PRIX



117ème semaine

Du lundi 23 au dimanche 29 octobre 1916

LA CRÉATION D’UN GONCOURT

Ou comment Henri Barbusse a fait paraître son ouvrage…


Dès sa publication en feuilleton, le Feu est lu par un large public, soldats du front et femmes de l’arrière en particulier, à la réaction duquel Barbusse est extrêmement attentif. Une première controverse porte alors sur la véracité historique du roman, lauréat du prix Goncourt de l’année 1916, principalement en raison de la rupture profonde que marque le texte autorisé par la censure avec la propagande en temps de guerre, elle-même dénoncée dans l’ouvrage. Les enjeux politiques du texte, en particulier l’engagement pacifiste sont un autre sujet de contentieux au sujet du livre.

À la fin des années 1920, Jean Norton Cru, dans l’Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, conteste la véracité de ce roman sur plusieurs points, par exemple, l'activité déployée après un combat dans une tranchée surtout quand elle a été conquise. Sa critique porte principalement sur l’aspect « naturaliste » du texte, plus une interprétation du vécu de l’auteur et une composition littéraire de différents passages qu’un véritable témoignage neutre, circonstancié et ne s’appuyant que sur des faits dont l’auteur pourrait garantir la véracité, et ce malgré le sous-titre « Journal d’une escouade ».

Quoi qu’il en soit, ce prix Goncourt, Barbusse estime le mériter, il a suivi et soutenu avec beaucoup d’intérêt les démarches de ses amis pouvant conduire à cette distinction. Le texte paraît alors sous forme de feuilleton, et le livre prend du temps à se bâtir. La correspondance qu’il entretient alors avec sa femme est très éclairante à ce sujet :

« 26 octobre 1916, soir.
Cher petit coco hérissé et furibardeux, vous avez raison, tout ça n’est pas important, et les ennuis issus de L’Œuvre ne sont pas gros comme des maisons, mais on n’a jamais dit qu’ils l’étaient.
On ne peut pas s’empêcher de tousser quand on voit les suppressions succéder aux coupures, et tout le centre d’un chapitre, comme le « Poste de Secours », être extirpé par un chirurgien ignare et mal intentionné, mais cela ne veut pas dire qu’on ne soit pas content d’autre part. Le feuilleton a l’air, en effet, de bien marcher au point de vue public, et une preuve éclatante et positive de ce succès est la proposition de Téry que je vous  ai adressée hier, mais enfin tout de même le succès en question n’est pas le fait de L’Œuvre qui, par ses suppressions personnelles et aussi — je pourrai même dire surtout — par ses substitutions de détail malencontreuses et affadissantes — a diminué la qualité et la portée du feuilleton. Mon avis est que si le journal avait carrément marché, au lieu d’avoir le trac et la tremblotte, ça aurait été mieux encore. Sa rouspétance pour la coupure censoriale du « Portique » était de premier ordre. Mais l’attentat du « Poste de Secours » me paraît un coup qu’un écrivain, soucieux de sa dignité, ne doit pas laisser passer sans en être blessé et sans crier. Pour la pige, tout va bien et votre système est excellent. Je calcule environ cinq ou six feuilletons pour « la Corvée », six ou sept pour « l’Aube ». J’arriverai à peu près à Paris pour la bouclaison. Ce sera fort bien. Je verrai Téry, et s’il persiste à vouloir publier le « Feu », malgré ses conclusions, il est probable que je marcherai, à cause de la publicité toute spéciale que cette combinaison réserve au livre. Mais je spécifierai bien que le livre valant, à mon avis, plus par ses tendances que par sa documentation, il y a lieu de le lancer là-dessus. Pour la xᵐᵉ fois, répétons : on voira. Ce que vous me dites, à propos du signe me tarabuste. Si, par un puissant  Il m’arrive parfois, dans la conversation, de citer des phrases de « l’Aube » qui me viennent naturellement à la bouche quand je parle de ces choses auxquelles j’ai tant pensé toute ma vie, et les soldats écoutent, croient et disent : « C’est vrai, tout de même ! » — et ce ne sont pas là, émanant d’eux, de vaines paroles. Je crois qu’il faudra laisser le titre Le Feu. Le changer, c’est trop bénévolement perdre l’avantage de l’effet produit jusqu’ici. D’ailleurs ce titre se met à me plaire. Il indique la gravité du fléau qui opprime à présent le monde : le feu est au monde. Qu’en dites-vous ? 

27 octobre 1916, soir. Ce soir, le courrier contient deux lettres d’affaires. L’une, ci-contre, des Fischer, qui me reparlent du prix Goncourt, et l’autre de la maison Dent. Par bonheur je n’avais pas encore écrit à M… c’est plus habile, et c’est ainsi qu’aurait agi le Cabinet de Vienne ou le Foreign Office. Je leur réponds à tous qu’ils attendent ma venue à Paris. Pour l’éditeur, il faudrait savoir ce que vaut la maison. Je me reproche même d’avoir attendu jusqu’ici pour demander son avis à notre brave Henri Duvernois. Je lui écris donc à cette fin. Cette proposition, comprenant une nouvelle formule de livre, me semble une chose extrêmement importante. Si c’est vraiment comme dit M…, une très grande boîte, ils feront la chose en grand, et ce serait une belle affaire pour moi. De la lettre des Fischer, il sort un enseignement, c’est qu’il faut se hâter presto subito, de mettre au point le texte à imprimer. Procurez-vous et mettez en ordre les parties du manuscrit que vous avez et qui correspondent aux coupures. J’ai ici, avec moi, la coupure du « Portique » : ne vous en préoccupez pas. Si même vous pouviez commencer, cher petit secrétaire mignon, à boucher les trous, ce serait très bien, très bien, plus que très bien. Aujourd’hui, il y a une suppression : l’attrapade du sergent à propos de la lampe électrique dans le Boyau Couvert. Ou, du moins, il me semble… Quant au Prix Goncourt, j’avoue que 5.000 francs, c’est bon à prendre — mais c’est un peu tard pour me le donner, après l’avoir refusé d’abord aux Suppliants, ensuite et surtout à L’Enfer. Au reste, il n’est pas du tout  sûr que Léon Daudet ne fasse pas d’opposition, et Elémir Bourges et Mirbeau m’ont toujours fait grise mine, pour des raisons que j’ignore. Et puis, vraiment, il faudrait que le bouquin fût prêt au commencement de décembre… Bougri de Bougra de Nom de Dia ! Je n’ai pas encore reçu le volume modèle dont parle Dent. 

Barbusse écrivant dans une tranchée
28 octobre 1916, matin. Aujourd’hui, j’ai un gros courrier. Des lettres d’inconnus et de connus à propos du Feu. Ça marche, je crois bien. Vandérem a peut-être un peu raison sur le traînement en longueur des premiers chapitres, mais il faut, aussi, voir les choses d’un peu haut, et se dire qu’il n’était pas possible, dans ce livre à prétentions généralisatrices, de passer sous silence des détails de documentation déjà connus et même réchauffés, sous prétexte que d’autres en avaient déjà entretenu le public. Si j’avais voulu ne faire que du nouveau et greffer des choses inédites sur la masse déjà publiée par d’autres, ça traînerait moins, évidemment, mais le livre se présenterait avec des lacunes, des trous, que le public, à un moment donné, ne comblerait plus comme maintenant où il est rassasié de ces choses ressassées. Il faut que, plus tard, le livre se suffise à lui-même, quitte à le surcharger momentanément d’éléments momentanément vieillis. Néanmoins, si je puis alléger, je le ferai. Je vais sérieusement commencer dès demain à mettre au point et à boucher toutes les lézardes de la censure et à faire sauter le mauvais mastic des substitutions de L’Œuvre. Il va falloir que ça marche à vite (pas seulement pour le Prix Goncourt, pour le succès du bouquin en général). Je compte sur mon petit secrétaire fidèle. Je viens de recevoir le livre de la maison Dent. C’est tout à fait charmant : cartonné, tranches dorées, très jolie typographie, présentation pleine de goût. Ce livre est ravissant — et me confirme dans l’idée qu’il s’agit d’une très grande maison. 

29 octobre 1916. … J’ai écrit à La Fourchardière pour lui demander de prier, dans un écho, mes correspondants de me faire connaître leur adresse lorsqu’ils m’écrivent. C’est surtout au sujet de la lettre signée « David (?) », dont l’offre de m’envoyer cent francs pour faire de la diffusion du volume m’a paru fort touchante. Ils sont bien embêtants de remettre au lendemain, à L’Œuvre, « la suite de leur intéressant feuilleton ». Ça coupe vraiment beaucoup le mouvement. Pas l’ombre d’une épreuve. La dernière partie est au point et le manque d’épreuves m’indiffère — et encore, j’aurais corsé par-ci par-là ! Mais tout de même, il y a dans l’ensemble du livre des passages qui ont besoin d’être tant soit peu retapés, et puis la longueur de l’ouvrage recommence à m’effrayer. J’ai sous les yeux un roman de Pierre Maël — sans grand intérêt (je le dis en confiance, car je ne l’ai pas encore lu), édité par Flammarion. Il est extrêmement corpulent ce livre. Il a 440 pages. Ça ne fait tout de même que 13.000 lignes. C’est presque la moitié plus qu’aura Le Feu ! D’autre part la critique de Vandérem n’est pas sans fondement. Je fais toujours très attention aux critiques de Vandérem. C’est un homme très intelligent, très incisif et très rosse. Il n’est pas facile à contenter, mais ses coups de patte portent toujours au point faible. Malheureusement, je commence à être pris par le temps, et ce travail de remaniement, le plus délicat de tous, peut difficilement s’effectuer ici, où je suis serré, bousculé, entouré de conversations, interrompu à chaque instant. J’ai travaillé à Plombières : j’ai fait, par-ci par-là, un millier de lignes nouvelles : le séjour de l’escouade à la campagne et l’habitude du repos, un ajouté au « Barda » sur les pochards, le passage des officiers dans l’ « Embarquement ». Toutes ces choses auraient besoin, elles-mêmes, d’être revues, et je le répète, ça n’est pas commode ici. A plus forte raison les chapitres déjà écrits depuis longtemps et incrustés, et qu’il faudrait condenser (« Les Hommes des Cavernes », « le Barda », notamment). Je ne suis vraiment satisfait que de la fin de la préface (Sanatorium), du « Portique » et de « la Grande Colère ». Tout ça peut aller. Le reste n’est point aussi solide. Et sur ce je vous dis à demain, en bénissant votre zèle de secrétaire. S’il y a du nouveau ! Le facteur m’apporte une lettre des Fischer qui  me reparlent du Prix Goncourt comme d’une chose quasi faite. Je vous envoie cette lettre. C’est embêtant, tout de même cette hâte pour cette récompense qui n’est intéressante à mes yeux que pour les 5.000 francs. Collez, mon fidèle petit secrétaire chéri, et bouchez les trous, il y en a dans le feuilleton d’aujourd’hui, que je viens d’aller acheter : « le bon dieu d’acrobate », et… du sergent à propos de la lampe électrique, et son exclamation à propos de la cigarette. Vous rembrasse, vous rebénis.

30 octobre 1916, soir. Je vous renvoie des épreuves. Au précédent courrier, à 2 heures, sont partis les deux premiers placards de la série de cinq que j’ai reçue aujourd’hui. Il y a toujours des petites choses à arranger et je voudrais bien qu’il pût être tenu compte des corrections que j’ai faites. La lettre à Téry est partie ; malheureusement, par suite d’infidèle transmission des instructions que j’avais données, elle est partie non recommandée. Espérons qu’elle arrivera tout de même, et que j’aurai enfin cette chose si rarissime : une réponse de Téry. Ils sont embêtants, embêtants, embêtants, avec leurs suppressions continuelles qui diminuent et affaiblissent le texte à chaque instant. Que le diable les fume ! J’ai spécifié à Téry que ma première condition était la publication du texte intégral. Dans les épreuves que je vous envoie, il y a des passages passés : ils ne diront pourtant pas que ce n’était pas bien écrit. Vous avez vu qu’ils annoncent le nouveau feuilleton pour le 3. Le mien doit donc vraisemblablement durer trois ou quatre numéros de plus. Au courrier, ce mâtin, rien de Téry. Crôôô (je grogne). Cette ci-jointe lettre de Duvernois qui me replonge dans un océan de perplexité. Et à demain donc. Je vous embrasse et vous salue avec énormément  J’ai réfléchi beaucoup aujourd’hui, et j’ai pris une décision. J’ai l’impression que si je laisse les choses suivre le cours normal étant donné les offres, c’est-à-dire les comparer, les faire monter l’une par l’autre, etc… on n’arrivera pas à temps pour le Prix Goncourt ! Or il ne faut pas rater cette occasion, décidément, et même il faut tout faire pour y arriver : question de diffusion, surtout, comme vous le dites fort bien au début de « votre honorée » du 1ᵉʳ novembre. Il faut donc trancher dans le vif : décider que ce sera Flammarion, carrément et définitivement. Je suis aidé, dans la circonstance, du côté Téry par la non réponse de celui-ci. Il exagère. Et puis tant pis ! Ce qui serait plus absurde que tout, ce serait de tergiverser, tourniquer, ratiociner, marchander — et perdre l’avantage matériel et moral du Prix Goncourt. C’est donc une chose décidée. La lettre à Dent et la lettre à Téry partiront demain — et aussi une lettre aux Fischer. Pour les épreuves, votre idée est bonne, mais il y a un mais. Ce sont les changements apportés depuis. J’ai ajouté un peu partout un tas de petites corrections. Ce qu’il faudrait c’est se servir des épreuves corrigées pour corriger le texte collé — et ajouter à celui-ci mes changements. Je n’ai pas fini encore « le Barda ». Reste encore le commencement à élaguer. Vandérem a tout à fait raison, et je m’apprêtais à couper pas mal dans les bouts de conversations mises uniquement pour les expressions. Je pense que quelques jours me suffiront pour cette mise au point. Je voudrais commencer à vous envoyer du texte dès lundi.

Première édition
26 février 1917. Du courrier, ce matin, neuf lettres ! Dont deux lettres de vous… Les Fischer m’écrivent qu’ « on attaque le tirage de 40 à 50 et qu’on se préoccupe dès à présent du tirage de 51 à 61.000 ». Ils ajoutent que lorsqu’on sera arrivé à celui-ci le tirage du Feu aura dépassé celui de Gaspard. Rostand m’écrit « qu’il a pu sortir ces jours-ci, voir des gens » et qu’il a constaté que le succès du Feu est immense : « Vous dépasserez rapidement le 100ᵉ mille, qu’il dit, et ça ne s’arrêtera plus. La diffusion sera formidable ! » Il a vu des cléricaux notoires emballés pour le livre, et cela le frappe beaucoup. Je suis, pour le moment, surchargé de travail. Je n’arrête pas d’écrire. Non seulement de petites réponses innombrables, mais de grosses affaires : le manifeste des intellectuels que Raymond Lefebvre vient chercher ici demain et qui est important et difficile à rédiger. Les Fischer m’annoncent qu’on a fait une offre, de Suisse, pour une traduction allemande du Feu. J’attendais cela avec impatience et suis content. Il y a aussi l’affaire des éditions de luxe. 

28 matin. Que de lettres ! J’en reçois de plus en plus ! Le Feu prend partout : l’incendie est général. Très bien, très bien. Un autre traducteur russe se pro-  pose. On m’envoie des articles du Radical, de La Griffe, de la Grande Revue (où Ernest Charles rachète son Carnet de la Semaine), d’un journal du front, du Populaire (une étude en quatre articles dont deux ont paru), d’un journal anglais. Il paraît qu’il y a eu une polémique entre la Dépêche de Toulouse et un journal de Brest : celui-ci ayant dit que Le Feu était un livre non de vérité mais de parti pris, la Dépêche riposte en publiant une lettre de poilu. Vous êtes-vous enquise pour le Journal du Peuple et le Mercure ? La Baronne Fauqueux va organiser une conférence sur moi, elle demande le nom d’un conférencier. Qui ? qui ? Ci-joint une lettre de Decourcelle. C’est une satisfaction morale. Le Matin est une sale boîte dans laquelle je ne tiens pas à rentrer.

Barbusse après la guerre, militant pour la paix
21 mai 1917. Oui, mon petit, vous avez raison : il y a un devoir à accomplir et il faut parler. Ce devoir m’a toujours tenu au coeur, mais il m’apparaît maintenant beaucoup plus que jamais impérieux et important, d’abord parce que les grands événements actuels rendent toutes les réformes possibles, et ensuite parce que la vogue du Feu me donne à présent la certitude d’être entendu. Ne nous absorbons pas à déplorer le malheur et les deuils de la guerre — essayons de nous servir de cela pour améliorer la vie sociale et préserver l’avenir. Vous-même qui ne travaillez pas effectivement à ce progrès, mais qui m’encouragez à le faire, pensez-y davantage, et tournez votre attention de ce côté-là, au lieu de vous replier sur vous-même et de déplorer l’irréparable. Je viens de recevoir une lettre qui m’a beaucoup touché : une institutrice de vingt ans, d’un petit village de l’Ardèche, qui me dit que la lecture du Feul’a consolée un peu du deuil épouvantable (qu’elle ne précise pas) où la guerre a plongé tous les rêves de sa vie ; elle reprend courage en pensant que ceux qui sont tombés sont tombés utilement, si du présent cataclysme doit surgir une modification heureuse des futures destinées humaines. On ne peut pas refaire de la vie, mais on peut éviter de la mort ». 

A suivre…

On peut télécharger gratuitement le texte intégral de l’ouvrage « Le feu » sur Bibebook :

On peut également télécharger le recueil des lettres à sa femme (1914-1917) sur le même site :