ÉTERNELS FUGITIFS...

58ème Semaine

INSOUMIS ET DÉSERTEURS (2/2)



Aussi bien du côté allemand que du côté français les déserteurs passant les lignes sur le champ de bataille ont été généralement simplement considérés comme des prisonniers de guerre et confondus avec leurs camarades pris sur le lieu des combats. C’est à leur retour dans leur patrie, qui n’avait pas oublié leur geste, que les problèmes commençaient. Ils restaient redevables devant la justice militaire jusqu’à l’âge théorique de leur dégagement des obligations militaires, soit à l’âge de 53 ans.

Prisonniers français chez les Allemands
Les déserteurs à l’ennemi étaient soumis au jugement par contumace des Conseils de Guerre. Le verdict était toujours le même : mort et dégradation militaire. Mais si le condamné se retrouvait sur le territoire français il devait à nouveau être jugé, et le nouveau verdict n’allait jamais jusque là, aucun des déserteurs retrouvés n’a été fusillé.

Prisonniers allemands chez les Français
Il y eut d’abord des cas d’insoumission, traduits devant un conseil de guerre de région militaire. Par exemple :
- 28 octobre 1914 : B., Albert, classe 1896 du recrutement de Belfort, accusé d’insoumission à la loi sur le recrutement de l’armée en cas de mobilisation. Date du délit : 6 août 1914. L’accusé est reconnu coupable, pour ne pas s’être rendu, hors le cas de force majeure, le 3 août 1914, ni dans les deux jours qui ont suivi, à la destination fixée par son fascicule de mobilisation. Il est condamné à 2 ans de prison au titre de l’article 230 du code de justice militaire (en temps de guerre, cet article prévoit une peine de 2 à 5 ans d’emprisonnement).
- 20 novembre 1914 : C., Camille, classe 1892 du recrutement d’Epinal, accusé d’insoumission en cas de mobilisation. Date du délit : 5 août 1914. Deux ans de prison.
- 20 novembre 1914 : T., Louis, classe 1891 du recrutement de Troyes, accusé d’insoumission en cas de mobilisation. Date du délit : 9 août 1914. Trois ans de prison. Il avait déjà fait l’objet de 12 condamnations entre 1882 et 1913 (vol, escroquerie, mendicité, vagabondage, insoumission).

Autres exemples pris dans le cadre de la 21e Région où les dispenses de la peine prononcée ont débouché sur l’envoi au front du soldat concerné, et souvent sur sa mort :
- Louis Eugène B., du 152e régiment d’infanterie. Accusé de désertion à l’intérieur en temps de paix pour un délit du 31 janvier 1914 (ne s’est pas présenté à son corps le 30 décembre 1913, ni dans le mois qui a suivi le jour fixé pour son retour). Condamné le 29 septembre 1914 à un an de prison. Jugement suspendu jusqu’à la fin des hostilités par décision du général commandant la 21e Région, en date du 30 octobre 1914. Louis Eugène B. a été tué le 6 septembre 1916 à Soyécourt, dans les rangs du 149e régiment d’infanterie.
- Maurice C., du 4e régiment de chasseurs à cheval. Accusé de désertion à l’intérieur en temps de paix pour un délit du 10 mars 1914 : s’est absenté de son corps en garnison à Epinal du 9 février 1914 au 14 septembre 1914, date à laquelle il s’est présenté à la Place d’Avignon. Condamné le 29 septembre 1914 à un an de prison avec sursis, le soldat a spontanément cherché à contracter un engagement volontaire. Maurice C. est mort le 11 juin 1916 dans une ambulance de Dugny, dans les rangs du 2e régiment de zouaves.
- Paul Eloi G., réserviste. Accusé d’insoumission à la loi sur le recrutement de l’armée en cas de mobilisation pour un délit du 8 août 1914 (ne s’est pas rendu le 5 août 1914, ni dans les deux jours qui ont suivi, à la destination fixée par son fascicule de mobilisation). Condamné le 19 octobre 1914 à trois ans de prison. Par décret en date du 7 février 1919, remise du restant de la peine.
- Albert Constant B., sergent territorial. Accusé d’insoumission. Condamné le 28 octobre 1914 à deux ans de prison. Jugement suspendu jusqu’à la fin des hostilités par décision du général commandant la 21e Région, en date du 30 octobre 1914. 

Plus graves évidemment furent les cas de désertion au cours de la guerre.


Damien P… est porté déserteur à l’ennemi avec quatre de ses camarades le 22 novembre 1916 à Norménille (Meurthe-et-Moselle) et condamné par le conseil de guerre du 21 décembre 1916 (48e DI) à la peine de mort et à la dégradation militaire. L’officier rapporteur du conseil de guerre donne les éléments de la désertion à l’ennemi des cinq soldats, le 6 décembre 1916. « Le 20 novembre 1916, au petit jour, dans le secteur occupé par le 1er Bon du 2e Régt mixte, le sergent Delcambre a constaté la disparition du caporal S… qui commandait le petit poste n° 1, des zouaves M… et P…, sentinelles doubles au petit poste avancé n° 1 situé en avant du petit poste n° 1, du zouave D… de service à la tranchée et du zouave H…, observateur sur l’arbre 1, tous de la même section. » Entre cinq heures quinze et cinq heures quarante, ils se sont éloignés de leur poste. Les sentinelles doubles avaient été placées au petit poste avancé à quatre heures par le caporal S…. Le lieutenant Barrier, envoyé avec une patrouille à la recherche de ces hommes, dans la matinée a constaté qu’un passage avait été fraîchement pratiqué à coups de cisailles dans le réseau de fils de fer barbelés entourant le petit poste avancé n° 1 et ce dans la direction de l’ennemi : « Passant avec sa patrouille à travers cette coupe, il a relevé des traces de pas, très nettes dans l’herbe mouillée, partant de la coupe et se dirigeant vers le pont de Thesey, c'est-à- dire vers l’ennemi. Il les a suivies jusqu’à environ 80 mètres du pont. Un tir de barrage allemand ne lui a pas permis de s’avancer davantage vers les lignes ennemies. Enfin dans des lettres écrites à leurs mères le 19 novembre 1916, et qui ont été saisies au corps avant d’avoir été expédiées, M… et H… ont révélé clairement leur intention de déserter à l’ennemi. Halloy écrivait : " J’aimerais mieux être prisonnier chez les Boches que de continuer une vie pareille… ne serais-tu pas heureuse de savoir ton fils interné en Allemagne… ne te fais pas de mauvais sang si tu restes un petit moment sans nouvelles…" "… il n’y a pas de danger, nous sommes une dizaine et finie la guerre pour nous… À bas l’armée." De son côté M… écrivait : « Il faut t’attendre à tout de ma part… ne te fais pas de bile, je ne t’oublierai jamais. Fais attention à ce que tu m’écriras, car ta lettre ne me parviendra peut-être pas. Je suis prêt à tout. Comprends bien cela ». Il ne fait pas de doute que tous les cinq ont déserté à l’ennemi. Le caporal S… était considéré comme un gradé sans énergie. M…, soldat médiocre et indiscipliné serait, de l’avis du chef de bataillon Perrot, l’instigateur de cette défection. Il a déjà subi quatre condamnations, dont deux pour insoumission et désertion. H… a encouru une punition de 15 jours pour être rentré en retard de permission le 9 octobre 1916. La lettre qu’il a adressée à sa mère le 19 novembre 1916 et qui a été saisie, révèle ses sentiments antimilitaristes. P… était considéré comme un mauvais soldat : traduit en conseil de guerre pour voies de fait à ses supérieurs, le 1er août 1916, il avait été acquitté. D… était noté comme un bon soldat, mais d’un caractère faible. » À la suite de sa désertion, Damien P… est prisonnier et interné en Allemagne. Libéré après l’armistice, il arrive à Marseille le 29 décembre 1918. Considéré comme coupable de désertion à l’ennemi, il est condamné par le conseil de guerre du 3 octobre 1919 à 5 ans de travaux publics et à la dégradation militaire. Il subit la totalité de sa peine du 12 janvier 1919 jusqu’au 12 janvier 1924. Une balle reçue dans le thorax lui donne droit à une pension temporaire de 10 %, en tant que blessure de guerre reçue avant son exclusion de l’armée. Il est réformé le 19 mars 1926 et sa pension est portée à 20 % par la commission de réforme de Montpellier du 8 septembre 1933. La carte d’ancien combattant lui est refusée, le 9 juillet 1930, en tant que non amnistié.

Et puis il y eut des exemples de désertion collective, ce fut notamment le cas assez particulier de certains alsaciens au tout début de la guerre. L’Alsace, alors sous contrôle impérial, est appelée en 1914 à se battre contre la France. A cette époque, la grande majorité des hommes en âge de porter les armes rejoignent les rangs allemands car au début du siècle dernier l’Alsace est allemande depuis plus de 40 ans et l’autorité n’y pratique pas la même violence et ne rencontre pas la même résistance que durant le deuxième conflit mondial. Certes, nombreux sont les Alsaciens restés francophiles. Parmi eux les hommes du 99ème Régiment d’infanterie allemande de réserve de Saverne. Le 3 août 1914, la Première Guerre mondiale est déclarée. Tous les réservistes sont mobilisés aux côtés de l’armée impériale. Le 6 août, ils sont plusieurs centaines de soldats du 99ème RIR à quitter Strasbourg avec armes et canons, en direction la vallée de la Bruche où le 7 août ils établissent des positions fortifiées. Une fois les tranchées creusées, les mitrailleuses installées, tout est prêt : on attend les Français. Mais lorsque ceux-ci approchent, le 14 août « des choses bizarres vont se produire » D’abord quand le commandement prussien ordonne au 99ème RIR de faire parler l’artillerie, il est « effaré de constater que les mitrailleuses tirent en l’air, partout, sauf sur les soldats français ». Ces derniers n’y comprennent rien et font feu. Pendant toute la journée les alsaciens « vont essayer de leur faire comprendre qu’ils n’ont rien à faire avec tout ça », agitant discrètement des mouchoirs blancs à leur attention. Rien n’y fait. La mitraille continue. Les combats sont de plus en plus violents jusqu’à ce qu’en fin d’après-midi, n’y tenant plus, un alsacien, le soldat Eugène Klein, « décide de courir vers les français, qui sont alors à 500 mètres des tranchées allemandes », torse nu, chemise blanche brandie en guise de drapeau. Suit un autre, puis encore un autre. Exactement 584 soldats alsaciens jetant les armes et traversant en courant les lignes de partage des troupes, agitant mouchoirs ou chemises et causant une belle pagaille dans les rangs allemands. C’est presque tout le régiment qui déserte alors d’un coup, en pleine bataille. Le 15 août, tous sont envoyés derrière les lignes, à Saint-Dié. A partir de là, quelques-uns s’engagent dans l’armée française. On leur attribue des faux passeports avec des « noms de guerre », d’autres sont plus tard fait prisonniers par les Allemands « reconnus, envoyés en forteresse puis fusillés ». D’autres enfin ont été envoyés sur les fronts du Maghreb ou de la Turquie. Mais la plupart travailleront derrière les lignes, au camp de prisonniers de guerre alsaciens-lorrains de Saint-Rambert-sur-Loire, fabriquant des obus et aidant la population aux champs. Le 99ème RIR été baptisé le « bataillon aux mouchoirs blancs » en mémoire de ceux qui « refusèrent de se battre contre leurs frères de France ».


Et comme exemple de désertion collective régionale il y eut le cas des appelés des Pyrénées Orientales. La revue « Le Midi Rouge », bulletin de l’association Maitron Languedoc-Roussillon, en a fait une analyse exhaustive en décembre 2007.

Nombre des habitants de ce département se considéraient comme plus proches de ceux de l’autre côté de la frontière que de ceux du reste de la France. Le passage vers l’Espagne, pays resté neutre, en fut grandement facilité. La plupart de ces déserteurs français sont rentrés dans les années vingt. Ils ont profité des amnisties successives, ou plutôt des grâces amnistiantes, pour faire leur soumission. Les plus âgés ont attendu la prescription et sont revenus après l’âge de 50 ans. C’est aussi le cas des insoumis qui n’ont bénéficiés d’aucune amnistie et, s’ils sont rentrés, n’ont eu leur délit prescrit qu’à l’âge de 53 ans. Mais beaucoup ne rentreront jamais : ils avaient fait souche en Espagne et leur nouvelle patrie leur semblait aussi accueillante que l’ancienne. À la fin des années trente, un certain nombre ne revient que contraints et forcés par la guerre civile espagnole. Pour le déserteur, la grâce amnistiante est contraignante : il faut faire sa soumission, accepter la prison préventive (en règle générale, au minimum deux à trois semaines) et passer devant une juridiction militaire, conseil de guerre ou, par la suite, tribunal militaire. L’amnistie ne s’applique qu’après quelques semaines de peine et la « remise de l’entier restant de cette peine » par un décret présidentiel. Beaucoup se refusent à se soumettre et près d’un quart des déserteurs a attendu la prescription du délit. D’autres, entre la prison préventive et le conseil de guerre, préfèrent repartir en exil, quitte à revenir par la suite. Une nouvelle loi d’amnistie promulguée le 3 janvier 1925 reprend le même type de dispositions que celles de 1921 et 1924 mais accorde « l’amnistie pleine et entière pour les faits de désertion commis avant le 11 novembre 1920 », à condition que les déserteurs aient appartenu trois mois à une unité combattante, ou aient été blessés ou faits prisonniers et n’aient pas eu d’intelligence avec l’ennemi. Mais en sont exclus les déserteurs à l’étranger, donc ceux qui vivent en Espagne et ne rentrent pas. C’est surtout la loi de 1925 qui incite le maximum de déserteurs à revenir. La période 1924-1926 est celle pendant laquelle les verdicts sont les plus cléments. Cela s’explique par le fait que les conseils de guerre jugent essentiellement des désertions à l’étranger. De plus, les peines arrivent rarement aux termes prévus par le verdict et la peine effectuée, trois mois et demi en moyenne, est la plus faible de la période 1914-1940. Les remises sont fréquentes et l’amnistie s’applique à la quasi-totalité des soldats qui reviennent. La loi d'amnistie de 1931 est votée à l’occasion de l'élection de Paul Doumer. Les faits de désertion antérieurs au 24 octobre 1919 sont alors amnistiés si leurs auteurs ont appartenu à une unité combattante, ont été blessés ou cités, même dans le cas où ils ont trouvé refuge à l’étranger.

Les amnisties du Front populaire sont censées régler définitivement le problème de la Première Guerre mondiale. Ce ne fut pas le cas, d’autant plus qu’il n’a jamais été question de pardonner aux insoumis. La loi de 1937 accorde l'amnistie pour toutes les infractions militaires, quelle que soit leur gravité. Les violentes oppositions idéologiques des années trente entraînent des débats virulents, d’autant plus que la guerre est loin. La droite tente de bloquer les amnisties proposées par le Front populaire dans son programme. Visiblement les tribunaux militaires ne suivent pas la clémence voulue par le pouvoir politique de gauche. Les sentences sont lourdes (18 mois en moyenne) et surtout la durée moyenne d’emprisonnement est d’un an. Un seul soldat sur les vingt qui reviennent dans cette période est amnistié. Un quart des déserteurs est incorporé à la suite de l’incarcération.
Reste l’attitude de ceux qui restent en Espagne pendant la guerre civile. Il y a peu d’éléments qui permettent de penser qu’ils ont soutenu l’un ou l’autre camp à quelques exceptions près. De nombreux déserteurs français s’étaient établis en Cerdagne espagnole, quand ils ne rejoignaient pas Barcelone. Ils y étaient encore quand la FAI prit le contrôle de la région entre juillet 1936 et avril 1937. Alors les déserteurs se sont souvenus qu’ils étaient des citoyens français et ils vont mettre sur leur maison des drapeaux tricolores pour ne pas être molestés. Cela fut suffisant pour avoir la paix.
Certains avouent qu’ils sont rentrés par peur d’être impliqués dans le conflit. C’est le cas de Joseph Pallade André, né le 3 août 1888 et cultivateur à Prats-de-Mollo. Rappelé le 3 août 1914, il est blessé à l’avant-bras gauche le 24 mars 1915 à Beauséjour. Il est détaché aux mines d’Escaro le 24 septembre 1915. Pendant un interrogatoire, le 26 avril 1938, il fait ce récit de sa désertion : « Le 19 mai 1916, le maire d’Escaro où se trouvait la mine, m’a dit que je devais rejoindre mon dépôt pour remonter au front. [...] J’ai eu un moment de faiblesse et au lieu de rejoindre mon dépôt je suis allé en Espagne, en passant la frontière à pied, par Prats-de-Mollo, le 29 mai 1916. En causant avec des Espagnols qui travaillaient à la mine d’Escaro, j’avais appris que je trouverais du travail aux mines de Figols en Espagne. » En 1938, il est père de quatre enfants.

Plus étonnant, les déserteurs réfugiés à Puigcerdà sont chassés vers la France par les troupes républicaines. A-t-on voulu les punir de leur neutralité dans le conflit ? Gilbert Joachim S… est né le 3 janvier 1893 à Nahuja. Il est incorporé le 26 novembre 1913 au 96 RI. Porté déserteur le 20 décembre 1914 à la suite d’un congé de convalescence, il se réfugie chez un oncle à Puigcerdà. Il se présente volontairement le 14 février 1939 à la Gendarmerie d’Osséja. Il est condamné par le Tribunal militaire de Marseille du 10 juillet 1939 à 18 mois de prison pour désertion à l'étranger en temps de guerre. Il est mobilisé en 1939. Le 11 mars 1939 quand on lui demande dans quelles conditions il est rentré en France, il répond : « Je suis rentré en France le 12 février 1939. La 26e division espagnole qui tenait le pays faisait partir tout le monde. Je suis passé avec ma femme et mon oncle. Moi je suis allé me présenter à la gendarmerie d’Osséja. » Le 24 mars 1939, à l’officier qui lui pose la question : « Qui vous a contraint de rentrer en France ? » Il répond à nouveau : « Ce sont les militaires des troupes républicaines qui venaient dans ma maison. Ils nous ont dit : "Il faut partir, tout le monde." ». Éternels fugitifs…


Vient enfin l’amnistie de 1974. Ce texte parlementaire fait suite à l’élection du Président Valéry Giscard d’Estaing et il s’agit bien de la dernière amnistie concernant la Première Guerre Mondiale. Cinquante-six ans après la guerre, l’État français solde ses derniers comptes avec les déserteurs de 14-18. Aucun autre fait n’a eu à attendre autant pour être totalement amnistié.  

A suivre…