LE BOIS DE LA TUERIE

48ème Semaine

Du lundi 28 juin au dimanche 4 juillet 1915

EN ARGONNE

Numa Boudouric, 112 RI
Mort le 20 juin 1915 au bois de la Gruerie (Meuse)



Au printemps 1915 l’armée allemande cherche à faire une percée dans le secteur de l’Argonne, à l’Ouest de Verdun. Rompre à cet endroit les lignes française permettrait de préparer l’encerclement de cette ville symbole. Ce secteur a déjà connu depuis six mois de nombreux affrontements qui ont permis à l’armée allemande, dirigée par le prince héritier lui-même, de bien connaître le terrain et de soigneusement préparer son offensive.

L'Argonne, c'est un petit massif forestier enserré entre l'Aisne et son affluent l'Aire, long de plus de 60 km, large de 12, entre la Champagne et la Lorraine. Il n'est pas très élevé, ne dépassant jamais 300 m dans la partie sud. Mais à cause de la nature du sol (une sorte de calcaire argileux), il forme un inextricable enchevêtrement de crêtes aiguës et de plateaux recouverts d'une végétation assez maigre - chênes rabougris, bouleaux blancs, sorbiers, conifères, fougères - séparés par de vrais gouffres.  Pour les Allemands il faut percer dans ce massif, pour les Français il faut le leur interdire.

Du côté français, cette partie du front est tenue en juin par la IIIe armée, commandée par le général Sarrail et composée entre autres du 32ème corps, dont fait partie le 112 RI de Numa Boudouric. Si la plupart des soldats, qui occupent des secteurs relativement calmes, se trouvent à cette époque dans un état physique et moral satisfaisant, il n’en va pas de même du 32ème corps. Depuis son arrivée en Argonne en janvier, il a subi des pertes considérables, dû soutenir des luttes incessantes, et n’a jamais eu le moindre repos : sa relève est devenue nécessaire. Mais d’autres impératifs stratégiques ont fait retarder ce mouvement, et le régiment est resté au front.

A partir du 20 juin, les allemands entreprennent une série d’offensives très vigoureuses, toutes conduites d’après le même plan et les mêmes principes. Elles sont préparées par un bombardement d’une extrême violence avec des pièces de tous calibres qui, pendant plusieurs jours, écrasent les première et deuxième lignes françaises. Puis, tandis que de puissants lance-bombes achèvent de détruire les ouvrages, des bombardements par obus asphyxiants sont exécutés contre la deuxième ligne, les positions de batterie, les postes de commandement, ainsi que sur les principaux carrefours et ravins qui, dans cette forêt touffue et accidentée, sont des points de passage obligatoires pour les réserves. L’attaque d’infanterie est lancée ensuite sur un large front.

Le bois de la Gruerie vu par Félix Valloton
Historique du régiment : « Le 16 juin 1915, le 112 RI prend en Argonne le secteur de la Gruerie qu’il devait défendre jusqu’au 13 juillet. Pendant cette courte période, le régiment fit preuve d’un splendide moral, attaqué par deux divisions ennemies du 20 juin au 4 juillet, repoussant tous les assauts, bravant toutes les pertes. Les journées les plus dures furent celles du 20 et 30 juin ; le secteur reçut 80.000 obus asphyxiants. Les pertes furent élevées : 31 officiers et plus de 2.000 hommes mis hors de combat. Nombreuses furent les actions d’éclat qui attestèrent le moral élevé du régiment dans cette terrible période. Le sous-lieutenant Fantoni, chef d'une section de mitrailleuses, démonta, nettoya et remit en batterie sous le feu de l'artillerie une de ses pièces enrayée ; il arrêta net l'élan d'une section allemande. Le sous-lieutenant Raynaud fut tué en entraînant sa section pour une cinquième contre-attaque.
Le sergent Gaillon, releva, chargea sur son dos une mitrailleuse dont le trépied avait été brisé, et ordonna au tireur de la mettre en action ; le dos à vif, écorché et brûlé, il ne faiblit pas un seul instant.
Le soldat Scanavino, agent de liaison du colonel, assura à quatre reprises dans la même matinée la transmission des ordres aux bataillons en ligne. A la cinquième fois, il revint au bout de deux heures, titubant, couvert de sang. Le malheureux était criblé d’éclats de minen et, de plus, avait six balles de mitrailleuse dans le corps ; il se présente au colonel Ferradini, commandant la brigade. Par signes il demande de quoi écrire, mais tombe mort en murmurant dans un souffle : Peux pas... ».


Dans son journal le soldat Séraphin Nicolas, du même régiment que Numa Boudouric, le 112 RI, écrit : « 20 juin 1915 - Depuis 3 heures du matin, le canon tonne avec fracas et sans arrêt. Il est 7 heures ; que de mitraille est tombée sur le village ! C’est réellement affolant. Heureusement que nous sommes abrités dans les cavernes. C’est bien triste de vivre ainsi. Mais à mesure que la journée arrive, plus triste elle devient, pour être enfin une grande et terrible journée de bataille, où nos hommes devant faire face à une formidable attaque ennemie sont décimés par un ouragan inconcevable de projectiles de toutes sortes.
Grâce à leurs obus asphyxiants, jetés en grande quantité sur la deuxième ligne, les boches ont attaqué en masse notre première ligne arrosée préalablement par un nombre considérable de minenwerfer.

Nos hommes ont lutté héroïquement contre la sauvage poussée de l’ennemi sous une avalanche formidable d’acier. Des corps à corps se sont produits dans nos tranchées où l’on s’est tué à la baïonnette. Le bois, le village sont criblés d’obus. Quelle horrible journée ! Que de souffrances ! Que de tortures!
Je suis parti à 8 heures du soir de Vienne, pour aller porter la soupe aux hommes de liaison. Dans le boyau, j’ai eu beaucoup de peine à lutter contre les gaz asphyxiants, ma gorge me piquait, mes yeux me cuisaient horriblement, je toussais beaucoup. Mon masque m’a protégé efficacement, sans lui je serai tombé inanimé. En pleine fusillade, je suis arrivé au poste du colonel. Je redescends en pleine attaque, les mitrailleuses crachent follement, les balles sifflent. Dans le boyau, 4 cadavres horriblement déchiquetés gisent là. C’est un spectacle navrant.
Je retourne à Vienne sain et sauf. Le village a été bombardé avec rage de 3 heures du matin à 6 heures du soir. Jamais depuis Dieuze, on avait tant souffert.
Dans quel misérable secteur sommes-nous tombés !… ».

Positions allemandes au bois de la Gruerie
JMO du 55 RI, étroitement lié au 112 RI dans cette attaque : « 20 juin – A trois heures le Régiment doit commencer la relève du bataillon de première ligne. Vers 2 h 30 l’artillerie ennemie commence à tirer sur tout le secteur y compris le boyau de communication conduisant à Vienne-le-Château. Le tir de l’artillerie ennemie deviendra de plus en plus violent pendant tout le temps que durera son attaque et nos contre-attaques. L’ennemi tire des obus asphyxiants qui incommodent fort, surtout dès les débuts. Les yeux pleurent et la respiration devient difficile. Tous les hommes sont pourvus de lunettes et de sachets tampons qui permettent d’éviter dans une grande mesure les effets des gaz asphyxiants. L’attaque de l’ennemi surprend les hommes pendant la relève. La première ligne de défense est perdue en grande partie. Dès le début de l’action la 4ème Cie supporte le choc de l’attaque. Les tranchées qu’elle occupe sont bouleversées par un tir très précis de minen qui enterre une partie de la garnison. Après la préparation de l’artillerie, l’infanterie ennemie attaque et prend pied sur la première ligne. Le capitaine Bongarçon, blessé, est fait prisonnier ainsi qu’une centaine d’hommes portés par la suite comme disparus. Le capitaine Bayancé, du 112ème, prononce une première contre-attaque avec les éléments dont il dispose. Cette contre-attaque ne réussit pas, l’ennemi s’étant fortement organisé sur la position conquise. Une nouvelle contre-attaque est faite à 17 h 30 après une préparation de notre artillerie dont le tir d’efficacité dure environ dix minutes. Elle a lieu sur les deux points extrêmes de la ligne prise par l’ennemi. La contre-attaque de gauche réussit à progresser de 70 m environ. La contre-attaque de droite ne peut avancer malgré plusieurs poussées énergiques successives. Les contre-attaques se font à l’aide de pétards de cheddite dont il est fait une grande consommation. En l’espace d’une heure on lance plus de 4.000 pétards. L’ennemi répond par les mêmes armes. On organise immédiatement la partie de tranchée reconquise et un solide barrage est construit à l’aide de sacs à terre. Les pertes sont les suivantes : 21 officiers et 545 hommes ».

C’est au cours de cette journée du 20 juin 1915 que le soldat Numa Boudouric est tué. Il avait 35 ans.

Les jours suivants la bataille continua. Le 112 RI resta sur ses positions en continuant le même type de combats jusqu’au 4 juillet. Il ne fut relevé que le 8 juillet.

Après un mois de lutte acharnée, l’offensive ennemie parut arrêtée. Les Français avaient perdu leur première ligne et une partie de la deuxième sur toute la largeur de la forêt, mais ce recul n’était guère que de 400 mètres en moyenne ; il n’atteignit 1 kilomètre environ que dans la région de Bagatelle. Par deux fois, les 30 juin et 13 juillet, la situation avait paru critique et les progrès de l’ennemi n’avaient été enrayés qu’aux prix de très lourds sacrifices.

Pertes du 32ème Corps d’Armée entre le 20 juin et le 20 juillet :
- Officiers : 80 tués, 199 blessés, 50 disparus.
- Hommes de troupe : 1.552 tués, 10.020 blessés, 4.040 disparus.

Pertes des deux autres Corps d’Armée engagés au même endroit entre le 20 juin et le 20 juillet :
- Officiers : 53 tués, 138 blessés, 133 disparus.
- Hommes de troupe : 1.589 tués, 7.182 blessés, 7.369 disparus.

Total des pertes pour cette bataille de l’Argonne en un mois : 32.405 hommes.

Le bois de la Gruerie fut rebaptisé par les soldats le bois de la Tuerie.

A suivre…