55ème semaine
Du lundi 16
au dimanche 22 août 1915
UN MILITAIRE INDOCILE
Jean-Philippe
Thérond (1878-1937), des bat d’af à Salonique
Nous poursuivons ici
le récit de la participation de quelques uns des jeunes gens de notre région à
cette guerre meurtrière. Aujourd’hui c’est encore à Madame Annie Thérond que
nous devons les éléments personnels qui suivent. Après le récit sur son premier
grand-père, Alphonse-Paul Plantier (voir semaine 51), voici le récit concernant
son second grand-père.
Jean-Philippe
Thérond est né le 12 janvier 1878 à Quissac. Au moment de l’appel de sa classe,
en 1898, il exerce la profession de cultivateur, comme Alphonse-Paul Plantier
qui est de deux ans son ainé. Mais son fascicule de mobilisation précise :
« Boisselier » (Le boisselier est un artisan fabriquant des objets en
bois cintré).
Il est incorporé au 3ème
régiment de zouaves, à compter du 24 novembre 1899. Il est d’abord envoyé en Algérie
(à Batna) pendant trois ans. Mais ce n’est pas un soldat facile : le 12
juin 1902 il est condamné par un conseil de guerre à trois ans de prison ferme
pour « vols militaires et complicité de vols ». Une première remise
de peine de trois mois lui est accordée le 10 décembre 1903, puis une seconde
d’encore trois mois le 10 juillet 1904, il est alors affecté au 5ème
bataillon d’Infanterie légère d’Afrique (BILA), l’un de ces fameux « bat
d’af » auxquels on envoyait volontiers les fortes têtes.
L'infanterie légère
d'Afrique avait été créée pour recycler les militaires condamnés à des peines
correctionnelles par la justice militaire, et des militaires sanctionnés par
l'envoi dans les compagnies de discipline. Elle n'était donc pas une formation
disciplinaire au sens strict. Cependant, il est indéniable qu'il y régnait une
discipline bien plus forte que dans les autres unités de l'armée. Ceux du 5ème
BILA avaient pris le surnom de Joyeux, qui s’étendit bientôt aux autres
bataillons. La « spécificité » de son recrutement, qui y réunit d'abord des
militaires au casier chargé, puis à partir de 1889 un bon nombre de voyous, fit
des bataillons d'Afrique un endroit privilégié pour forger les réseaux du
milieu criminel de l'entre-deux-guerres. Ils avaient, dit la tradition, tatoué
sur les jambes « Marche ou Crève » et parfois sur les bras « Né sous
l'étoile du malheur, mort sous l'étoile du bonheur » en hommage à leur fétiche,
l'étoile du bazar. C'est à cela qu'ils étaient reconnus et respectés, voire
craints, non seulement dans le milieu mais aussi dans la société civile. Leur
seul point commun était le casier judiciaire. Mais dans l’ensemble, ils
passaient pour être extrêmement redoutables, non seulement pour les ennemis,
mais aussi pour les troupes des autres corps.
Jean-Philippe
Thérond passe deux ans dans ce bataillon en Tunisie puis est libéré le 19 avril
1905. Il finit par être réhabilité de sa condamnation le 16 juin 1909.
Il est pourtant
encore condamné en juillet 1910 à six mois de prison pour « révolte en
armes au nombre de quatre ». Il effectuait à ce moment-là une période d’exercice
de quinze jours, comme cela se faisait souvent à cette époque. Mais cette
condamnation aussi sera effacée, par une loi d’amnistie du 29 avril 1921. Et
cela ne l’aura pas empêché de recevoir ses certificats de bonne conduite.
Et puis c’est la
guerre contre l’Allemagne. Jean-Philippe Thérond est immédiatement incorporé dans
le principal régiment de Nîmes, le 40ème d’infanterie, dans lequel
il fera toute cette longue guerre.
Ce régiment comprend
environ 3200 hommes, presque tous originaires du Gard ou des proches
départements. Il fait partie de la 15ème région militaire. Dès les
premiers jours d’août 14 il est engagé dans une offensive prématurée,
aventureusement engagée par un général avide de gloire. C’est un désastre à
Lagarde puis à Dieuze. Alors, comme il faut un bouc émissaire, ce seront les
régiments de cette région, les « méridionaux », qui seront accusés de
lâcheté malgré leurs pertes épouvantables, et cette sale réputation les suivra
longtemps.
Ensuite ce sont toutes
les grandes batailles de France, et leurs lieux de sinistre mémoire :
- septembre
14 : première bataille de la Marne
- fin 14 et début
15 : Tranchées dans les bois de Forges et de Malancourt,
- été 15 :
Massiges, ferme des Marquises,
- fin 15 et
début 16 : défense de Reims,
- Eté 16 :
Verdun, Soissons…
Au cours de ces actions
le 40 RI a reçu à plusieurs reprises des félicitations officielles, qui ont
souvent donné lieu à des citations. En voici trois :
« Ordre du jour du régiment : A fait
preuve le 11 novembre 1914 de beaucoup de ténacité, de courage et d’audace en
enlevant à la baïonnette des positions retranchées occupées par l’ennemi ».
« Ordre du jour du régiment : A fait preuve
d’une grande bravoure et d’une ténacité exemplaire en se portant par trois fois
dans la nuit du 17 au 18 novembre 1914 à l’attaque d’une position ennemie très
solidement défendue, ne se laissant démoraliser ni par les pertes nombreuses
qu’il subissait, ni par la résistance opiniâtre de l’ennemi. Allait se porter
une fois encore à l’attaque de cette position lorsqu’il a reçu l’ordre de
s’arrêter ».
« Citation à l’ordre de l’Armée : La 10ème
Cie du 40ème R.I. chargée d’enlever le 17 février 1915 un bois organisé et
occupé par l’ennemi, s’est lancée brillamment à l’attaque, a enlevé le bois à
la baïonnette, s’y est organisée rapidement et s’y est maintenue malgré un
bombardement violent d’obus de gros calibre et de bombes.
Quoiqu’elle ait perdu tous ses officiers, son adjudant
et environ la moitié de son effectif, a repoussé le 18 au point du jour deux
vigoureuses attaques allemandes dont la première était préparée par
l’artillerie, et s’est maintenue sur la position conquise ».
Puis c’est
l’affectation sur le front d’Orient, plus exactement en Macédoine.
Après l’échec de
l’occupation des Dardanelles, l'expédition de Salonique, autrement dénommée Front
d'Orient, est une opération menée par les armées alliées à partir du port grec
macédonien de Salonique et destinée :
- dans un premier
temps, à soutenir l'armée serbe lors de l'invasion de la Serbie, à l'aide,
notamment, des troupes évacuées des Dardanelles ;
- dans un deuxième
temps, à reconstituer cette armée après sa déroute à travers l'Albanie et son
évacuation par les ports de la côte Adriatique ;
- dans un troisième
temps, à fixer les troupes des Empires centraux et des Bulgares, en particulier
après la capitulation de la Russie à Brest-Litovsk ;
- dans un quatrième
temps, à ouvrir un front en Orient pour délester le front occidental.
La partie de la Macédoine occupée par les troupes alliées est très
accidentée, faite de massifs montagneux abrupts et de quelques plaines
encaissées. Les routes sont rares et en mauvais état. Le pays a un aspect
désertique et un climat très dur. A l'été long et très chaud (50° à l'ombre)
succède un hiver assez court mais très froid (-20°).
Mais pour commencer il
faut y aller, à Salonique. Or la méditerranée est à ce moment-là infestée de
sous-marins allemands qui coulent tout ce qui passe à leur portée. Et le
transport du 40 RI début janvier 1917 ne sera pas épargné.
Plusieurs navires
assurent le transport des soldats et de leur équipement, notamment les très
nombreux mulets indispensables aux opérations en montagne, ce sont entre autres
le Colbert, le Paul Lecat et l’amiral Magon.
A la mi-janvier 1917
le 40 RI embarque sur les navires
« Paul Lecat » et « Amiral Magon ».
Le 26 janvier
l’Amiral Magon est torpillé. Voici le récit de Gaston Jouanen, soldat de ce
régiment : « Je ne devais pas
prendre ce bateau. Ma soeur Berthe vivait à Marseille. Elle était employée de
maison. Cela faisait plus de deux ans que j'étais au front. J'en avais vu des
morts, des blessés, disparus... Je partais à Salonique et il fallait que je la
voie avant de partir, peut être une dernière fois ! Lorsque je suis arrivé chez
ses patrons, elle était sortie. J'ai dû attendre. Nous avons parlé et puis elle
m'a raccompagné à la Joliette. Lorsque nous sommes arrivés, le bateau venait de
quitter le quai (NDLR : vraisemblablement le "Paul Lecat").
J'ai été conduit aux arrêts au fort St-Jean entre des
soldats "baïonnette au canon". Il y avait parmi eux un Gagnièrois :
un nommé "Bruneton". Il était gêné, il m'a dit : "Gaston, je
suis obligé..." et je lui ai répondu : "Fais ce que tu as à faire! Ne
te tracasses pas !".
Finalement, j'ai embarqué sur l'Amiral Magon avec le
reste du Régiment. Cela faisait plusieurs jours que nous étions en mer. Le 25
au matin, vers 11 heures, il y a eu une alerte. J'ai vu arriver la torpille. Je
me suis dit : "si elle ne me tue pas je suis sauvé !" L'explosion, un
bruit et une panique épouvantable ; des jeunes qui étaient en train de se noyer
dans la cale criaient. Ils ne pouvaient pas sortir ; des mulets ruaient,
donnaient des coups de pieds. On mettait à l'eau des canots de sauvetage, des
radeaux grands et petits. J'étais affairé à jeter à l'eau des radeaux. Avec un
couteau, on coupait les cordes qui les retenaient. Il y avait un marchand
ambulant qui criait autour de nous "Sauvez ma cantine! Sauvez ma
cantine!". Sa cantine, on l'a jetée par dessus bord !
Quand le dernier radeau a été jeté à la mer, je me
suis dit : "celui-là, il est pour moi!" J'ai regardé la photo de ma
mère qui était dans mon portefeuille, reboutonné ma veste, et puis j'ai plongé.
Il y avait maintenant des mulets dans l'eau. Ils
voulaient monter sur les radeaux, sur tout ce qui flottait, même sur des gens
qui nageaient autour. Ils en ont fait noyer beaucoup.
La mer était mauvaise,
il y avait des naufragés dans
l'eau qui appelaient au secours. J'ai eu du mal à atteindre le radeau. Certains
se lamentaient, d'autres pleuraient et cela semait la panique. Un autre Gagnièrois, Ferdinand Beauzely, était avec moi sur le bateau et je ne le
savais pas. On s'est rencontré sur l'eau.
On a attendu. Vers la fin de la journée, on a vu, à
l'horizon, comme une fumée de cigarette. En rien de temps, un bateau a été sur nous. On en pouvait plus. Des marins
nous ont attrapés "comme des ballots de linge" et nous ont hissés à
bord. On était sauvés. On nous a donné des vêtements secs : des uniformes de
marins. ...
A Salonique, avec d'autres "retardataires",
nous avons été interrogés par des officiers pour savoir pourquoi nous avions
manqué notre bateau. On n'a pas été punis. On nous a dit que le naufrage avait
été suffisant comme punition.
Mais après, un lieutenant est venu nous voir et nous a
dit : "Vous avez eu de la chance! Vous méritiez douze balles dans la
peau!". Je le connaissais, il habitait St Paul, il était de Mentaresse.
J'ai rien dit, mais j'ai pensé : "Après la guerre, je reviendrai t'en
parler!". Je n'ai pas eu à le
faire. J'ai su qu'il avait été tué… ».
Quelques mois plus
tard, ce fut le Colbert qui fut torpillé et coula en six minutes.
Sur place c’est une guerre
obscure, menée dans de petits postes isolés, contre des bandes autant que
contre des armées. La férocité avec laquelle les Roumains et les Bulgares se
battent épouvante les Français. Et pour n’avoir pas reçu les lauriers
généreusement distribués à ceux de la Marne ou de Champagne, ceux de l’Orient
n’en ont pas moins beaucoup souffert.
Sur un total de 400.000 soldats
français enrôlés en Orient, il y aura 10.000 morts au combat, 10.000 morts du
paludisme, 10.000 morts de dysenterie, de typhus, de scorbut ou de grippe
espagnole et 150.000 impaludés qui ne seront jamais reconnus blessés de guerre.
A partir de novembre
1918 une partie du 40 RI sera engagé en Europe centrale dans divers mouvements
autour du Danube et contre la nouvelle armée rouge des
« bolcheviks », mais Jean-Philippe Thérond n’en fait plus partie, il
a été rapatrié en novembre 18, date à laquelle on le retrouve à l’hôpital de
Bizerte où il soigne une grippe du 4 au 11. Est-ce la nouvelle de l’armistice
qui l’a subitement guéri ? Toujours est-il qu’il finit par être
définitivement libéré le 22 janvier 1919.
A son retour à la
vie civile, après cette longue période d’aventures, Jean-Philippe Thérond est
revenu à Sauve où il reprend d’abord son ancien métier de boisselier puis
devient garde-champêtre. Il décède le 6 septembre 1937.
A suivre…
- Médaille
interalliée de la Victoire, portant en avers une victoire ailée et en revers la
mention « La grande guerre pour la civilisation »,
- Croix du
combattant,
- Médaille de Verdun,
- Médaille
commémorative d’Orient,
- Médaille
commémorative serbe.
Diplôme serbe de
participation aux combats sur ce territoire en 1916/1918.