TÂCHES INGRATES, OBSCURES ET PÉRILLEUSES

52ème semaine

Du lundi 26 juillet au dimanche 1er août 1915

LES BRANCARDIERS

Fernand-Eugène Peyri, 
brancardier au 15ème escadron du Train,
Mort au Lingekopf le 28 juillet 1915


Fernand-Eugène Peyri, habitant d’Anduze de 29 ans, a été affecté lors de sa mobilisation au 15ème Escadron du Train des Equipages, 7ème Compagnie.

Le Train est l’arme qui organise et coordonne la logistique, le transport (matériel, munitions ravitaillement) et l’appui au mouvement (notamment la circulation routière) de l'Armée de terre française. A ce titre il hérite de mission extrêmement diverses. Pour sa part la 7ème compagnie se consacre au brancardage et au transport des blessés aux différents échelons de la chaîne des postes de secours, ambulances et hôpitaux.


En juillet 1915 elle est affectée au service des divisions qui attaquent en Alsace le massif du Linge, et à ce titre elle partage ses souffrances. Historique du régiment : « Dans cette zone tout le personnel de la compagnie et en particulier les détachements des Groupements de Brancardier Divisionnaires (GBD)  firent preuve d'un courage et d'un dévouement digne des plus grands éloges. Cantonnés à Fromereville, gradés et conducteurs soumis à un bombardement quotidien des plus violents durent assurer un service très dur. Chaque nuit les hommes du GBD avaient pour mission l'évacuation des morts et des blessés des postes de secours de la zone du Mort-Homme et de la côte 304. Tâche ingrate, obscure et périlleuse, les conducteurs de petites voitures pour blessés étaient obligés de se frayer un passage à travers des pistes émaillées de trous d'obus, sans lumière d'aucune sorte, n'ayant pour les encourager que le râle de moribonds coupé par l'éclatement des marmites ».

Les brancardiers en 14-18 étaient essentiellement des « dispensés du service en temps de paix ». Séminaristes, prêtres ou instituteurs, ils furent mobilisés pour constituer l'effectif des colonnes d'ambulances. Curieusement Fernand Peyri ne relevait d’aucun de ces états, car il était coiffeur, on ignore donc ce qui avait entraîné pour lui une telle affectation. Sans aucune formation militaire, ces jeunes gens se retrouvèrent subitement sous les armes et formèrent pendant les premiers mois de la guerre une troupe des plus étranges. En effet, peu d'officiers du Grand Quartier Général s'étaient souciés de ces « non-combattants » dont la présence « ne faisait pas gagner une guerre ». Ainsi par manque de prévoyance, on ne parvint même pas à les équiper tous d'un uniforme ! Le Dr Duwez (Max Deauville) décrit parfaitement dans son livre « Jusqu' à l'Yser » cette troupe disparate : « Un aumônier nous suit en soutane. Les brancardiers, dont plusieurs ont de larges capotes de soldats sont coiffés de bonnets de police ou de train, petites calottes à bande rouge ou bleue. Pour quelques-uns qui sont encore en civils, c'est la seule marque distinctive de leur état militaire. Ils ont une gourde pendue à une ficelle. Leur jaquette d'instituteur de village est presque verte, poudreuse, salie, couverte de débris de paille. Ils ne quittent pas un petit baluchon invraisemblable, sac de toile ou sacoche de commis-voyageur, raccommodé avec des cordes et des courroies ».

Se sentant lésés par rapport aux troupes combattantes et faisant fi de la hiérarchie militaire, les brancardiers ne cachèrent point leurs désappointements. L'inspecteur général du Service de Santé, le Dr Mélis dira d'ailleurs d'eux : « Ces rappelés étaient tous gens instruits. Mais leur manque de préparation militaire, l'idée que leurs aptitudes spéciales pouvaient être mieux utilisées, l'indépendance de leur caractère, tout cela faisait que ces hommes marchant par exemple en détachement, donnaient l'impression d'une troupe indisciplinée ». Ensuite, au cours de la guerre, s'apercevant d'autres mesures discriminatoires à leur égard comme l'absence de promotion ou l'extrême difficulté de bénéficier de distinctions honorifiques lorsque, dans une action d'éclat, l'un d'entre eux exposait sa vie pour chercher et secourir un blessé, de nombreux brancardiers demandèrent leur passage volontaire dans les rangs combattants.

Au début de la guerre le déficit en brancardiers fut évident, et il fallut trouver des solutions complémentaires comme celle d'employer dans les régiments les musiciens comme brancardiers. Au front, le personnel soignant se limitait souvent au médecin du régiment qui, avait à lui seul, la responsabilité de porter les premiers soins et de regrouper les blessés en vue de leur évacuation ultérieure par les brancardiers de la colonne d'ambulances. Dès les premiers combats, ces médecins furent évidemment surchargés et se débrouillèrent comme ils le purent.

La stabilisation du front entraîna une guerre de position. Celle-ci exigea cependant encore un courage à tout épreuve de la part des blessés et des brancardiers ; les premiers étant souvent contraints d'attendre de longues heures avant d'être secourus, les seconds se voyant souvent obligés de traverser des zones découvertes qui demeuraient dangereuses même la nuit. Dans un avant-poste isolé, il fallait attendre l'obscurité pour évacuer les blessés. Si les pansements et le garrot n'arrêtaient pas complètement les hémorragies, les blessés mourraient exsangues avant d'avoir pu être évacués. Les hommes du front acceptaient souvent avec fatalisme cette précarité des soins. Un témoin direct, le Dr Duwez nous a transmis à ce propos un témoignage émouvant : « Un homme à l'ouvrage dans un boyau est touché d'une balle en pleine poitrine. Il est traversé de part en part. Tombé assis dans un conduit ébauché, il est comme coincé entre les parois taillées à même dans le macadam. Pendant que j'essaie de le tirer par les épaules, un homme le pousse par les pieds. Mais le passage est trop étroit. Il n'y a qu'une chose à faire, l'aider à se relever et le conduire ainsi derrière la tranchée. Là il se couche sur un tas de paille, le tronc adossé à la paroi d'un abri. Une couverture est jetée sur lui. Le pansement est mis, puis une piqûre de morphine lui est administrée. Ainsi il devra attendre jusqu'au soir. C'est un homme des classes les plus anciennes. C'était la dernière fois qu'il devait venir aux tranchées, les gens de son âge étant versés dans les formations de l’arrière. C'est un gaillard épais, à face paysanne. Ses grosses mains sont jointes sur ses genoux. Pas une plainte ne sort de ses lèvres. Sa respiration est pénible. Le soir, quand les brancardiers viendront, ils le trouveront mort, étendu à la même place, la couverture ramenée sur la face ».

Mais les brancardiers n'ont pas que des tâches d'assistance médicale. Parce qu'ils sont souvent très scolarisés (instituteurs, séminaristes, jeunes prêtres), ils rendent d'éminents services à leurs compagnons d'infortune dont beaucoup sont illettrés. A certaines heures, le moral du soldat semble fléchir. Témoignage d’Emile Verhaeren, grand poète Belge, en 1916 : « Pour chasser le cafard, pour convaincre les pessimistes et les défaitistes, le brancardier organise des jeux, des concours, et publie le nom des vainqueurs; il veuille à se montrer lui-même constamment joyeux, allègre à la peine; il remplace à la corvée les hommes fatigués, porte leur fusil, leur sac; les poilus déclarent qu'il est « épatant », et leur confiance lui est acquise. Enfin, l'on ne pouvait oublier les illettrés. Les « cours » se donnaient le plus souvent sans livres, sans local, dans une prairie, dans un abri abandonné. Puis le professeur devenait secrétaire. Que de lettres écrites pour les poilus à la Reine, à leur famille, à leur marraine de guerre!
Les mois du cantonnement étaient longs; le service même des tranchées n'exigeait pas une égale tension dans tous les secteurs; la lecture était, pour beaucoup, le meilleur passe-temps. Mais il fallait des livres. Les brancardiers aidèrent les aumôniers à créer de nombreuses bibliothèques. Certains bataillons possédèrent jusqu'à 500 volumes dont il fallut assurer la circulation, l'entretien et le transport. Plus encore que les livres, les journaux faisaient la joie des soldats. Les brancardiers prenaient les abonnements et se chargeaient de la distribution. Chaque jour, et parfois au péril de leur vie, ils allaient jusqu'aux avant-postes porter aux sentinelles la feuille impatiemment désirée ».


Le Linge comme L'Hartmannswillerkopf furent tous les deux des champs de bataille résultant d'une conception tactique dite "manœuvre de débordement par les hauts", chère aux théoriciens du Haut Commandement des années 1914. Les maigres résultats acquis au Linge furent sans commune mesure avec les pertes subies : 10000 morts de juillet à octobre 1915, 17 bataillons de Chasseurs : jusqu'à 80% de pertes. L'on avait oublié le principe de Napoléon : "éviter le champ de bataille que l'ennemi a reconnu et fortifié".
                         
Dès janvier 1915, le Général Blazer commandant la 47ème division reçoit l'ordre d'envisager une action limitée sur Le Linge, pour se rendre maître des hauteurs en vue de descendre sur Munster.
Et le 19 février, les Allemands ont repris l'offensive et ont nettement progressé dans les hautes vallées des Vosges. Opérations décousues qui irritent le Général Joffre.
L'idée de l'occupation du haut lieu du Linge persiste.
Chacun s'accorde à penser que les retards accumulés par notre offensive se traduiront par la rencontre d'un front organisé qu'il faudra crever pour avancer.
L'hiver rigoureux persiste : neige, brouillard.
Dès le 8 avril 1915, l'état-major est mis au courant des renforcements considérables des organisations allemandes au Linge (blockhaus, tranchées, ouvrages divers). Tergiversations dans le camp français : le projet d'offensive subira de nombreuses modifications tant au point de vue de l'étendue de l'offensive qu'aux effectifs à y affecter.

Avant l'attaque du Linge, le 15 juin 1915, les 47ème et 66ème D.I. entament une offensive dont Metzeral est l'enjeu. En une semaine, les unités françaises progressent de 5 kilomètres. Le Général de Pouydraguin propose la poursuite des opérations par le fond de la vallée de Munster. Mais le Grand Quartier Général prescrit de stopper l'offensive dans la vallée : il tient à son projet de déborder par les hauts. Tout est donc arrêté dans la vallée.
Le 20 juin 1915, mis en éveil par les patrouilles, les Allemands bombardent les positions françaises, renforcent leurs propres tranchées et les défenses accessoires.
L'attaque du Linge est alors confiée à une nouvelle et jeune division, la 129ème D.I. du Général Nollet, composée de jeunes appelés de 20 ans.

Prévue successivement pour le 8 juillet, puis pour le 12 ou le 18, l'offensive est enfin fixée au 20 juillet 1915. A partir de cette date, les évènements se déroulent rapidement :
20 juillet : attaque de la 129ème D.I. : Linge-Schratmännele et Barrenkopf.
21 juillet : remise en ordre du côté français.
22 juillet : nouvelle attaque, insuccès : impréparation d'artillerie.
26 juillet : (brume, pluie, boue) nouvelle action limitée au Linge, méthodique feu roulant de l'artillerie, la crête est conquise au prix de lourdes pertes. Trois assauts de contre-attaques allemandes sont repoussés dans la nuit et jusqu'à midi du 27 juillet.
27 juillet : en début d'après-midi, assaut français sur le Schratzmännele et le Barrenkopf : demi-succès, puis échec.

La bataille du Linge aura fait en trois mois plus de 10.000 morts français. Elle vaudra à ce modeste sommet, jamais conquis, le surnom de « Tombeau des Chasseurs ».

Le Lingekopf en juillet 1915
Fernand-Eugène Peyri est mort le 28 juillet au Lingekopf, l’un des sites des combats les plus durs. Son attitude lui vaut une citation à l’ordre de l’Armée : « Ordre n° 53 du 3 Septembre 1915 de la VIIème Armée. A toujours fait preuve de courage et d'un grand esprit militaire ; s'est présenté comme volontaire pour accompagner deux médecins sur la ligne de feu ; a été tué en accomplissant sa mission ».


Avec cette citation, Fernand-Eugène Peyri reçut la Croix de guerre.

A suivre…


Le Drame du Linge
Par A. DURLEWANGER

20 juillet 1915. Des vagues d’assaut, des garçons de 20 ans, chargent à bout de souffle dans des pentes abruptes sous un bombardement infernal, sont criblées de balles dès qu’elles débouchent et viennent mourir, mitraillées à bout portant, devant d’infranchissables réseaux de barbelés et des blockhaus bétonnés, où les attendent les corps des cisailleurs tués :
C’EST LE LINGE !
Des monceaux de morts gisant mêlés aux blessés entre les lignes, frémissent sous le soleil de l’été 1915 : c’est la jeunesse de France, la classe 1915 des troupes d’élite de Chasseurs, grouillant de rats, de mouches bleus, d’asticots, soulevée par des rafales d’obus, frappée par les balles, dans une puanteur indescriptible :
C’EST LE LINGE !
Des chasseurs blessés, raidis par un gel polaire, se traînant sous la tempête de neige vosgienne vers de trop lointaines ambulances, succombant par dizaines dans les rigueurs de l’hiver :
C’EST LE LINGE !
4 août 1915.Un bombardement d’une violence inouïe commence ; les rafales de 74, 77, 105 arrivent sans discontinuer ; les 150 et 210 hachent les gros sapins ; sur la crête, sur un front de 200 m, les mines de 170 et 245 pleuvent à 600 par heure :
C’EST LE LINGE !
9 septembre 1915.Pluie de grenades et de liquides enflammés. Les sacs à terre du parapet et du parados des tranchées s’enflamment, surprenant les Chasseurs dans une ruelle de feu. Un dépôt de fusées éclairantes saute. Plus de la moitié d’une section est instantanément hors de combat :
C’EST LE LINGE !
18 septembre 1915. Jour de deuil ; un obus tue le Commandant Bouquet du 30eme B.C.A. Le commandant Julliard qui lui succède est tué le 12 octobre :
C’EST LE LINGE !
Des Chasseurs gazés, haletant dans les nappes toxiques qui embrument les pentes, les tranchées, les sapes et les vallons :
C’EST LE LINGE !
Des hommes englués dans la boue des boyaux, piétinant les corps méconnaissables des morts de la veille, accrochés aux barbelés, aveuglés par les gaz, brûlés aux lance-flammes, assommés par les obus, déchiquetés par les grenades, hachés par les mitrailleuses, tour à tour perdus dans le brouillard, tannés par le soleil ou mordus par les rigueurs de l’hiver vosgien, c’est le combattant du Linge, la jeunesse des 18, 19 et 20 ans de 1915, sur son calvaire.
Dix mille morts français