DÉROBADE VOLONTAIRE AU DEVOIR DE GUERRE

57ème Semaine

INSOUMIS ET DESERTEURS (1/2)

La semaine précédente (semaine 056), nous avons présenté le cas de deux soldats ayant été inculpés d’avoir favorisé la désertion de deux de leurs camarades. Arrêtés sur le champ ils sont passés devant le conseil de guerre et ont été fusillés. Mais leurs camarades, ceux qui s’étaient enfuis, qu’étaient-ils devenus ? Quel était le sort que la France réservait à ceux qui ne voulaient pas faire cette guerre ?

Il faut tout d’abord préciser le sens des mots employés. Dans le langage courant, la notion d'insoumission est souvent confondue avec celle d'objection de conscience ou celle de désertion.
L'objection de conscience est un refus préalable de se soumettre à l'assujettissement au service militaire.
L'insoumission, elle, est un refus d'exécuter "l'ordre de route", à sa réception. Le délai accordé pour l'exécution de  cet ordre est de 8 à 15 jours en temps de paix et selon la loi de 1913, tout homme mobilisé qui n'a pas rejoint son corps dans un délai de 2 jours est déclaré insoumis. Celui qui n'a pas respecté ce délai, l'insoumis, est passible du conseil de guerre, et risque des peines d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à 5 ans. De plus les insoumis sont privés de leurs droits civiques. La loi prévoit aussi des sanctions pour ceux qui emploient, cachent, encouragent les insoumis ou font de la propagande en leur faveur. 
La désertion ne concerne que les militaires en service et abandonnant leurs postes en temps de guerre comme de paix. Il y a une gradation dans la désertion. La désertion à l'intérieur est moins grave que la désertion à l'étranger: le soldat, volontairement ou non, ne quitte pas le territoire français. Ne pas rejoindre son unité après une permission, la quitter pendant une période de repos, loin de l'ennemi, ne constituent pas les infractions les plus graves. Abandonner son poste devant l'ennemi, refuser d'obéir et déserter au front sont des actes lourds de conséquences. La désertion à l'ennemi reste le cas le plus rare et aussi celui dont la sanction est la plus lourde: les soldats sont passibles de la peine de mort par contumace.

La France du début du 20ème siècle avait été secouée par de violents mouvements idéologiques et sociaux : séparation de l’Eglise et de l’Etat (1905), affaire Dreyfus (1894-1906), développement d’un mouvement anarchiste, illustré par la bande à Bonnot (1911-1912). Les gouvernements étaient plutôt à gauche, l’armée plutôt à droite. Alors chacun préparait ses arrières, notamment par des systèmes de fiches individuelles pistant l’adversaire réel ou supposé. Pour le gouvernement ce sera la mise en œuvre d’un fameux « carnet B ».


L’affaire remonte à la nomination du général Boulanger au ministère. Le 7 janvier 1886, soutenu par Clemenceau et par les radicaux, il entre comme ministre de la Guerre dans le troisième cabinet Freycinet. Il met en œuvre une intense politique de rénovation de l'armée, dans ses équipements (adoption du fusil Lebel) comme dans sa doctrine.

Mais Boulanger porte aussi un vif intérêt à ce qui lui paraît un chantier essentiel dans la préparation de la «Revanche», et la mesure préalable à toute autre réforme : l’organisation de la mobilisation. Celle-ci s’appuie sur la Gendarmerie nationale qui doit encadrer l’ensemble du territoire, veiller sur l’exécution dans chaque village des prescriptions de l’autorité militaire, et en dernier lieu assurer la mise en route des conscrits et des rappelés. Elle lui semble en outre toute disposée pour assurer la surveillance des populations, et notamment des étrangers et suspects d’espionnage. Il fait donc adopter la loi du 18 avril 1886, qui portera son nom, pour établir et renforcer les pénalités contre l'espionnage. Par l’instruction ministérielle du 9 décembre 1886, il ordonne explicitement à la gendarmerie, sous l’autorité du préfet, de surveiller les étrangers. Le carnet A recense dans chaque département les noms des étrangers résidant en France en âge de servir les armées, le début du fichier des étrangers des préfectures. Le carnet B recense ceux des étrangers et des Français soupçonnés d’espionnage ou d’antimilitarisme.

Georges Clemenceau réoriente à partir de 1907 le fichier pour surveiller surtout les anarchistes et antimilitaristes, tout en en laissant la gestion à la gendarmerie. Enfin, en 1909, le ministère de l'Intérieur décide d'ajouter au Carnet B, tous les Français susceptibles d'entreprendre des actions antimilitaristes pouvant troubler l'ordre public ou gêner la mobilisation : leaders anarchistes, syndicalistes et révolutionnaires qui devraient être arrêtés en cas de conflit car ils avaient exprimé l'intention d'empêcher l'effort de guerre. En 1914, 2.481 noms de "suspects au point de vue national" sont inscrits au carnet B : 561 noms d’étrangers et 149 noms de Français suspects d’espionnage, soit 710, moins du tiers, et 1 771 pour d’autres motifs.

Dans une très fine étude sur ce « Carnet B » (parue dans le bulletin trimestriel de l’Institut Français d’histoire sociale), Jean-Jacques Becker et Annie Kriegel expliquent :
« Qu'est-ce, en effet, que le Carnet B ? La meilleure définition en a été donnée lors du procès Malvy, en février 1918. La voici : « Ce carnet B dont on a beaucoup parlé, peut-être parce que c'était mystérieux et qu'on ne savait pas exactement en quoi il consistait, est un répertoire... Ce carnet était divisé en deux catégories : les Français et les étrangers, chaque partie subdivisée en deux : les gens suspects d'espionnage et les gens dangereux pour l'ordre social... Les individus considérés comme dangereux pour l'ordre social étaient les révolutionnaires, les syndicalistes et les anarchistes, partisans de la propagande, par le fait, du sabotage et de l’antimilitarisme. Le Carnet B était un véritable dispositif de sécurité nationale. On avait imaginé un système qui permettait de surveiller les suspects, de suivre leurs déplacements et de se rendre compte à tout moment de ce qu'ils faisaient. » Le même témoin précise, dans la suite de sa déposition, à la demande d’un juré, qu'il n'y avait pas plus de 1.500 Français inscrits sur un total de 2.400 à 2.500 noms. Le Carnet B était donc à proprement parler un répertoire national : il avait été dressé à partir de fiches établies à l'échelle préfectorale. Notre premier souci fut donc de rechercher le Carnet B lui-même. Il s'avéra très vite qu'on n'en trouvait nulle trace dans le fonds déposé par le ministère de l'Intérieur aux Archives nationales. Les services du ministère, consultés, déclaraient d'ailleurs, après recherche mais sans entourer cette affirmation d'autres précisions, que le Carnet B avait été détruit en 1940. Sans doute, à défaut de répertoire global, avons-nous repéré plusieurs séries de listes de personnages tenus pour subversifs à des titres divers. Les services de police avaient, en effet, dressé avant 1914 un état des anarchistes, l'Etat vert, d'ailleurs incomplet. 

Ils avaient encore établi, à la fin de 1911 ou au début de 1912, un état des « principaux révolutionnaires » de Paris, comptabilisant 141 noms, et de province, comptabilisant 207 noms : à chaque nom, étaient accolés des renseignements biographiques ou politiques parmi lesquels, pour certains mais non pour tous, figurait la mention de leur inscription au Carnet B ; mail il semble que la chose n'ait pas été faite systématiquement puisque des militants, dont on sait par ailleurs pertinemment qu'ils étaient inscrits au Carnet B, ne sont pas ici signalés comme tels. Pendant la guerre encore, en 1915-1916, furent établies des listes précisant la situation militaire de militants anarchistes, syndicalistes, socialistes, qui s'étaient fait remarquer depuis la mobilisation par leur prise de position révolutionnaire ou pacifiste. Une première de ces listes comprend 200 noms, mais aucune indication n'est donnée quant à une éventuelle inscription préalable au Carnet B ; au contraire pour une seconde liste de 400 noms, l'inscription de l'intéressé au Carnet B est précisée dans 94 cas. Enfin, il existe un « Répertoire général », dont il est difficile de préciser l'objet : il rassemble, en effet, plusieurs centaines de noms parmi lesquels des noms connus de militants révolutionnaires, mais aussi ceux de personnalités disparates, Léon Daudet, Gustave Téry. Si l'on compare entre elles ces différentes listes, on est étonné de ne trouver que de rares concordances : tel figure sur telle liste, et ne figure pas sur telle autre dont l'objet semble exactement similaire. Finalement les critères qui ont servi à leur établissement nous échappent ».

Une remarque incidente s’impose en 2015 par rapport aux chiffres énoncés : 2.481 suspects en 1914 ! Comme cela nous semble ridiculement petit, en notre temps de surveillance et de suspicion de masse…


Toujours est-il que juste avant le conflit le gouvernement est inquiet. Le ministre de la guerre, Massimy, estime en 1913 qu’il y aura 13% de refus de marcher.

Mais au moment de l’ouverture du conflit les choses ne se passent pas comme l’avait redouté le gouvernement. Le 31 juillet 1914, à l'annonce de l'assassinat de Jean Jaurès, le gouvernement qui se réunit dans la nuit craint des réactions violentes dans les grandes villes, et retient dans la capitale deux régiments de cuirassiers en instance de départ pour la frontière. Cependant, rapidement, les rapports qu’obtient le ministre de l’Intérieur Louis Malvy lui font estimer que les organisations de gauche ne vont pas déclencher de troubles. « L’assassinat de M. Jaurès n’a causé dans les esprits qu’une émotion relative. Les ouvriers, les commerçants et les bourgeois sont surpris douloureusement, mais s’entretiennent beaucoup plus de l’état actuel de l’Europe. Ils semblent considérer la mort de Jaurès comme liée aux évènements actuels beaucoup plus dramatiques. » (Xavier Guichard, directeur de la police municipale de Paris, rapport adressé le 1er août 1914 à 10 h 25 au ministère de l’Intérieur). Dans le même temps, la direction du Parti socialiste fait savoir qu’elle n’appellera pas à des manifestations.

Le 1er août à 14 h 25, afin de ne pas empêcher le ralliement des ouvriers à la guerre par la décapitation des syndicats et rassuré par la réaction des instances nationales de la CGT, le ministre de l’Intérieur, Louis Malvy, décide, dans un télégramme adressé à tous les préfets, de ne pas utiliser le Carnet B : « N'appliquez pas intégralement même en cas d'ordre de mobilisation instructions sur application du carnet B l'attitude actuelle des syndicalistes et des cégétistes permet de faire confiance à ceux d'entre eux qui sont inscrits. Exercez seulement à leur égard surveillance attentive mais discrète en ce qui touche anarchistes inscrits prenez dès l'ordre de mobilisation mesures individuelles qui vous paraitraient absolument indispensables à l'égard de ceux qui vous semblent constituer un danger réel immédiat surveillez étroitement les autres en ce qui concernent étrangers inscrits. Appliquez instructions demain matin sauf contre ordre ».

Et loin des 13% redoutés il n'y eut que 1,5 % de réfractaires au moment de la mobilisation.


La gendarmerie, en 1920, faisait état de 66.678 arrestations de déserteurs à l'intérieur pour toute la durée de la guerre. En tout, le nombre de déserteurs semble avoir été de 80.000 à 90.000. Le nombre des condamnations pour désertion augmente brusquement pendant et après les mutineries de 1917. En 1936, l'état-major a détaillé en une savante addition près de 100.000 cas de "dérobades volontaires au devoir de guerre" de 1914 à 1918, ajoutant les désertions à l'ennemi, aux armées, à l'intérieur et à l'étranger, à l'insoumission. Mais il précise que « ces chiffres ne doivent pas être considérés comme représentant une exactitude absolument rigoureuse, car aucun service de statistique n'a réellement fonctionné pendant la guerre ».

Pour clore cet épisode revenons un moment sur celui qui avait pris en 1914 la décision de ne pas arrêter à titre préventif les réfractaires potentiels, Louis Malvy.
Député radical-socialiste du Lot, il a été choisi en 1914 comme ministre de l'Intérieur, poste qu'il conserve dans les ministères Briand et Ribot jusqu'en 1917. Cette année là, Léon Daudet, directeur du journal royaliste L'Action française (celui-là même qui figurait sur une des listes des suspects), adresse au Président de la République Raymond Poincaré une lettre accusant Malvy de trahison. A la demande de ce dernier, la lettre est lue devant les députés par Paul Painlevé, président du Conseil et ministre de la Guerre, le 4 octobre 1917.

Malvy y est accusé d'avoir fourni des renseignements à l'Allemagne sur les projets militaires et diplomatiques français, en particulier le projet d'attaque du Chemin-des-Dames, et d'avoir favorisé les mutineries militaires de juin 1917.

Malvy sait qu'il a de nombreux ennemis. Ses adversaires politiques, au nombre desquels on trouve Clemenceau, lui reprochent la nonchalance de son action comme ministre de l'Intérieur. Une violente campagne de presse s'étant déclenchée contre lui, il compte y mettre un terme en provoquant un débat devant la Chambre des députés, non « pour se disculper d'actions aussi folles que grotesques », explique-t-il, mais pour que le nouveau gouvernement dise « si l'union sacrée peut être exploitée contre ceux-là même qui l'ont le plus scrupuleusement respectée ».

Espérant être lavé de tout soupçon, il demande la constitution d'une commission de 33 membres chargés d'examiner s'il y a lieu de le mettre en accusation pour crimes commis dans l'exercice de ses fonctions ministérielles. Mais la commission n'a pas juridiquement le pouvoir de juger et ne peut, après avoir voté la mise en accusation, que renvoyer l'affaire devant le Sénat constitué en Haute Cour de justice. Malvy ayant démissionné en septembre 1917, c'est la première fois que cette juridiction d'exception est saisie d'une inculpation contre un ancien ministre. Aussi, est-il nécessaire de voter une loi définissant la procédure à suivre. Ce texte est promulgué le 5 janvier 1918.

Dès lors, le procès peut avoir lieu. Les débats occupent une douzaine d'audiences sous la présidence d'Antonin Dubost, président du Sénat. Le procureur général Merillon reproche à l'accusé sa complaisance envers Vigo, dit Almereyda, et envers Sébastien Faure, l'un directeur du journal le Bonnet rouge et l'autre anarchiste fiché par la police. Il relève aussi la faiblesse de l'accusé à l'égard de la propagande pour la paix au sein de l'armée et dénonce son laxisme face aux grèves ouvrières. Enfin, il met en cause l'attitude de Malvy dans l'affaire de l'espion allemand Lipscher, ainsi que son peu d'empressement à faire arrêter les criminels figurant dans le carnet B, sur lequel sont portés les individus considérés comme dangereux en cas de conflit armé.

Malvy se défend d'avoir pratiqué une politique personnelle au sein du gouvernement. Il invoque la politique d'union sacrée, difficilement compatible, selon lui, avec l'application du carnet B ou la répression contre la classe ouvrière. Il est couvert par les anciens présidents du Conseil qui l'ont compté au sein de leur cabinet.

La Haute Cour rend son arrêt définitif le 6 août 1918. Elle déclare Malvy innocent du crime de trahison mais le reconnaît coupable de forfaiture pour « avoir méconnu, violé et trahi les devoirs de sa charge ». Créant une nouvelle incrimination, la Haute Cour doit aussi définir la peine qui s'appliquera. Ce sera le bannissement, pendant une durée de 5 ans.

Cette condamnation n'interrompt pas la carrière politique de Malvy : les électeurs du Lot lui renouvelleront constamment leur confiance en maintenant son mandat de député de 1924 jusqu'à la seconde guerre mondiale. En outre, il exercera à la Chambre les responsabilités de président de la commission des finances et redeviendra même, en 1926, ministre de l'Intérieur.

A suivre…

Arrestation d'un réfractaire en 1914