82ème semaine
Du lundi 21 au dimanche 27 février 1916
LA PERTE D’UN CUIRASSÉ
Paul-Elie Rousset, deuxième-maître mécanicien,
mort en mer le 8 février 1916
Paul-Elie Rousset est né le 23 août 1878 à Saumane, et c’est là qu’il
est domicilié aux yeux de l’armée, comme toute sa famille. Il figure néanmoins
sur le monument aux morts d’Anduze.
En 1916, il a déjà 38 ans. Il est dans la marine, il sert comme
deuxième-maître mécanicien sur l’Amiral-Charner.
L’Amiral-Charner est un croiseur cuirassé mis à flot en 1893. Opérant
d’abord en Extrême-Orient, il remonte notamment en 1901 le Yang-Tsé pour
appuyer la présence française en Chine, et protéger les concessions européennes
sur ce grand fleuve. En 1914, il revient en Méditerranée. Le 8 février 1916, il
se trouve à l’ouest de Beyrouth et se dirige vers Port-Saïd en Egypte.
Paul Chack, romancier-historien de la guerre navale de 1914-1918, a
décrit les événements dans son ouvrage Pavillon
haut (1929) :
« Le mardi 8 février au petit matin, quelque part dans le Sud
de Rouad, l'Amiral-Charner zigzague sur l'eau.
Du Liban invisible souffle une petite brise qui hésite à fixer sa
direction. La cloche du bord vient de piquer six heures trente. Le jour se
lève, la vitesse est réglée à 14 nœuds et le bateau commence de naviguer en
lacets, route moyenne Sud.
A six heures, le point estimé plaçait le croiseur à une
quarantaine de kilomètres de Beyrouth. Par bâbord, les yeux cherchent le Liban,
dont les grands sommets, par temps clair, peuvent être aperçus de Latakieh, qui
est à 180 kilomètres dans le Nord. Ce matin, les nuages bas masquent toute la
chaîne. Sur la passerelle, le lieutenant de vaisseau Femy, de quart, cause avec
l'aspirant Raynaud. Le chef de timonerie, longue-vue en batterie contre une
épontille, cherche la côte. Les fourriers des transmissions d'ordres
s'entretiennent à voix basse de leurs récentes bonnes fortunes d'Egypte. Les
timoniers et les veilleurs sont à leurs postes. La figure attentive du gabier
de barre semble sculptée dans du marbre. Au-dessous d'eux, l'Amiral-Charner vibre
et vit.
Six heures quarante. Changement de quart. Au coup de sifflet, les
deux bordées montent sur le pont qu'elles peuplent d'une foule animée. On fait
l'appel. Les tribordais vont gagner leurs postes de veille, tandis que les
bâbordais, déjà presque tous demi-nus, vont se ruer, savons et serviettes en
mains, sur les grandes bailles pleines d'eau douce.
La terre vient d'apparaître, bande noire qui tranche sur le fond
de nuages gris. Prévenu aussitôt, le commandant Causse monte sur la passerelle.
L'officier de quart salue...
Deux minutes plus tard, il n'y a plus d'Amiral-Charner.
A l'instant que son commandant arrivait en haut de l'échelle, une
explosion sourde a retenti. A tribord, contre la coque, la mer s'est gonflée en
une intumescence qu'a crevée une gerbe basse atteignant à peine le niveau de la
passerelle. Trois secondes durant, le croiseur a vibré puis sursauté d'une
secousse si peu violente qu'elle n'a renversé personne sur le pont.
Une minute après le choc l’Amiral-Charner avait déjà piqué du nez
d'un tel angle que ses hélices étaient hors de l'eau. Puis il a pris sur
tribord une bande si forte qu'on ne pouvait dire si les hommes sautaient à
l'eau ou tombaient à la mer.
Une minute encore et le croiseur chavirait. assommant de tout le
poids de sa muraille les gens qui grouillaient dans l'eau tout contre elle, les
entraînant au fond dans un tourbillon gigantesque qu'aggravait la succion des
hélices tournant toujours, les forçant à aspirer la gorgée d'eau qui noie les
poumons et annule soudain la flottabilité humaine. Tous avaient leurs collets
de sauvetage; nul n'a eu le temps de gonfler le sien.
Plus de trois cents hommes supprimés d'un seul coup. Tous à la
fois. Les matelots et les officiers, les jeunes de l’active avec les
réservistes tannés. A la place où le Charner a coulé bas, quelques débris
flottent, mais pas une seule embarcation. Parmi les épaves, il n’y a que deux
radeaux de sauvetage un grand et un petit ».
Quelques hommes ont réussi à se hisser sur ces radeaux. Un seul d’entre
eux survivra, le quartier-maître Cariou. Il raconte :
« Le mardi matin 8 février, nous étions dans les parages de
Beyrouth, environ 10 à 15 milles au large. Je me trouvais sur le pont arrière.
Il faisait assez beau temps, pas très froid, très peu de vent. Ayant entendu un
bruit sourd avec un fort tremblement du bateau, on a eu tout de suite l’impression
que c'était une torpille, parce que la veille au soir, en appareillant de l'île
de Rouad, on avait signalé un sous marin. Le bateau a tout de suite piqué du
nez, et puis il a chaviré presque aussitôt; C'est alors que j'ai voulu retirer
ma vareuse. Je n'ai pas eu le temps, j'ai été projeté sur les rambardes, et
j'ai coulé avec. Quand je suis remonté à la surface, je me suis trouvé à côté
d'une petite épave, une cage à poule démolie, et je suis resté là-dessus
pendant une heure environ. Et puis j'ai vu passer un radeau pas très éloigné de
moi Il y avait déjà cinq ou six bonhommes là dessus. Comme il y avait du monde
qui s'approchait, on a été forcé d'aller à la nage chercher des bouts de
planches pour renforcer le radeau. A ce moment il était 8 heures et demi: nous
étions au complet à quatorze sans vivres ni eau. La première journée a été très
calme, assez belle, le radeau étant trop chargé, nous étions complètement immergés.
Dans la nuit vers dix heures, un quartier maître est devenu fou. Il allait d'un
bout à l'autre du radeau qu'il a fait chavirer. Nous nous sommes retrouvés à
neuf. Le deuxième jour, il y a eu un fort orage, avec un grand vent d'Est qui
nous éloignait de terre, et de la pluie, un temps sombre qui nous cachait la
côte. On était obligé de se cramponner au radeau pour rester dessus. Tout de
même, je me sentais mieux que la veille. On avait été obligé de travailler dans
l'eau pour arranger le radeau et puis j'avais bu beaucoup d'eau salée en
coulant, je l'avais rendue dans la nuit. A la fin du deuxième jour, trois sont
morts presque en même temps, tous de la même façon, ils devenaient fous et ils
se jetaient à la mer. Il y avait un maître qui voulait du tabac à toute force.
Dans la nuit nous n'étions plus que trois, un quartier maître infirmier qui a
souffert de grands maux de ventre, et un matelot, un jeune qui ne pouvait plus
parler. Pendant le troisième jour, le temps a été assez beau. Vers dix heures,
le quartier maître est devenu fou, il croyait voir des torpilleurs partout
quand il regardait l'horizon. Il voulait que je l’envoie à terre manger dans un
restaurant. Vers cinq heures de l’après midi il s'est jeté à l'eau. Il ne
restait plus qu’un matelot.
Vers les onze heures, minuit, lui aussi il est parti à l'eau, je
ne me suis pas rendu compte comment. Alors je suis resté tout seul deux jours
et trois nuits. J'ai surtout souffert de la soif et du froid. Je me rinçais la
bouche avec de l'eau de mer, au bout de cinq minutes j'avais plus soif
qu'avant. J'ai coupé le bout de mon petit doigt avec un couteau que j'avais
trouvé sur le radeau et j'ai sucé le sang. Cela ne passait pas et me restait
dans la gorge et il fallait le recracher. J'ai essayé d'ouvrir une veine au
bras gauche, mais je l’ai seulement mise à nu. Et puis deux fois j'ai bu de l’urine,
mais c'était trop salé. Le quatrième jour, au matin, j'ai vu un chalutier et
j'ai fait des signaux par les moyens que j'avais, un aviron et mon caleçon au
bout, la mer était grosse et il ne m'a pas vu. J'ai passé la journée à me
cramponner sur le radeau. Pendant la nuit, le vent a été très calme. C’est le
froid qui me travaillait le plus, j'étais obligé de me tremper dans l'eau pour
avoir plus chaud. La dernière journée, le samedi, la mer était calme, pas trop
de vent. J'étais complètement découragé, je me disais que mon tour allait venir
d'aller à l'eau comme les autres et je me demandais s'il ne valait pas mieux en
finir. C'est la pensée de ma famille qui m'a retenu. Je me suis assoupi je ne
sais pas combien de temps, quand je suis revenu à moi le courage était revenu.
Vers sept heures du matin, le dimanche, j'ai aperçu le chalutier, je me suis
dressé en faisant des signaux, pas plus de cinq minutes, je n'en pouvais plus.
Quand le chalutier a compris que ce n'était pas un périscope, il a hissé
l'"aperçu" et il a mis une baleinière à l'eau pour venir me prendre.
J'étais bien content, mais aussi calme que je suis maintenant, seulement je
pouvais à peine parler. A bord on m'a donné du thé, du rhum du lait et on m'a
couché, seulement je n'ai pas pu dormir pendant quatre jours. Maintenant je
suis bien et j'espère qu'on ne me gardera pas longtemps à l'hôpital. Je serais
heureux de me retrouver dans ma maison à Clohars-Carnoēt. A 500 mètres de chez
nous, il y avait un jeune homme, un rescapé du Léon Gambetta, embarqué avec moi
sur le Charner, c'était sa destinée à celui là de ne pas revenir ». (Récit du quartier maître Cariou, publié dans
l'Illustration du 11 mars 1916). Le quartier-maître Cariou est cité à l’ordre
du jour et reçoit la médaille militaire.
Le capitaine Hersing |
L’ironie de la guerre veut que le commandant du sous-marin
allemand qui a coulé l’Amiral Charner, loin d’être félicité, a reçu un blâme. L’U
2I commandé par le Capitaine Otto Hersing avait pris la mer le 22 janvier
depuis la base de Pola avec pour secteur assigné la Méditerranée orientale. Le
26, il arraisonnait un vapeur anglais dans l’ouest du détroit de Cerigo, le
faisait évacuer et lançait une torpille en « coup de grâce » qui le manquait.
La nuit étant venue, il n’était pas possible de le couler au canon, aussi
resta-t-il à proximité. C’était sans compter avec l'arrivée à l’aube sur les
lieux d'un torpilleur français qui obligea l’U 21 à laisser échapper sa proie.
Deux jours plus tard il engageait au canon un vapeur fortement armé et devait
rompre. Le 30, au large d’Alexandrie, il rencontrait plusieurs vapeurs qu’il ne
pouvait pas arraisonner car accompagnés de destroyers. Constatant une avarie
dans sa machine qui limitait la vitesse en surface du sous-marin à 12 nœuds,
Hersing décidait alors de s’écarter de sa mission et de rechercher des
bâtiments de guerre le long des côtes de Syrie.
C’est ainsi que le 8 il croisait la route de l’Amiral Charner et
le torpillait en plongée. Au périscope, il observait que le navire coulait en 4
minutes sans avoir eu le temps de mettre d’embarcations à la mer. Trois jours
plus tard, il entrait quelques heures dans le port de Makri (situé en Turquie)
pour compléter ses approvisionnements et rentrait sans incidents à Cattaro le
17.
La lecture de son journal de bord conduisit l’Etat Major Général
de la Marine à Berlin à donner l’instruction suivante à la flottille des
sous-marins de Pola :
«Les journaux de bord de l’U 33 et de l’U 21 montrent que les
commandants s’écartent de leurs ordres et consacrent une très grande partie du
temps dont ils disposent à des opérations dirigées contre des navires de
guerre. Il est rappelé aux commandants que le moyen le plus efficace d’abattre
l’Angleterre, notre principale ennemie, est d’accroître aussi énergiquement que
possible la pénurie de marchandises dont elle souffre. Aussi satisfaisantes que
soient les destructions de navires de guerre, elles constituent pour le moment
un moyen d’action bien moins important que les destructions de navires de
commerce. Cela ne veut pas dire pour autant que les commandants dont les
résultats sont par ailleurs pleinement appréciés doivent systématiquement
s’abstenir de profiter des circonstances quand elles sont favorables, pour
détruire des navires de guerre. Ils peuvent même être autorisés à cet effet à
s’écarter brièvement de leurs ordres d’opérations mais il ne faut pas que les
opérations de la guerre au commerce soient négligées au profit d’opérations
contre les navires de guerre... ».