20ème
semaine
Du lundi
14 au dimanche 20 décembre 1914
LES FORETS
DE L’ARGONNE
Scipion
Broussoux, 261ème RI
Mort le 16
décembre à Abancourt (Meuse), tué à l’ennemi
LE BOIS DE
FORGES
Jules
Laune, 40ème RI
Mort le 20
décembre 1914, à Forges (Meuse), tué à l’ennemi
Dans la phase
initiale de la guerre, interrompue par le redressement français consécutif à la
bataille de la Marne, la forêt d’Argonne avait été négligée par les deux
adversaires. Cependant, avec la stabilisation du front, elle devient un enjeu
pour assurer la continuité des lignes. Allemands comme Français s’évertuent à
se chasser les uns les autres de l’Argonne de manière à protéger ou à améliorer
leurs voies de communication.
L'Argonne !
Le pays est
tourmenté, coupé de ravins profonds, hérissé de forêts propices aux embuscades
; pendant des mois, il subit la pluie, le froid et, par-dessus tout, l'odieuse
boue, gluante et tenace qui enveloppe le soldat d'une froide gaine et fait de
chaque relève une ascension au calvaire.
La division française
est commandée par le général Gouraud. Contre elle, les meilleures troupes du
Kronprinz, servies par un matériel puissant et perfectionné, multiplient les
assauts et s'acharnent à réaliser l'encerclement de Verdun.
Longue d'environ 60
kilomètres, sur une largeur moyenne de 12, la grande forêt d'Argonne se
composait de magnifiques arbres séculaires, chênes et hêtres surtout, sous la
haute futaie desquels s'abritaient un taillis touffu de pousses plus jeunes,
et, en certains endroits, un fourré très épais et presque impénétrable. Le sol
de cette forêt est d'une humidité caractéristique ; les sources y jaillissent
partout, jusqu'au sommet des crêtes, et le terrain d'une argile épaisse retient
prisonnières, sans aucune issue, les eaux qui ruissellent de toutes parts ;
aussi le moindre trou se change-t-il en puits de boue, la moindre dépression en
marécage. La plus petite piste, où le sol est tant soit peu frayé, devient vite
une ornière gluante. La vallée de la Biesme coupe la forêt à peu près du sud au
nord ; mais, à droite et à gauche de cette dépression, s'ouvrent des ravins à
pente raide, aux berges escarpées, créant de nouvelles difficultés aux
combattants et nécessitant, à travers les obstacles, des tranchées en zigzag,
au tracé particulièrement capricieux et compliqué."
Les opérations n'ont
commencé en Argonne qu’à la fin de Septembre 1914. L'arrêt de notre marche en
avant est suivi entre Meuse et Argonne d'une violente contre-offensive
allemande. Les 29 et 30 septembre, de violents efforts allemands échouent à la
Haute Chevauchée. La 9ème D.I. s'installe sur la cote 285 et commence pour
assurer ses arrières l'organisation du barrage : La Chalade, Maison Forestière,
Abancourt. Une série de petites actions heureuses lui permet, malgré une
violente réaction ennemie (27 octobre), de porter sa première ligne sur le
plateau de Bolante et, sur la Haute Chevauchée, à quelques 600 mètres, au sud
de la route du Four de Paris à Varenne. La Division fait quelques légers
progrès fin novembre et dans la première moitié de décembre. Mais à quel
prix !
Récit par le Capitaine
Vogel, du 120ème RI, de son passage en Argonne en novembre 1914 :
« Nous étions
si bien dans ce petit village de Florent à 10 kilomètres des lignes, au milieu
des bois que nous ne voulions plus songer à la guerre. L'écho d'une fusillade
plus nourrie, le grondement plus violent de la batterie en position à la
lisière du village nous rappelaient bien parfois au grand drame, mais sans oser
le dire nous aimions ces moments qui nous serraient le cœur. Les nôtres
attaquaient sans doute et c'était peut-être la Victoire ! - Là-bas c'était la
mort, ici c'était la vie !
Ce soir, Premier
Novembre, nous relèverons la 147ème Régiment d'Infanterie dans les bois de la
Gruerie. Le départ devant avoir lieu dans l'après-midi nous avions fait nos
préparatifs en silence et pris rapidement un modeste repas où chacun s'était
efforcé d'apporter sinon la gaieté, mais tout au moins de faire preuve du calme
le plus parfait, comme si la chose la plus naturelle du monde allait
s'accomplir.
La route que nous
devions suivre cheminait sous bois, ou dans des vallées abritées sur la plus
grande partie du trajet. Elle traversait cependant au milieu du parcours, le
plateau de la Placardelle complètement dénudé et visible des observatoires
ennemis. Le régiment se mit donc en marche vers quatre heures de l'après midi
afin d'atteindre et de traverser le plateau à la tombée de la nuit.
La sortie du bois et
la traversée du plateau se firent sans incidents, la colonne muette atteignit
enfin la Harazée et, gravissant péniblement la forte pente boisée au Nord du
village, fit son entrée dans le sinistre bois de la Gruerie. La marche déjà pénible
se ralentissait davantage, les arbres mal coupés lors de la création des pistes
et les troncs déchiquetés par les obus accrochaient les pieds des hommes qui
s'abattaient lourdement sur le sol boueux au milieu d'un bruit de ferraille
causé par la chute des gamelles et des armes. Cependant on avançait toujours.
Aux environs du
poste de Commandement du Colonel dans un repli de terrain au milieu d'une
clairière, un triste spectacle éclairé par la lueur de quelques mauvaises
lanternes et de quelques maigres feux de bivouacs apparut à nos yeux. Des
centaines de petites croix bien alignées semblaient se dresser sur notre
passage et étendre leurs bras pour nous dire de ne pas aller plus loin ; au
milieu d'elles une croix plus grande portait une immense couronne tricolore
apportée là sans doute dans le courant de la journée. Cette scène muette
n'était animée que par la marche lente de quelques soldats fantômes
transportant péniblement pour les aligner côte à côte dans une dernière
tranchée les précieux fardeaux rangés sur le bord de notre chemin.
La fusillade
augmentait d'intensité au fur et à mesure que nous approchions des lignes ; on
eut dit que les camarades sentant la délivrance par la relève prochaine
retrouvaient une vigueur nouvelle et cherchaient à venger leurs morts en
brûlant le reste de leurs cartouches. L'ennemi inquiet et méfiant ripostait
avec la même énergie et les balles sifflaient à nos oreilles en un miaulement
lugubre qui nous faisait instinctivement baisser la tête. Involontairement nous
marchions courbés vers la terre, en nous serrant davantage les uns contre les
autres, les mains crispées à la martingale de l'homme qui nous précédait dans
la colonne, et nous avions hâte de nous rapprocher du formidable enfer pour
entrer dans le boyau protecteur qui nous permettrait de relever la tête et de
respirer plus à l'aise. Personnellement une crainte stupide et qui peut-être ne
m'était pas particulière s'était emparée de tout mon être, ces balles aveugles
ne me faisaient pas peur, mais je frémissais en songeant que l'une d'elle dans
sa course folle pouvait m'atteindre à la tête. A cette pensée, je rapprochais
d'avantage de mon visage la couverture que je portais enroulées autour de mon
cou et, rassuré par cette illusoire protection, je suivis mes guides avec la
tête plus haute et une assurance plus grande.
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Dessin allemand des combats de l'Argonne |
Pressés en avant par
des hommes qui se rendaient vers l'arrière, pressés en arrière par la poussée
d'une centaine d'autres qui cherchaient à disparaître dans le trou protecteur,
tout mouvement nous devint bientôt impossible. Je cherchais en vain à refluer
la poussée descendante, je me heurtais à des masses inertes affalées au fond du
boyau que la menace seule obligeait à se relever pour me livrer passage.
Désespérant d'arriver par ce moyen jusqu'au poste de commandement du Capitaine
que je devais relever, j'attendis à mon tour le reflux de la vague qui nous
barrait le passage. Cet arrêt ne dura heureusement que quelques minutes qui
furent pour moi des minutes d'angoisse, car je ne pouvais m'empêcher de songer
sans effroi, à la faible influence que j'exerçais sur ma troupe et au peu
d'autorité que j'aurais sur elle dans le cas d'une attaque ennemie. Rappelés
sans doute par leur commandant de compagnie impatient de voir l'arrivée de la
relève, les hommes qui nous arrêtaient se retirèrent et nous pûmes ainsi
continuer notre marche silencieuse.
Quelques instants
après j'arrivais au poste de commandement. Cinq ou six hommes accroupis dans
une caverne de trois mètres de large avaient déjà fait leurs préparatifs de
départ et en dépit de la fatigue qui tirait les traits de leurs visages on
apercevait dans leurs yeux des étincelles de joie. Ces condamnés, en nous
voyant, revenaient à la vie. Vers onze heures du soir la relève était terminée.
Quelques hommes glissant furtivement le long des boyaux, le frôlement des sacs
contre les parois abruptes de la terre humide, une poignée de main du Capitaine
qui partit à son tour comme une ombre et ce fut tout. J'étais désormais seul
responsable de la garde de ce coin de France où veillaient les cent cinquante
braves que je commandais.
Le reste de la nuit
se passa en alertes continuelles. Un coup de fusil partant d'un coin du front
déchaînait sur toute la ligne une fusillade d'enfer à laquelle s'ajoutaient les
éclatements déchirants des obus. Au cours de ces rafales des balles nombreuses
arrêtées brusquement dans leur course par la toiture qui recouvrait le poste de
commandement faisaient tomber sur nous une pluie de terre ininterrompue, et
lorsqu'un obus s'abattait à quelques mètres de là une sorte de tremblement
agitait les parois du gourbi qui menaçait de s'effondrer sur nous.
Enfin les premières
lueurs du jour apparurent. J'attendais ce moment avec impatience fébrile afin
de pouvoir faire utilement la reconnaissance du secteur affecté à ma Compagnie.
Je partis donc vers la tranchée de première ligne distante d'environ cinquante
mètres du poste que j'occupais. Parcourant successivement le front de mes
sections, je trouvais tous mes gradés et mes hommes à leurs postes de combat et
je ressentais une poignante émotion en passant au milieu de ces braves qui me
témoignaient la plus grande sollicitude.
- "Attention,
mon Capitaine, me disait l'un, baissez-vous pour passer par là"
- "Ne regardez
pas par ce créneau, il est repéré et j'ai failli m'y faire tuer."
Sur toute la ligne,
je trouvais le même dévouement, le même esprit de sacrifice, et j'admirais ces
hommes qui restaient stoïquement dans la boue jusqu'aux genoux, avec une
couverture ou un terrier pour abri, ayant à une vingtaine de mètres devant eux
un ennemi puissamment outillé et armé.
Je ne sais s'il
était vrai, comme le disaient les communiqués, qu'en certains points de
l'Argonne "nous progressions à la mine et à la sape" ou que
"nous y menions la lutte habituelle de grenades" mais si j'avais été
chargé de rédiger le communiqué du front modeste de 300 mètres que j'occupais
et au delà duquel je ne connaissais rien, j'aurais été très fier d'écrire ces
mots: " Nous sommes à 20 mètres de l'ennemi, devant nous cinq ou six mitrailleuses
frappent d'une balle à la tête les hommes qui montent la garde aux créneaux, un
canon revolver détruit les parapets de nos tranchées que nous ne pouvons
reconstruire, l'ennemi s'approche à la sape et nous lance à profusion des
grenades et des bombes. Nous n'avons pour lui répondre que quelques grenades
d'un modèle antique, une dizaine de pétards et nos fusils, malgré tout nous
veillons aux créneaux et nous tenons toujours."
Pendant les quelques
jours en effet que ma Compagnie tint ce secteur, pas un pouce de terrain ne fut
abandonné à l'ennemi, et les deux lignes de tranchées dont nous avions la garde
furent entièrement maintenues. Il en pleuvait cependant de la mitraille sur ces
trois cents mètres de terre d'Argonne et il se répétait souvent ce simple
compte-rendu de mes chefs de section: "encore un de mes hommes tué d'une
balle à la tête, les parapets s'éboulent ; si nous ne recevons pas de sacs à
terre nous ne pourrons plus tenir." - Les sacs à terre n'arrivaient pas et
nous tenions toujours.
Parfois au petit
jour, en même temps que le ravitaillement en cartouches, je recevais une
dizaine de pétards que je mettais aussitôt à la disposition de mes grenadiers
improvisés, et c'était pour ces hommes choisis parmi les plus braves une
véritable récompense que la distribution de ces engins destinés à remplacer les
grenades absentes dans nos rangs. Leurs yeux pétillaient, un bon sourire
illuminait leurs visages, on eut dit qu'un armement nouveau et terrible à la
fois était mis entre leurs mains et qu'ils n'avaient plus rien à craindre de la
formidable machine à tuer qu'ils avaient devant eux. Il fallait voir avec
quelle minutie ces hommes accouplaient leurs pétards sur un morceau de bois,
les entouraient de fil de fer barbelé, les hérissaient de clous et introduisaient
la mèche destinée à l'allumage. Ce travail nécessitait un calme relatif et
s'exécutait sous mes yeux au poste de commandement. Lorsqu'il était terminé,
les grenadiers repartaient rapidement vers la tranchée, heureux de donner à
leurs camarades le beau spectacle du lancement d'une "chaussette à
clous" car c'est ainsi qu'ils avaient baptisé cet engin pour lequel ils
avaient une véritable vénération. Là un grand conseil composé des hommes et des
Chefs se réunissait et discutait et comme j'y étais convié lorsque l'opération
en valait la peine je puis affirmer qu'un Etat-major avant l'attaque ne pouvait
apporter plus de science et de méthode dans sa préparation que ces hommes n'en
apportaient dans le choix du point de lancement et du point d'arrivée de la
fameuse "chaussette à clous". La décision prise, le grenadier
allumait tranquillement la mèche, puis d'un geste vif s'élançant souvent hors
de la tranchée ou du boyau protecteur, il envoyait à ceux d'en face sa machine
infernale. Au bruit de l'explosion succédaient parfois des cris de douleur
auxquels les nôtre répondaient par des cris de joie et la fusillade achevait ce
véritable concert de démons.
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Un "pétard" bricolé dans les tranchées |
La lutte avait
chaque jour le même aspect et chaque jour de nouveaux morts portés vers le
cimetière allaient grossir les rangs déjà nombreux, hélas, de ceux qui
reposaient aux pieds des petites croix de bois. Oh ! L’horrible spectacle que
l'enlèvement des morts ! - ces corps sans âme, la plupart du temps affreusement
mutilés demeuraient tout le jour délaissés sur un parapet ou dans un repli bien
isolé de la tranchée, car dans ce coin de l'Argonne, les morts étaient une gêne
pour les vivants et la nuit permettait seule aux brancardiers d'accomplir leur
courageuse et sinistre besogne.
Chaque soir deux
hommes semblables à des ombres se glissaient silencieusement jusqu'au poste de
commandement ; sur leur capotes boueuses on distinguait à peine leurs brassards
à croix rouge qui était leur seule arme et souvent leur seule gloire. Guidés
par les agents de liaison, ils sortaient comme ils étaient venus, tristes et
muets à la recherche de leurs précieux fardeaux. Songez que ces hommes avaient
deux cent mètres de boyaux boueux et étroits à parcourir, que ces boyaux
étaient d'une sinuosité telle que le brancard ne pouvait y pénétrer. Imaginez
également ces hommes en présence d'un cadavre raidi pendant une longue journée
d'attente et qu'une blessure affreuse rend plus épouvantable à voir vous
pourrez ainsi vous faire une idée de l'horrible et courageuse besogne qu'ils devaient
accomplir. L'un d'eux s'accroupissait, fixait solidement ses ongles et ses
mains dans la capote du mort à hauteur des épaules et aidé par son camarade,
chargeait le cadavre sur son dos. Le triste cortège se mettait en marche ; le
corps rigide se heurtait aux parois du boyau et sa tête sanglante s'appuyait
sur celle du brancardier qu'elle arrosait de sang. Les deux hommes faisaient
ainsi quelques mètres et s'arrêtaient, ils se remplaçaient dans leur pieuse et
triste corvée, et tour à tour, traînant ou poussant leur malheureux compagnon
d'armes d'hier ils arrivaient à la sortie du boyau où ils pouvaient enfin se
servir utilement de leur brancard. Ce pénible calvaire ne s'arrêtait qu'au
cimetière, il n'était pas rare hélas qu'il se reproduisit plusieurs fois dans
la même soirée.
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Autre dessin allemand des combats de l'Argonne |
Ainsi pendant six
jours se succédèrent les heures d'angoisse et les scènes tragiques.
Dans la matinée du
sixième jour, des bruits de relève apportés par les cuisiniers et les hommes de
corvées commencèrent à circuler. Nous n'osions pas croire en cette nouvelle,
tant nous avions peur de ne pas en voir la réalisation, et cependant nous ne pouvions
nous empêcher d'interroger avidement tout soldat qui revenait de l'arrière, si
modeste qu'ait été son emploi dans le voisinage de nos chefs. Nous cherchions à
nous persuader nous-mêmes d'une idée à laquelle nous nous attachions
intérieurement tout en la démentant dans nos conversations. Cette idée avait
pour unique sujet cette relève si impatiemment attendue. Enfin dans
l'après-midi un agent de liaison, venu du poste de commandement du chef de
Bataillon pour apporter les ordres, nous lança joyeusement ces mots en entrant
dans le gourbi: "Çà y est, mon Capitaine, nous sommes relevés cette
nuit." - Cette fois le "fameux rapport des cuisines" était
exact. La bonne nouvelle se répandit aussitôt dans la tranchée comme une
traînée de poudre et je crois inutile d'ajouter que les préparatifs de départ
furent terminés longtemps avant l'arrivée de ceux que nous attendions avec tant
d'impatience.
Dans le courant de
la nuit la Compagnie chargée de la relève apparut. Une heure après, nous
prenions le chemin du retour vers nos anciens cantonnements et toujours en
silence, nous nous hâtions de quitter ce lieu maudit que d'autres allaient
avoir la pénible tâche de défendre. Après la traversée du cimetière l'espoir
revint dans tous les cœurs et des chuchotements commencèrent dans les rangs.
Entre la Harazée et la Placardelle, en arrivant à hauteur de la batterie de 75
en position à proximité du chemin, les causeries à haute voix et les rire
reparurent. Après la traversée du plateau et le salut au passage de quelques obus
sans effet, le Régiment pénétra dans le bois et la joie de vivre se traduisit
aussitôt par la lueur de centaines de petites flammes joyeuses allumant les
pipes et les cigarettes jusqu'alors interdites. En entrant dans Florent, toutes
les misères passées étaient oubliées.
A la guerre, hélas,
demain c'est toujours le mystère ! Dans la matinée du lendemain en effet, nous
reçûmes l'ordre de nous tenir prêts pour le départ. Pourquoi ce changement
soudain ? Et les bruits les plus extraordinaires coururent à ce sujet, semant
parmi les soldats l'angoisse en même temps que le découragement. Ne disait-on
pas que le Président de la République devait venir à Florent et que nous étions
trop boueux et trop sales pour le recevoir ! Racontars de cuisiniers sans
doute, mais il n'était pas moins vrai que l'occupation du nouveau cantonnement
souvent marmité, n'était plus le repos désiré et que cet ordre produisit sur le
moral du régiment un effet désastreux.
Les quelques obus
qui tombèrent pendant la nuit n'occasionnèrent aucune perte en hommes, il fut
cependant décidé que le Régiment ne pourrait rester de jour dans le village et
qu'il se rendrait dans la matinée à deux kilomètres de là, dans le ravin
profond du Rondchamps où ils construiraient des abris. En outre deux compagnies
seraient chaque jour désignées pour tenir les tranchées de deuxième position
placées en lisière des bois à l'entrée du Plateau de la Placardelle.
Au cours de ces
déplacements, je ne devais plus songer à la visite de mon oncle qui ne pouvait
s'aventurer au hasard aussi loin de son cantonnement, et j'avais perdu l'espoir
de procurer à mes hommes le moindre supplément à leur nourriture habituelle.
Grande fut ma surprise en rentrant à la Placardelle lorsque mon cycliste
m'apprit qu'un gradé du train des Équipages avait pu pénétrer jusqu'au village
avec une voiture et y apporter pour ma Compagnie un mouton tout entier.
Imaginez-vous la joie des escouades en recevant les distributions. Les
"cuistots" allaient enfin pouvoir montrer leurs talents culinaires qui
depuis trois mois ne s'exerçaient que sur du bœuf ou des conserves et ils
regardaient avec attendrissement les beaux morceaux de mouton qui
s'accommoderaient si bien avec le plat traditionnel de haricots. La perspective
du bon repas du soir mit aussitôt toute la Compagnie en gaieté et il n'en fallu
pas davantage pour faire oublier que le cantonnement était affreux et sale,
qu'il n'y avait pas de paille dans les greniers ouverts à tous les vents et que
demain c'était à nouveau les misères et les horreurs de la tranchée dans les
Bois de la Gruerie.
Vers quatre heures
de l'après-midi, le Colonel fit venir à son bureau, installé dans la Mairie du
village, les Chefs de Bataillons et les Commandants de Compagnies. Peu de temps
avant l'heure fixée en arrivant sur la petite place, je trouvais déjà plusieurs
de mes camarades lancés dans une conversation qui me paraissait donner à leurs
visages un air grave et anxieux à la fois. Prenant place dans le cercle, j’appris
aussitôt que les Boches venaient de prononcer plusieurs attaques sur le
saillant de Bagatelle, situé sur la droite du front occupé habituellement par
le Régiment, et une Compagnie du 147ème y avait été en partie anéantie. Les
Officiers qui commentaient cet événement se préoccupaient déjà de la relève prochaine
et cherchaient à deviner avant l'apparition des ordres, sur quelle Compagnie du
Régiment tomberait la lourde tâche d'assumer la défense du fameux saillant.
Pour ma part, j'écoutais attentivement cette discussion sans émettre mon avis,
car mon Bataillon avait occupé pendant le dernier séjour toute la partie droite
du secteur affecté au Régiment et si la relève s'opérait dans les conditions
habituelles il était certain que nous occuperions le lendemain la partie gauche
qui était de l'avis de tous, la position des lignes la moins agitée et la moins
meurtrière.
C'est peut-être un
honneur à la guerre que d'occuper un endroit dangereux et je ne sais s'il en
est qui briguent cet honneur, j'avoue très humblement que pour mes hommes et
pour moi, je préférais ne point être à l'honneur.
Enfin, le Colonel
nous fit entrer. Ce Chef que je connaissais depuis trois ans et qui depuis deux
mois avait quitté le Commandement d'un Bataillon de Chasseurs pour prendre
celui du régiment où il m'avait nommé Capitaine était connu de tous pour sa
grande énergie. Il m'apparut dès l'entrée plus préoccupé qu'à l'habitude. J'eus
aussitôt le sentiment que dans cette réunion un orage était suspendu au-dessus
de nos têtes, et que les décisions les plus graves allaient être prises dans
quelques instants. D'un geste le Colonel nous fit asseoir et prenant aussitôt
la parole "Messieurs, nous dit-il, vous n'ignorez pas que de violents
combats, d'où sortiront les décisions de la guerre, se livrent actuellement
dans le Nord de la France. On nous demande, ici, de tenir jusqu'au bout si dure
que soit notre tâche. Je vous ai donc réunis non seulement pour vous donner des
ordres en vue de la relève de demain, mais encore pour étudier avec vous les
moyens à employer pour nous défendre et surtout ceux qui nous permettront de
contre-attaquer ou d'attaquer au besoin pour remplir plus sûrement la tâche
glorieuse qui nous est confiée. Je vais donc donner la parole à chacun de vous
et nous prendrons pour chaque unité les décisions nécessaires au succès de la
mission du Régiment."
Le premier Capitaine
interrogé était un homme froid et calme, aux décisions mûrement réfléchies, non
seulement courageux dans ses actes, mais également courageux dans ses opinions.
Il répondit aussitôt : "Mon Colonel, ce que vous me demandez est
impossible à l'heure actuelle ; sur la ligne que nous occupons, nous sommes à
certains endroits nez à nez avec l'ennemi, qui dispose contre nous des moyens
d'attaque les plus perfectionnés. Nous n'avons pas de grenades et il ne reste plus
au Régiment que deux mitrailleuses qui seront détruites et enlevées, comme les
autres si nous les mettons en batterie. Chaque jour, sans combattre, nos pertes
sont énormes et l'ennemi pénètre peu à peu dans nos lignes ; le seul moyen à
employer pour remplir notre mission est de gagner du temps et de l'espace en
occupant la deuxième ligne organisée par le Génie à 200 mètres de la première.
Là seulement nous pourrons sinon attaquer, mais du moins nous défendre."
A ces mots, le
Colonel fronça les sourcils et s'adressant à tous, il dit d'une voix dure :
"Est-ce là ce que tous, vous allez me proposer ?". Un silence de mort
fit suite à ces paroles. Le Capitaine avait en effet exprimé la pensée de tout
un régiment.
Frappant d'un
violent coup de poing la table sur laquelle s'étalaient les cartes du sinistre
enfer de la Gruerie, le Colonel poursuivit sur un ton de violente colère:
"A l'heure où je vous demande de résister en attaquant au besoin, vous me
parlez de reculer. Eh bien ! Vous vous ferez tuer sur place, mais je vous donne
l'ordre de rester sur la première ligne." Il répartit ensuite le secteur
entre les Compagnies puis se tournant vers moi, il ajouta simplement: "La
sixième Compagnie occupera demain le saillant de Bagatelle." Je reçus ce
coup inattendu en pleine poitrine et je dus faire effort pour ne point pâlir en
présence de mes camarades. Puis, rassurant ma voix, je répondis sans
forfanterie mais aussi sans faiblesse en regardant mon Chef : "Bien, mon
Colonel."
La réunion était
terminée et les Officiers s'en allaient en discutant à voix plus ferme et plus
rassurée: la foudre n'était point tombée sur eux. Pour ma part, j'avais hâte de
me retrouver parmi mes hommes, et si j'acceptais d'être à l'honneur, puisque
l'honneur consiste souvent à rester là où est le devoir, je me demandais avec
anxiété en me dirigeant vers le cantonnement de ma Compagnie comment serait
accueillie la nouvelle que j'apportais. Arrivant à la fin du repas du soir, je
trouvais partout des visages radieux, le plat de mouton aux haricots avait été
apprécié comme il convenait et il avait à lui seul fait plus d'effet que la
meilleure théorie morale sur le devoir et le patriotisme. Le moment était donc
propice à la divulgation du terrible secret qui m'oppressait. En peu de mots,
je mis mes braves au courant de la situation et de la mission difficile qui
allait être confiée à la Compagnie et je terminai en faisant appel au bon
esprit de tous.
La consternation se
répandit aussitôt dans les rangs et, chose curieuse, les plus braves se mirent
à protester. "Ce n'est pas notre tour." disaient les uns, "Ce
sont toujours les mêmes qui se font casser la gueule" disaient les autres
et les commentaires allaient leur train semant partout la lassitude et le
découragement. Je dus faire appel à tous les nobles sentiments contenus dans le
cœur de ces hommes qui étaient l'âme de la Compagnie pour les ramener à la
raison et j'eus enfin la joie d'entendre ces mots qui furent bientôt dans
toutes les bouches "On ira, mon Capitaine, mais c'est parce que c'est vous."
Le sacrifice du lendemain était consenti.
La relève s'opéra
dans des conditions extrêmement pénibles. Dans la nuit les guides ne
retrouvaient plus l'entrée du boyau et s'égaraient dans le labyrinthe des
entonnoirs que séparaient des arbres déchiquetés. Sous les rafales nombreuses,
nous étions obligés de nous aplatir sur le sol pour bondir à nouveau quand les
balles devenaient plus rares, et nous allions ainsi, de trou en trou,
cramponnés les uns aux autres, vers l'inconnu et vers la mort. Soudain, du fond
d'une excavation, une faible lueur apparut. Approchant avec précaution,
j'entendis des vois amies qui sortaient de ce tombeau. Glissant le long des
parois du boyau, courbant le corps plus qu'à demi, je fis mon entrée dans cet
antre. J'étais au poste de Commandement. Accroupis ou assis dans ce gourbi qui
ne permettait pas de redresser la tête, les quelques soldats qui se trouvaient
là bougèrent à peine en me voyant apparaître. On eut dit qu'après tant de
souffrances, rien ne pouvait les émouvoir. Au milieu d'eux, un homme à la barbe
hirsute, aux yeux caves, qui me fit l'effet d'un vieillard était assis
nonchalamment sur une maigre botte de paille. Il tenait dans ses mains noires
et boueuses un morceau de pain qu'il portait négligemment à la bouche après
l'avoir recouvert d'une couche de pâté qu'il extrayait avec son couteau d'une
boîte de conserves placée sur ses genoux. Sans interrompre son repas cet homme
me dit d'une voix triste et grave: "Comment c'est toi ! Ah ! Mon pauvre
vieux !". A ces mots je tressaillis et je reconnus l'homme. Ce vieillard
était un de mes amis et il avait trente ans.
Les agents de
liaison étaient sortis du gourbi pour diriger mes sections sur leurs
emplacements, je m'assis sur la botte de paille à côté de mon camarade.
"Pas de veine, mon pauvre vieux reprit-il et encore, pourvu que tu t'en
tires comme moi ! Quelles consignes veux-tu que je te passe. En certains
endroits toute la tranchée de première ligne est aux mains des Boches et nous
avons dû nous barricader dans les boyaux ; dans d'autres, mes hommes sont dans
des trous individuels qu'ils ont creusés en hâte. Le poste de Commandement que
j'occupais hier s'est effondré et nous sommes ici à vingt mètres de l'ennemi,
complètement à droite du secteur de la Compagnie. Je ne crois pas à une attaque
de nuit en raison de l'enchevêtrement des lignes, mais pendant le jour fais
attention, et si tu as des hommes en nombre suffisant, creuse de suite une
deuxième tranchée, car en arrière, il n'y a plus rien."
Après un moment de silence,
il reprit: "Combien as-tu d'hommes avec toi ?" - "Cent-vingt lui
répondis-je." - "Cent-vingt, mais malheureux tu ne pourras pas tenir
; j'ai reçu deux renforts et j'ai deux cent cinquante hommes qui tiennent
péniblement. Toute la Compagnie peut à peine suffire pour occuper le front. Si
tu n'as pas de réserves pour contre-attaquer, et des hommes disponibles pour
creuser en hâte, tu es perdu." Chacune de ses paroles augmentait mon
angoisse, mais que faire ! - Avant de rendre compte il fallait voir et pour
cela il fallait attendre l'arrivée du jour. D'ailleurs un à un les agents de
liaison rentraient, les hommes du 147ème sentant l'arrivée de leurs remplaçants
s'étaient relevés d'eux-mêmes, leur courage était à bout et ils fuyaient sans
attendre les ordres de leurs chefs.
En vain mes gradés
revenaient éperdus au poste de Commandement, rien ne pouvait arrêter cette
fuite silencieuse dans la nuit. A peine un quart d'heure après notre passage au
poste de Commandement, ma Compagnie se trouvait seule pour défendre ce coin
maudit. Mon ami me serra la main en me regardant tristement et je compris à ce
simple geste que la seule consigne de ce secteur était la suivante: "ici,
le Capitaine n'est que le meilleur soldat de sa Compagnie." - "Bonne
chance.", me dit-il et aussitôt qu'il eut franchi l'entrée du gourbi, il
disparut dans la nuit. La relève était terminée.
Jusqu'au jour,
l'activité ne se manifesta que par une fusillade continuelle. Postés dans les
trous, souvent sans liaison entre eux, tous mes hommes veillaient et se
donnaient du courage en créant devant eux au moindre bruit une zone de mort à
laquelle l'ennemi ne répondait que par le tir intermittent de ses
mitrailleuses. Étendu sur la paille, mon revolver chargé à mes côtés, je
sommeillais auprès de mes agents de liaison. L'un d'eux, la baïonnette au bout
du fusil, montait silencieusement la garde à l'entrée du gourbi et arrêtait
impitoyablement tout ce qui s'approchait du trou, dans un demi-sommeil,
j'entendais tout ce qui se disait à cette porte et chaque fois les mêmes mots
se répétaient: "Pas si fort, le Capitaine dort." - et j'étais ému
jusqu'aux larmes en pensant qu'au milieu de ce vacarme infernal les quatre
enfants qui étaient là, veillaient sur mon sommeil et se tenaient prêts à me
faire un rempart de leurs corps. La nuit s'acheva sans incident.
Aussitôt le lever du
jour, j'entrepris la reconnaissance de mon secteur. Dans la boue jusqu'aux
genoux, m'accrochant aux racines des arbres, je mis un temps infini pour
parcourir le dédale inextricable des boyaux occupés par la droite de ma
Compagnie. Partout la lutte y présentait le même aspect. On se fusillait à bout
portant par-dessus des barricades de fagots ou de sacs à terre, et dans ce
combat sans merci nos fusils donnaient seuls la réplique aux mitrailleuses et
aux torpilles allemandes. A midi, j'avais à peine reconnu la moitié du secteur,
mais j'avais pu me rendre compte de la nécessité de renforts immédiats dont je
demandais l'envoi d'extrême urgence. Malgré tous mes efforts, je ne pus
parcourir dans l'après-midi toute la gauche de mon secteur qui s'étendait sur
un front disproportionné à mon effectif, et lorsque le soir arriva, malgré mes
demandes réitérées, je n'avais pas obtenu l'envoi des renforts dont j'avais
besoin pour maintenir le contact avec la Compagnie voisine.
Successivement, je
lançais mes agents de liaison vers le poste de commandement du Chef de
Bataillon et vers celui du Colonel pour leur faire part de mes craintes. Oh ! Les
braves, que ces petits agents de liaison de 1914. Lorsque j'appelais l'un
d'entre eux pour transmettre un pli vers l'arrière, il se levait sans mot dire,
me regardait tristement, puis ajustant son équipement pour se donner une
dernière minute de répit et rassembler tout son courage, il sortait du gourbi.
A quelques pas de là le boyau battu par les balles débouchait dans la forêt ;
avant d'en sortir, l'homme jetait un regard devant lui pour chercher l'arbre ou
le trou protecteur qui allait lui servir de nouvel abri, puis se ramassant sur
lui-même il bondissait comme un chat vers le relais qu'il avait choisi. D'abri
en abri, la course continuait ainsi. De l'entrée du poste de commandement,
anxieux, je suivais ce départ en retenant mon souffle et je ne me sentais à
l'aise qu'après avoir vu mon agent de liaison disparaître dans les profondeurs
de la forêt. Au retour, l'homme épuisé, boueux, le front ruisselant de sueur
s'abattait dans l'abri comme une loque, puis heureux de vivre encore et fier du
devoir accompli, il me tendait en souriant le morceau de papier pour lequel il
venait de braver la mort. Invariablement hélas, la réponse contenait cette
phrase sinistre: "Je ne puis vous envoyer de renforts actuellement, mais
coûte que coûte, il faut tenir."
Vers neuf heures, la
lettre suivante me parvenait du poste de Commandement du colonel : "Vous
allez recevoir comme renforts, deux sections d'Infanterie Coloniale avec un
Sous-lieutenant et un Capitaine. Bien que ce Capitaine soit d'une ancienneté
supérieure à la vôtre, vous disposerez de lui comme vous l'entendrez et vous conserverez
le commandement du secteur." Pourquoi des Coloniaux ? Pourquoi ce
Capitaine ? Et ces deux pensées me revenaient sans cesse à l'esprit. Enfin ! Je
vis arriver le renfort attendu. De suite, je dirigeais un de ces sections vers
la gauche de mon secteur en la mettant à la disposition d'un de mes Officiers,
et je gardais l'autre en réserve dans un boyau à proximité du poste de
commandement.
Cette opération
allait être terminée, quand le Capitaine qui m'était annoncé fit son entrée
dans mon abri. Ce nouveau camarade me fit au premier aspect la meilleure
impression et je me sentis plus à l'aise pour lui communiquer la lettre dont le
contenu m'avait tant intrigué. "Savez-vous, lui dis-je en sortant cette
lettre de ma poche, que j'ai été averti de votre arrivée." - "Oui, me
répondit-il aussitôt en souriant, et je sais ce que peut contenir ce papier.
Notre régiment n'a pas eu de chance dans le secteur qu'il tenait à votre
gauche, nous venons d'être relevés et le Général s'adressant aux Officiers a
prononcé ces simples mots : "Messieurs je vais vous envoyer dans un
endroit où vous apprendrez à vous battre ». Cela suffit, je crois, pour
vous expliquer notre présence ici, mais soyez persuadé que je me mets à votre
disposition, et que s'il le faut je saurai mourir à vos côtés." - Il n'en
fallait pas davantage. La glace était rompue et la connaissance était faite.
Rapidement je mis
mon camarade au courant de la situation. Je lui faisais part de mes craintes,
concernant la gauche de ma Compagnie sur laquelle le bombardement augmentait
d'intensité, quand tout à coup, deux hommes débouchant du bois s'abattirent
dans le poste de commandement. Ces deux hommes risquant cent fois la mort
venaient de dérouler sous les balles et les obus un téléphone de campagne.
Quelques instants après, j'étais relié directement au poste du Colonel.
Vers midi le
bombardement s'arrêta, un silence de mort lui succéda. Que se passait-il ?
Était-ce une trêve ? Etait-ce au contraire le déclenchement de l'attaque ?
Anxieux, le cœur battant à rompre, j'attendais en vain des renseignements. Tout
à coup, un homme affolé, les yeux hagards, entra dans l'abri en criant:
"Les Boches ! Les Boches !" - Au même instant l'appel vibré du
téléphone se mit à s'agiter convulsivement. Rapidement je saisis un écouteur et
tendis l'autre à mon camarade: "Allô! Allô! C’est vous ?..." -
"Oui mon Colonel !" - La voix reprit, énergique et dure :
"J'apprends par la septième Compagnie que l'ennemi s'est emparé de votre
gauche, les marsouins ont lâché, la liaison est rompue. Prenez vous-même le
commandement de la contre-attaque, je vous donne l'ordre de reprendre la
tranchée perdue."
Saisissant un fusil,
je sortis aussitôt de l'abri, suivi de mon camarade. En un instant la section
de Coloniaux et les quelques hommes de ma Compagnie qui se trouvaient là
avaient pris les armes. Nous étions prêts pour la contre-attaque. Sortir des
boyaux pour se lancer à découvert sur la tranchée perdue eut été folie. C'était
exposer cinquante hommes aux feux croisés des mitrailleuses ennemies et c'était
pour tous la mort inévitable. Il ne restait donc qu'un moyen: la contre-attaque
par les boyaux. Comme je l'ai dit souvent nous luttions à coup d'hommes contre
du matériel et mes soldats démoralisés, fous de peur, s'enfuyaient. Pousser
l'un de ceux-ci devant moi, c'était mener la bête au sacrifice, et cette
odieuse besogne me répugnait. Prendre la tête du sinistre cortège, c'était sans
doute exposer inutilement ma vie et priver deux cents hommes éperdus du guide
qui pouvait les sauver. Et ces idées contraires s'entrechoquaient dans mon
cerveau avec toute la rapidité que seule peut avoir la pensée. Entre ces deux
idées, mon choix fut bientôt fait, il fallait une tête à la barricade vivante,
elle fut ce qu'elle devait-être : je partis le premier...
Les mains crispées
sur mon fusil, j'avançais vers la tranchée, suivi de mon camarade et de la
section de réserve. A chaque pas, des blessé affreusement mutilés, ou des
fuyards aux pupilles dilatées par la peur se dressaient devant moi et me
repoussaient en hurlant ce cri sinistre: "Les Boches ! Les Boches ! ".
A coups de coudes et d'épaules, je les pressais contre les parois des boyaux
pour les obliger à me livrer passage.
Enfin j'entrais dans
la tranchée ! - Le doigt sur la détente, l'œil fixé sur chaque détour du fossé,
prêt à faire feu sur le premier casque gris qui aurait le courage de me barrer
la route je me glissais de tournant en tournant. Je fis ainsi dix mètres, puis
vingt, puis trente. Derrière moi la tranchée reconquise se garnissait des
nôtres. Devant, hélas ! Toujours le vide affreux, le vide attirant avec la
menace terrible du guet-apens sournois ! - Qu'importe, il fallait resserrer
l'étreinte, à tout prix il fallait retrouver au bout de cette tranchée des
visages amis et j'avançais toujours. Lutter d'homme à homme, à armes égales,
fusil contre fusil, poitrine contre poitrine, c'était sans doute trop noble
pour les bandits d'en face et lâchement ils fuyaient, cherchant à retrouver
derrière leurs hypocrites machines à tuer le courage et la force qu'ils ne
pouvaient puiser en eux-mêmes.
Soudain, un fracas
épouvantable retentit, le sol se mit à trembler autour de moi, des blocs de
terre et de pierre accompagnés de débris de racines volèrent dans les airs au
milieu d'un torrent de flammes et de fumée : la mort passait où le Boche
n'avait pu rester. Un coup plus sec, plus déchirant s'abattit à mes pieds, une
douleur atroce et indéfinissable envahit tout mon corps, le sang me jaillit des
yeux et du nez, mes oreilles se mirent à siffler, meurtri, désemparé, vaincu,
je perdis connaissance ».
![]() |
Le château d'Abancourt avant la guerre |
Le 261ème RI fait partie des régiments qui sont affectés à ce secteur. Il est essentiellement composé d’Ardéchois et de Méridionaux parmi lesquels des Gardois. Il se trouve sur une ligne joignant Merliers à Rochamp en passant par le château d’Abancourt. Ce château avait hébergé le kronprinz. A son départ, dans un
moment de bonne humeur, il avait promis à la châtelaine, en guise de
remerciement, de faire respecter le château. Son armée n’a pas tenu parole.
Chaque jour apporte sa forte canonnade, les pertes sont faibles mais
régulières.
![]() |
Le même, en décembre 1914 |
« 10
décembre - Journée calme sur le front du 261ème. Les hommes s’emploient activement à la
réfection des tranchées et abris qui depuis une quinzaine de jours sont
envahies par les eaux et la boue.
12 décembre – Forte
pluie toute la nuit.
13 décembre – Les
hommes parviennent difficilement à entretenir les tranchées détériorées par les
pluies continuelles.
14 décembre – Assez
vive canonnade sur tout le front. 1 homme blessé.
15 décembre – Canonnade
sur tout le front et au château. Pas de blessé.
16 décembre –
Violent bombardement sur le château d’Abancourt. Pertes : 2 tués, 1
blessé. Sur le front pas de changement ».
L’Anduzien Scipion Broussoux, 38 ans, fait partie
des deux tués de cette journée.
Pendant ce temps le
40ème RI, régiment formé à Nîmes, se trouve au Nord-est de Verdun, près du
moulin de Raffécourt, situé entre les villages de Bethincourt et de Forges. Ce
village était situé au milieu d’une vallée traversée par un ruisseau. Il occupa
de tous temps une position militaire et stratégique sur la Meuse. En septembre
1914, dès le début de la guerre, le Bois de Forges était devenu l’un des champs
de bataille les plus meurtriers.
Le 40ème RI a été
durement éprouvé les jours précédents.
Le 19 décembre,
le régiment reçoit à 20 h l’ordre de partir pour prendre position à l'Est de
Chattancourt, sur le versant regardant la Meuse, en rassemblement largement
articulé.
Le 20 décembre
à 4 h, le régiment occupe l'emplacement qui lui a été assigné. Le 55ème
débouchant du moulin de Raffécourt attaque la côte 272.
A 15 h 45 : le 40ème
arrive sur le ruisseau de Forges à hauteur du moulin de Raffécourt, marche très
difficile sur des pentes dénudées, sous le feu de l'infanterie et de
l'artillerie ennemie.
A 18 h : on creuse des tranchées, on transporte des
outils et du matériel aux tranchées.
A 23 h 20 : Ordre au
Régiment d’attaquer la côte 281 sur un front de 1200 m. Il n'est pas
ravitaillé.
L’attaque se
poursuit pendant quatre jours consécutifs du 20 au 23 inclus. La division gagne
du terrain sur les pentes au nord du ruisseau de Forges, où après avoir subi de
fortes pertes, elle creuse des tranchées et s’organise. Elle repousse une
violente contre-attaque allemande le 23. Le temps est très mauvais, il neige ;
le ravitaillement est très difficile, les hommes tiennent quand même. Le 24, le
40ème relevé par le 55ème va cantonner à Esnes et Montzéville ; l’extrême
fatigue du régiment rend la marche lente ; beaucoup d’hommes ont les pieds
gelés.
A
suivre…
Chronologie générale de la 20ème
semaine (Source : Wikipédia et
e-chronologie) :
15 décembre :
La IVe armée française lance l’offensive en Champagne.
Guerre des tranchées (650 km), de la mer du Nord à la Suisse.
Le roi de Serbie rentre à Belgrade
16 décembre :
La Grande-Bretagne place l’Egypte sous protectorat anglais.
20 décembre :
Bataille de Nieuport
Retour du gouvernement français à Paris.