155ème semaine
Du lundi 16 au dimanche 22 juillet
1917
LA FRANC-MAÇONNERIE ET LA GUERRE (1/2)
Les rapports entre la Franc-maçonnerie
et l’univers militaire sont, pourrait-on dire, d’origine. Importée d’Ecosse par
les compagnons du roi Jacques II chassé de son pays, la Franc-maçonnerie est
sous l’ancien régime largement composée de loges militaire, une centaine en
1788. Là au moins la ségrégation sociale croissante est laissée de côté. Sous
la Révolution beaucoup de maçons émigrent, d’autres au contraire prennent part
aux grands mouvements nationaux.
Puis vient l’époque impériale.
Bonaparte pense à interdire la Franc-maçonnerie, mais devenu empereur il voit
bien l’intérêt qu’un tel mouvement pourrait apporter à ses armées. La plupart
de ses maréchaux sont alors francs-maçons, ainsi que la moitié des officiers de
ligne. Il y a là des motifs idéologiques (« Partez ! Propagez partout où les évènements de la guerre
commandent votre présence nos sublimes principes… ») ou plus triviaux
(« Lorsque nous devions rester
longtemps dans une garnison nous avions un grand moyen de passer gaiement la
vie. S’il existait une loge de francs-maçons nous nous y présentions en masse,
ou bien les officiers formaient une loge dont le colonel était le vénérable »).
Puis vient la Restauration, beaucoup plus méfiante. Jusqu’en 1845 où le vieux
maréchal Soult, lui-même ancien haut dignitaire du Grand Orient de France, émet
une circulaire faisant défense à tout militaire de se faire recevoir dans les
loges et réunions maçonniques.
A partir de ce moment, la Franc-maçonnerie
et l’armée vont suivre des orientations idéologiques inverses : l’Ordre
accentue son évolution vers la gauche, l’armée appuie toutes les manœuvres
réactionnaires et devient, par son recrutement aristocratique, un bastion du
conservatisme. A partir de 1880 le Grand Orient de France dénonce dans ses
congrès « les généraux de jésuitière », puis émet des résolutions
demandant une épuration de l’armée pour qu’elle reste garante de l’ordre
républicain. Et c’est dans ce climat de méfiance qu’éclate en 1905 l’affaire
des fiches.
C’est un républicain intransigeant,
anticatholique virulent. Il n’est pas franc-maçon, mais libre penseur. Désireux
de républicaniser l'armée en la laïcisant, il commence par demander aux Préfets
de lui signaler les officiers cléricaux et les officiers républicains, mais le
résultat n'est pas à la hauteur de ses attentes. C'est à partir de ce constat
qu'il décide de faire appel au Grand Orient de France. Il s’adresse donc à
Frédéric Desmons, ancien sénateur du Gard et président du conseil de l'Ordre,
dont l'obédience est à l'époque pleinement engagée dans la lutte pour la
séparation de l'Église et de l'État.
Dans le plus grand secret, y compris à
l’intérieur de l’Ordre, le Grand Maître Louis Lafferre, député radical, charge le
Grand Secrétaire Vadecard de trouver une personne sûre au sein de chaque Loge
et d'être le contact d'Henri Mollin pour la transmission des renseignements au
ministère de la guerre. Le capitaine Henri Mollin est franc-maçon et membre du
cabinet du général André. Dans la pratique, la direction du Conseil de l'Ordre
fait passer une circulaire aux vénérables de chaque loge pour leur demander de
rassembler à leur niveau le plus d'informations possible sur les officiers des
garnisons de leurs villes ou départements, sans leur dire à quoi vont servir
ces renseignements. Si de nombreux vénérables (généralement ceux des loges
bourgeoises modérées qui désapprouvent les excès de l’anticléricalisme) ne
donnent pas suite, ne voulant pas se compromettre dans une opération de « basse
politique », d'autres, surtout ceux des ateliers les plus politisés (radicaux
ou socialistes), se lancent avec enthousiasme dans l'opération.
Sur les fiches ainsi constituées, on pouvait
voir des mentions comme « VLM » pour «Va
à La Messe» ou « VLM AL » pour «Va à
La Messe Avec un Livre». Les fiches ne se contentent pas de rapporter
uniquement des faits, comme en témoignent les appellations de « clérical cléricalisant
», « cléricafard », « cléricanaille », « calotin pur-sang », « jésuitard
», « grand avaleur de bon Dieu », « vieille peau fermée à nos idées »,
« rallié à la République, n'en porte pas moins un nom à particule ». Les fiches
rapportent aussi la vie privée ou familiale des officiers, « suit les
processions en civil », « a assisté à la messe de première communion de sa
fille », « Membre de la Société Saint-Vincent-de-Paul », « A ses enfants dans
une jésuitière », « Reçoit La Croix chez lui », « A qualifié les maçons et les
républicains de canailles, de voleurs et de traîtres », « richissime », «
a une femme très fortunée », « Vit maritalement avec une femme arabe », « A
reçu la bénédiction du Pape à son mariage par télégramme ».
Les fiches sont d'abord centralisées
au secrétariat de la rue Cadet siège du Grand Orient, par le Grand Secrétaire
Vadecard, et son adjoint Jean-Baptiste Bidegain, puis transmises au capitaine
Henri Mollin. Celui-ci se sent d'autant moins coupable qu'il a eu connaissance
de l'existence, au moment de l'affaire Dreyfus, d'un réseau de surveillance
orchestré par les Augustins de l'Assomption. En effet, les assomptionnistes
avaient mis en place un système de fiches sur lesquelles les citoyens influents
se trouvaient affectés de coefficients B, D ou M, initiales de «bons », «douteux» ou « mauvais».
La collaboration Grand Orient-Ministère
est couronnée de succès puisque 20.000 fiches sont collectées. Les officiers
républicains si longtemps mis à l'index par leur hiérarchie rétrograde pourront
enfin recevoir une promotion méritée et si longtemps empêchée…
Mais, pris de scrupules, le Secrétaire
adjoint Bidegain prend soudain conscience de la bombe politique qu'il possède
entre les mains. Par l'intermédiaire d'un prêtre, il prend contact avec un
ancien officier d'Etat-Major, élu député nationaliste d'extrême droite, Jean
Guyot de Villeneuve, et lui vend un lot de fiches ainsi que l'intégralité des
lettres de demande de renseignements adressées au Grand Orient par le capitaine
Mollin.
Le député interpelle le gouvernement à
la Chambre le 28 octobre 1904. Le scandale est énorme à la Chambre, la presse
d'extrême droite se déchaine, et le gouvernement ne se sauve que de justesse en
affirmant avoir tout ignoré de ce système. Le 4 novembre, Jean de Villeneuve
revient à la charge, apportant la preuve matérielle de la responsabilité du
général Louis André. Convaincu de mensonge, le gouvernement est sauvé in extremis
par un incident de séance, un député nationaliste (Gabriel Syveton) allant
gifler sur le banc des ministres le général André, geste de violence qui
ressoude pour quelques heures la majorité. Le ministre de la guerre est
néanmoins contraint de démissionner quelques jours plus tard, rapidement suivi
par l’ensemble du gouvernement.
Gabriel Syveton est retrouvé mort,
mystérieusement asphyxié dans sa cheminée avec un journal sur la tête, la
veille du procès où il devait répondre de sa fameuse gifle. Les nationalistes crient
à l'assassinat mais l'enquête officielle conclut au suicide.
A l’intérieur de la gauche l’affaire entraîne des scissions : ironie de certains radicaux comme Clémenceau,
colère des républicains modérés comme les futurs présidents Raymond Poincaré,
Paul Deschanel ou Paul Doumer, qui démissionnera même quelque temps du Grand Orient.
Au Grand Orient de France on défend
les frères auteurs de fiches, victimes de la vindicte populaire. Des carrières
et des réputations sont brisées. Certains même se suicident.
L'affaire des fiches entamera
profondément le moral et la cohésion du corps militaire. Les officiers
considérés comme «réactionnaires et cléricaux», généralement issus de familles traditionalistes, ont été souvent écartés des
postes importants de l'armée, quelquefois au profit de carriéristes médiocres
issus des loges ou de la clientèle des partis de gauche. Certains
antirépublicains, comme Léon Daudet, ont cru pouvoir expliquer les premiers
succès de l'offensive allemande en 1914 par l'incompétence de ces officiers supérieurs
dont près de la moitié a été très vite limogée par Joffre pour incompétence.
L'Affaire des Fiches eut aussi des
retombées tardives. Le colonel Pétain, directeur de l'école de Saint-Cyr, crédité
de sympathies républicaines et dreyfusardes, fut approché pour collaborer au
fichage de ses subordonnés et étudiants, et peut-être aussi pour intégrer la
loge Alsace-Lorraine (tout un programme !), loge de prestige du Grand
Orient à laquelle ont appartenu des notables comme Jules Ferry ou le général Joffre.
Son refus brutal et assez méprisant fut sanctionné par une fiche négative
transmise par le Grand Orient au ministère de la guerre (« Inconnu, mais des renseignements nouveaux et
sérieux le donnent comme professant des idées nationalistes et cléricales
»). S’ensuivit une stagnation de sa carrière qu'il reprochera durablement à la
maçonnerie. S’il demanda ardemment dès août 1940, bien avant le statut des
juifs, l'interdiction de la Franc-maçonnerie, c'est parce qu'il avait toujours
pensé que son avancement avait été retardé à cause de sa fiche.
Par ailleurs, à l'occasion de cette
affaire, les capacités de la franc-maçonnerie à collecter et à organiser de
telles données ont surpris une partie de la société. Cette affaire nourrira
durablement le courant antimaçonnique Français. Toujours est-il qu’à la suite
de cette affaire la Franc-maçonnerie fait politiquement plutôt profil bas en
France, passant la main publique aux partis de gauche qui ont efficacement
repris ses thèmes majeurs sur le fond des vertus républicaines.
Le Grand Orient de France se retire alors
progressivement du jeu politique actif pour se recentrer sur des activités plus
philosophiques. En 1913, dans le gouvernement de Louis Barthou, il n’y a plus
que 5 maçons sur 16 ministres. En 1911, ils étaient encore 8 sur 17, ce
qui n’avait d’ailleurs pas empêché le
vote d’une loi étendant à 3 ans la durée du service militaire. Mais cette loi
passe mal dans le pays, et les Francs-maçons du Grand Orient (30.000 membres) la
remettent en cause lors de leur Convent de septembre 1913 par le vœu
suivant : « Le Convent du Grand
Orient de France, affirmant à nouveau les principes de fraternité humaine et de
paix universelle de la Franc-maçonnerie, flétrit les excitations chauvines,
d’où qu’elles viennent ».
Même position dans l’obédience rivale,
la Grande Loge de France (8.000 membres) qui réunit également son Convent en
septembre 1913 et adopte la résolution suivante : « Le Convent affirme son désir de contribuer
de tout son effort à l’établissement de relations de paix et de fraternité
entre les peuples.
Ayant
la claire perception de ce que la politique européenne est dominée par la
nature des rapports que la France et l’Allemagne entretiennent et que ces
rapports, troublés et indéfinis, ont mis en péril la paix de l’Europe,
déterminé des mesures militaires ruineuses et un état d’esprit général d’inquiétude,
de défiance et d’hostilité ; le Convent déplore avec force que les deux pays
n’aient fait ou n’aient pu faire les gestes nécessaires pour rendre leurs
rapports clairs, loyaux et cordiaux.
Le
Convent invite le Conseil fédéral à maintenir à l’ordre du jour des travaux de
la Grande Loge de France l’étude des moyens les plus favorables à hâter un
rapprochement entre les deux peuples et à le rendre définitif.
Il
en décide l’inscription, aux fins de vérifier les résultats obtenus, en tête de
l’ordre du jour du Convent de 1914 ».
Parallèlement un orateur soulève
l'enthousiasme de cinq cents convives rassemblés à La Haye à l'occasion de la 6ème
Manifestation maçonnique internationale, sa péroraison s'achevant en une
«Marseillaise » maçonnique enflammée :
« Aux
armes francs-maçons
Formons nos bataillons
Marchons, ça ira, marchons, ça ira
Que guerre à la guerre résonne de nos rayons ».
A suivre…