FILS DE FER

26ème semaine

Du lundi 25 au dimanche 31 janvier 1915

RAVIN DE MONTAUBAN

Mort de Léopold-Louis Crouzet, 117 RI
le 28 janvier 1915 à l’hôpital de Bar-le-Duc, 
des suites de ses blessures


Léopold-Louis Crouzet a d’abord été incorporé au 240 RI, comme nombre de Gardois. Mais il a été ensuite affecté au 117 RI.

A partir de la mi-décembre 1914, le 117 RI s’installe dans la Somme. Voici son JMO :
« - 15 décembre – Le régiment arrive à 22 h 30 à Bray-sur-Somme, où il est installé en cantonnement d’alerte  dans la partie basse de la ville (très mauvais cantonnement).
- 16 décembre – De 13 h 15 à 17 h. Reconnaissance des abords de Carnoy par le colonel et les chefs de bataillon seuls. Cette reconnaissance est insuffisante, les commandants de compagnie n’ayant pas eu le temps d’y assister. 22h00. Départ de Bray. Le régiment passe la nuit à prendre ses emplacements dans les abris et boyaux du ravin de Montauban.
17 décembre - Il n’y a pas de gradins de franchissement et de passerelle, contrairement à ce que lui avait été promis. Le Génie fait des brèches dans les réseaux de fil de fer ennemis. Cette destruction ne se produit que partiellement. La huitième compagnie se lance à l’attaque, mais elle est prise de front et de flanc par le feu des mitrailleuses. Ses deux officiers sont blessés, ainsi que quelques hommes. Elle s’arrête puis se replie. Le chef de bataillon venant derrière est aussi blessé. La progression, gênée par le tir de l’ennemi, n’avance pas ; l’absence de gradins et de passerelle de franchissement empêche aussi la mise en marche des hommes qui ont été mis dans des abris ou boyau avant l’attaque. Malgré les ordres pressants et l’exemple des gradés, les hommes sont rapidement fauchés, le débouché des tranchées reste pénible. Les fractions poussées à 50 mètres en avant voient très bien le parfait état des fils de fer allemands. Nouveaux ordres pour la continuation énergique de l’attaque, communiqués du reste avec un peu de retard parce que les deux agents de liaison du colonel sont, l’un blessé, l’autre tué. Le tir de notre artillerie a partout été court et, dans le ravin de Montauban, les tranchées allemandes sont intactes.


18 décembre - Les bataillons reprennent leurs emplacements en première ligne pour continuer l’attaque de Montauban. Les tranchées et boyaux sont épouvantables, effondrés, on a de l’eau jusqu’aux genoux et même jusqu’au ventre en certains endroits. Des hommes sont enlisées jusqu’à la poitrine. Le Génie arrive trop tard pour procéder à une nouvelle destruction des fils de fer allemands. Ordre d’attaque énergique à 10h30. Tir préparatoire de l’artillerie. Le détachement du Génie, muni de cisailles, n’arrive pas et n’arrivera qu’à midi. Le colonel rend compte que les tranchées allemandes dans le ravin de Montauban ne souffrent nullement des tirs de l’artillerie. Sur l’ordre du général de brigade, des gradés d’infanterie sont chargés de signaler les résultats du tir de l’artillerie sur les tranchées allemandes signalées. Cette observation, imparfaite, est longue à transmettre. Le tir de l’artillerie ennemie est nourri et fait des victimes. Notre artillerie tire court sur presque tout le front. Les bataillons n’avancent pas. La situation reste sans changement jusqu’à la chute du jour. Le tonneau d’eau annoncé pour le soir n’arrive pas parce qu’il a versé en route.
19 décembre - Suspension de l’attaque. Le soir le tonneau n’arrive pas, il chavire complètement. On ne peut porter toutes les distributions aux tranchées, tant le terrain est mauvais.
20 décembre -  Le tonneau d’eau arrive. Un cas de folie. Les hommes et même des officiers sont très déprimés. La relève dure toute la nuit tant le terrain est mauvais.
21 décembre - Belle attaque brusquée par la troisième compagnie, qui s’arrête aux fils de fer allemands. Fortes pluies dans la matinée.
23 décembre - Cantonnement à Cerizy. Toute la relève a été longue. Cantonnement humide et serré avec d’autres troupes nombreuses. Les hommes sont très fatigués.
27 décembre - Les hommes peuvent faire des ablutions à l’eau chaude. Arrivée de renforts ».

Un autre régiment, le 45 RI, a vécu les mêmes attaques au même endroit. L’un de ses membres a écrit ses mémoires, et c’est la même histoire, terrible et résignée :

« Dans la nuit du 16 au 17 Décembre 1914, l'attaque ayant été décidée brusquement, les 2ème et 3ème bataillons gagnent le village de Carnoy. Des sapeurs du génie vont, vers 3 heures du matin, placer discrètement à proximité des réseaux de fils de fer ennemis, de gros pétards attachés au bout de longues perches que l'on fera ramper sur le sol, des « crocodiles ». On profite des dernières heures de la nuit pour gagner en silence les tranchées d'où partira en premier lieu la 8ème compagnie. Son objectif est la cote 125 entre Carnoy et Montauban.

A 6 heures du matin, on fait exploser les crocodiles. Résultat nul : trop peu d'explosifs dont la plupart, d'ailleurs, font long feu. On espère alors ouvrir une brèche dans la fortification ennemie en coupant les piquets et les réseaux à la mitrailleuse. Le résultat n'est pas plus appréciable.

L'ordre d'attaque est néanmoins donné et la 8ème compagnie, sautant le parapet, se dirige vers les tranchées allemandes. Elle n'ira, hélas ! pas bien loin. Dès que son mouvement est commencé, les mitrailleuses ennemies ouvrent le feu et, avec des pertes déjà sévères, la compagnie regagne sont point de départ n'ayant pu constater qu'une chose, l'intégrité absolue du réseau défensif adverse.

Qu'importe ! A 10 heures, on reprend l'attaque. Le commandant de compagnie, un adjudant -chef et un sergent, chefs de section, sont grièvement atteints. Les morts et les blessés jonchent le terrain. Ceux qui n'ont pas été touchés, se plaquent au sol où, toute la journée, jusqu'à la nuit, ils devront rester sans faire un mouvement, car le moindre geste déclenche une rafale de mitrailleuse et équivaut à la mort.

Le 3ème bataillon, à son tour, part néanmoins à l'attaque pour reprendre la tâche que la 8ème compagnie n'avait pas pu achever. Placé à la droite du 2ème bataillon, sera-t-il plus heureux ? La réponse vient vite. Les hommes s'avancent en rampant hors de leurs tranchées et, dès qu'ils sont à bonne distance, les terribles mitrailleuses allemandes les stoppent sur place ou les obligent à regagner leur point de départ. Que fait donc notre artillerie ? Malheureusement peu de chose. De temps à autre, on entend une volée d'obus. Puis, après de longs silences, une volée nouvelle. Mais ce n'est pas cela qui fera taire les mitrailleuses qui nous causent tant de mal, ni même qui parviendra à ouvrir la brèche indispensable au succès de nos sanglants efforts.

A 15 heures néanmoins on décide de reprendre encore l'attaque. Tout le régiment, cette fois, va donner, le 3ème bataillon à droite, entre Carnoy et Maricourt, le 2ème bataillon au centre, à la sortie nord de Carnoy et le 1er bataillon à gauche entre Carnoy et Mametz. L'attaque ne dure pas longtemps : l'instant de quitter la tranchée. Puis, dès l'arrivée sur le terrain découvert, c'est la répétition des échecs de la matinée, les mitrailleuses qui crachent, les morts et les blessés alignés sur le sol, les survivants immobiles entre les lignes.

La nuit permet seule de revenir vers nos tranchées. On ramène des blessés, pas tous, au prix de mille efforts et de mille dangers. Dans les boyaux, on marche sur les morts. Le silence est effroyable. Les heures passées, couchés sur le terrain, à attendre la même mort qui avait frappé tant et tant de camarades, avaient laissé les hommes abrutis de tension nerveuse. Et pourtant, il fallait accomplir les gestes indispensables : l'évacuation des blessés, le ravitaillement en munitions, en eau, en nourriture, la remise en état des tranchées trop bouleversées.

Car le lendemain, le 18 Décembre, les ordres prescrivent d'attaquer encore dès le petit jour. Et c'est le renouvellement, prévu, des insuccès de la veille. Rien n'était changé : les réseaux et les mitrailleuses allemands étaient toujours là, notre artillerie était toujours aussi peu effective. Pourquoi aurions-nous réussi aujourd'hui ce que nous n'avions pu réussir la veille ?


Et c'est à nouveau les hommes qui tombent, les morts et les blessés qui ne se relèveront plus, les vivants qui resteront pareils aux morts, entre les lignes, jusqu'à la nuit salvatrice. Parmi ceux qui ne devaient jamais revenir, on comptait le commandant du 1er bataillon, tué en même temps que son adjudant, un vieil engagé volontaire qui avait laissé au Chili une importante situation pour venir mourir, héroïquement, sur la terre de sa Patrie en danger. Littéralement, la mitraille allemande nous cloue sur place. Tout mouvement est souligné par des rafales de balles. Dix tentatives nouvelles échouent, creusant des vides nouveaux et toujours plus cruels.

La nuit nous apporte la possibilité de regagner nos tranchées et de nous réinstaller un peu. Elle nous apporte aussi l'annonce attendue et inespérée de notre relève. Seul le 3ème bataillon restera en ligne, occupant les emplacements mêmes que nous tenions avant les attaques. La journée du 20 Décembre se passe au repos, à Bray sur Somme, pour les 2/3 du régiment. Le 3ème bataillon reste immobile en avant de Carnoy.

Le lendemain, le commandant décide de reprendre l'attaque avec des troupes fraîches. C'est à un régiment colonial qu'il importera de se lancer sur les fils de fer non détruits et d'enlever les mitrailleuses à la baïonnette ; Malgré la folie de l'entreprise, en plein jour, sans préparation d'artillerie, les officiers sortent des tranchées, en avant de leurs hommes qui les suivent. Presque tous sont tués aussitôt et l'attaque des coloniaux échoue comme les nôtres et pour les mêmes raisons. Cependant que sous un ponceau de la route de Péronne, un officier d'état-major s'étonnait de ne pas voir progresser ceux qui couchés sur le terrain, y conservaient l'immobilité sereine et définitive de la mort. Cette attaque devait être la dernière. Mais le secteur allait rester agité : il y a tant à faire, les tranchées à restaurer ou à modifier, les fils de fer à remettre en place pendant la nuit, les réseaux à amplifier, les morts à enterrer. La tâche est éreintante. Il pleut sans arrêt. C'est dans une boue qui colle et qui glace qu'on creusera les boyaux, qu'on charriera les rondins et mes madriers, qu'on fabriquera de précaires abris et qu'on prendra la garde, une garde de 6 ou 7 heures consécutives, coupées de fusillades, de salves d'artillerie et d'alertes perpétuelles.

C'est pendant les attaques de décembre que la classe 1914 avait rejoint le front. Arrivée en pleine bataille, pénétrée de l'esprit le plus noble et du patriotisme le plus ardent, elle devait voir son inexpérience de la guerre sanctionnée par des pertes les plus cruelles. La moitié de ceux qui devaient rester sur le terrain de Carnoy étaient des enfants de 20 ans. La flamme qui les animait s'était éteinte avant qu'ils eussent servi et leur vie s’achevait avant qu'ils eussent vécu.

Le jour de Noël avait été marqué par un calme impressionnant. On avait tacitement observé une trêve que les Allemands, à notre gauche, à Fricourt, avaient encore affirmée en sortant de leurs tranchées et en venant fraterniser avec les soldats du 205ème d'infanterie. Par contre, le27 Janvier, l'anniversaire du Kaiser avait été l'occasion de fusillades violentes. Nous ignorions la cause du bruit que nous entendions dans les lignes adverses et cette ignorance avait motivé un tir plus abondant qu'à l'ordinaire, ponctué largement par la voix du 75.

Dans la nuit du 27 au 28 Janvier, quand nous quittions Carnoy, relevés définitivement du secteur, le visage de la guerre, telle que nous allions la vivre pendant 4 ans, était réalisé. Les tranchées, les boyaux, les abris, les réseaux de barbelés, les villages évacués de leurs habitants, les maisons écroulées, les fermes incendiées, les arbres étêtés, le terrain bouleversé, les ruines, le désordre, le chaos, allaient constituer pour nous le cadre banal de nos habitudes et le paysage familier de notre existence ordinaire ».

Léopold Crouzet a sans doute été blessé lors des journées de fin décembre. Son régiment reste en effet en arrière du front pendant tout le mois de janvier. Il a été transporté au lycée de Bar-le-Duc, partiellement transformé en hôpital.


Pendant la guerre, le lycée national, l’actuel lycée Raymond Poincaré, voit une grande partie de ses locaux réquisitionnés par l’autorité militaire qui y implante à la fois un hôpital et la direction des étapes et des services de l’armée. Ce service, dirigé par un général, est chargé d’organiser le transfert des troupes, des vivres et des munitions, entre l’ arrière et le front. Son action sera capitale en 1916, durant la bataille de Verdun. A aucuns moments la vie scolaire n’est interrompue. L’internat et l’externat continuent au milieu du va et vient des officiers, des soldats, des infirmières, des médecins et des blessés. Les cours sont assurés pour un effectif amoindri : moins de 100 élèves sur 250 en temps normal. Lors des alertes, les lycéens, leurs professeurs et le personnel se réfugient dans les caves, puis les cours reprennent.

L’Anduzien Léopold-Louis Crouzet meurt des suites de ses blessures le 28 janvier 1915 dans cet hôpital, à l’âge de 36 ans.

A suivre…