faites de deux minces lames de cuir
renfermant tant bien que mal une couche de débris. On lui en sut gré ».
Nombreux furent les pieds gelés dans les tranchées, conduisant très souvent
à une amputation immédiate.
Dans quelle mesure les bonnes chaussures furent-elles récupérées par des
soldats mal chaussés sur des cadavres ? C’est impossible à dire. Dans son roman
« Le feu » Henri Barbusse décrit la scène suivante : « Poterloo marche depuis un mois dans des
bottes de fantassin allemand quasi neuves avec leurs fers à cheval aux talons.
Caron les lui a confiées lorsqu’il a été évacué pour son bras. Caron les avait
prises lui-même à un mitrailleur bavarois abattu près de la route des Pylônes.
J’entends encore Caron raconter l’affaire :
- Mon vieux, le frère Miroton,
il était là, le derrière dans un trou, plié ; i’zyeutait l’ciel, les jambes en
l’air. I’m’présentait ses pompes d’un air de dire qu’elles valaient l’coup. «
Ça colloche », que j’m’ai dit. Mais tu parles d’un business pour lui reprendre
ses ribouis : j’ai travaillé dessus, à tirer, à tourner, à secouer, pendant une
demi-heure, j’attige pas : avec ses pattes toutes raides, il ne m’aidait pas,
le client. Puis, finalement, à force d’être tirée, les jambes du maccab se sont
décollées aux genoux, son froc s’est déchiré, et le tout est venu, v’lan !
J’m’ai vu, tout d’un coup, avec une botte pleine dans chaque grappin. Il a
fallu vider les jambes et les pieds de d’dans.
- Tu vas fort !...
- Demande au cycliste Euterpe
si c’est pas vrai. J’te dis qu’il l’a fait avec moi, lui : on enfonçait notre
abatis dans la botte et on en retirait de l’os, des bouts de chaussette et des
morceaux de pied. Mais regarde si elles en valaient le coup !
… Et en attendant que Caron
revienne, Poterloo use à sa place les bottes que n’a pas usées le mitrailleur
bavarois ».
Le plus souvent les
soldats tués au combat étaient enterrés avec tous leurs effets, brodequins
compris. C’est ainsi que l’on a exhumé en 2002 un alignement de corps dans la tombe dite des
"Grimsby Chums" à Arras (Pas-de-Calais). Cette tombe regroupe vingt
soldats britanniques du 10e bataillon du Lincolnshire Regiment, formé d'hommes
originaires du port de Grimsby. Ils ont été enterrés avec le plus grand soin,
coude à coude dans la mort comme dans la vie, par leurs camarades au printemps
1917 au nord-est d'Arras.
(Photo
publiée dans l'ouvrage L'archéologie de la Grande Guerre, Y. Desfossés, A.
Jacques et G. Prilaux, coll. Fouilles et découvertes).
A suivre…
Chronologie générale de la 19ème
semaine (Source : Wikipédia et
e-chronologie) :
7 décembre :
Victoire serbe du général Putnik : les Austro-hongrois doivent se replier
vers Belgrade.
8 décembre :
Victoire navale anglaise contre les Allemands aux îles Falklands.
9 décembre :
L’Italie demande le sud-Tyrol à l’Autriche en échange de sa neutralité
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Avis permettant de reconnaître les traces des Allemands |