84ème semaine
Du lundi 6 mars au dimanche 12
mars 1916
MANGER DANS LES TRANCHÉES
La première
partie de cet article est la reprise d’un texte de Béatrice Vigot-Lagandré,
publié sur Internet le 13 novembre 2014. La deuxième partie provient des
« Lettres à sa femme » d’Henri Barbusse.
« Que mangeaient les poilus ? Ont-ils souffert de la faim ?
Comment vivait-on à l’arrière ? En cette année de commémoration du centenaire
de la Grande Guerre, je me suis penchée sur l'alimentation durant le conflit.
Et j’ai beaucoup appris auprès de Silvano Serventi (auteur de « la cuisine des
tranchées ») et de Marie Llosa, chargé de mission d'études documentaires pour
le centenaire.
Au début de la guerre, contrairement à l'Allemagne, l'intendance
refuse d’instituer des cuisines roulantes. Les soldats transportent leur
batterie de cuisine et chaque escouade fait elle-même sa cuisine, l'armée
estimant que cela permet de ressouder l'esprit de groupe. Les escouades ont un
moule à café, et se débrouillent comme elles peuvent avec le matériel qu'elles
récupèrent pour cuisiner les ingrédients que l'armée leur fournit. En 1915,
avec la guerre de position et l’aménagement des tranchées, les cuisines
roulantes se mettent en place. Chaque soldat bénéficie d'une ration
quotidienne, le pain constituant la base de son alimentation. Il y a peu de
fruits et de légumes au menu (sauf les légumes secs) et les soldats s'arrangent
comme ils peuvent, par exemple en ramassant des pissenlits dans les champs et
en cueillant des fruits pour améliorer l'ordinaire.
En première ligne, ils reçoivent une ration individuelle
(comprenant notamment de la viande en boîte, le fameux « singe »), ration de
secours qu'ils ont interdiction de manger sauf cas d'extrême nécessité, si le
ravitaillement n'arrive pas. La cuisine est préparée en deuxième ou troisième
ligne, puis acheminée auprès des soldats.
Les vrais cuisiniers de formation sont réservés à l'état major,
aux officiers de l'arrière. Ceux-ci bénéficient d'un réel traitement de faveur,
leur ration est supérieure à celle des simples soldats, ils peuvent manger à
table (contrairement au soldat qui mange dans sa gamelle), et boivent même
parfois leur vin dans des verres à pied ! Les « cuistots » qui officient près
des zones de combat sont bien souvent des volontaires, qui, dans le civil,
n'exercent pas cette profession et apprennent sur le tas. Au départ considérés
comme des planqués, ces volontaires vont parfois se révéler de vrais héros,
développant des trésors d’imagination pour cuisiner, et transportant la
nourriture jusqu'en première ligne, souvent au péril de leur vie. Puis, ce sont
les soldats qui iront jusqu'à la roulante pour se ravitailler. Là encore, ce
sont souvent des volontaires, qui parfois se perdent, doivent ramper et courir
sous la mitraille. Il faut imaginer les boules de pain éclaboussées, parfois
totalement recouvertes de boue et la soupe froide à moitié renversée, les
hommes devant sauter de trous d'obus en tranchée, se faufiler, courir à
découvert, pour rapporter leur précieux chargement à leurs camarades.
Le pain est pétri et cuit dans des boulangeries, à l'arrière. De
nombreuses femmes y travaillent et le pain est fabriqué en forme de couronne,
avec un trou au milieu pour pouvoir être transporté sur des cannes que l'on met
sur les épaules. Après le pain, la viande est l'un des ingrédients principaux
des menus. On cuisine des ragoûts (le « rata ») avec de la viande, et
principalement des pommes de terre ou des légumes secs. Les soldats se méfient
d'ailleurs de ces « fayots » mal cuits qu'ils surnomment « marmite à shrapnels
» en raison des problèmes intestinaux qu'ils engendrent…. Les problèmes de
ravitaillement, la soupe qui arrive froide, tout cela donne lieu à des
rébellions chez les soldats. Pétain, alors Général, demande à ce que la ration
et la qualité soient améliorées, d'où sa popularité… A partir de 1916, l'état
major commence aussi à distribuer du chocolat aux soldats, aliment à la fois
réconfortant et énergétique.
A la fois lieu de vie et lieu de mort, le front est également lieu
de convivialité. Les colis sont très précieux et arrivent en nombre. Chacun
envoie à son père, son mari ou son fils combattant des colis de vêtements et de
nourriture pour le réconforter. Et ces colis se partagent ; les soldats font
ainsi découvrir à leurs camarades les spécialités de leur région. Car si au
début de la guerre, les régiments étaient formés plutôt par région, après les
lourdes pertes de 1914, ils se trouvent mélangés. S'opère alors un véritable
brassage de population. Des liens se tissent entre les soldats qui vivent
ensemble 24 heures sur 24, et partagent tout. On fait ainsi goûter aux copains
du saucisson, du camembert, de la tomme, des conserves de poisson ou des
galettes bretonnes. Chacun apprend à connaître d'autres coutumes, d'autres
habitudes alimentaires. Après la guerre, avec le développement des transports
et de l'industrie agro alimentaire, et avec l'envie des soldats de retrouver
tous ces petits plaisirs gastronomiques découverts au front, les spécialités
culinaires de chaque région vont se faire connaître un peu partout. Preuve en
est avec le camembert, qui, pratiquement inconnu hors de Normandie avant la
guerre, va se développer et connaître le succès les années suivantes. On
découvre aussi le thé, partagé avec les soldats britanniques, ou le riz
asiatique, avec les Indochinois.
Dans les tranchées, la soif se fait durement ressentir. L'eau
manque cruellement au point que les soldats, parfois, ne trouvent d'autre
solution que de s'humecter les lèvres sur les poteaux des tranchées, et sont
souvent contraints d'aller chercher de l'eau dans les ruisseaux ou les trous
d'obus, souillés par des cadavres…. Les maladies, les diarrhées se développent,
posant un réel problème sanitaire. L’eau arrive souvent par citerne, mais elle
a mauvais goût et on la coupe avec du vin. L'armée est très généreuse en eau de
vie, surtout au début de la guerre. Mais, aussi surprenant que cela puisse
paraître, l'état major n'avait pas pensé au vin dans les rations du soldat ! A
la veille de Noël, en 1914, les producteurs de vin du midi font un don et
envoient des milliers de bouteilles aux soldats. Un acte à la fois patriotique
et commercial, les vignerons voyant là une bonne façon d'écouler des milliers
de litres de vin. Dès lors, le Ministère de la Guerre décide d'ajouter un quart
de vin à la ration journalière. Une ration qui passera ensuite à 50cl, puis 75
cl par jour ! D’ailleurs, l’eau étant souvent souillée ou mauvaise, le vin
devient une des seules boissons « propres ». La gnôle également est de toute
première importance, et l’état major décide de donner un quart de gnôle aux
soldats avant l'attaque pour leur donner du courage. C’est ainsi que de
nombreux soldats sont devenus alcooliques… ».
Un document vient illustrer comment pouvaient se vivre ces traits
généraux dans le quotidien du soldat. Pendant qu’il était au front en 1915,
Henri Barbusse a poursuivi un double travail littéraire : d’une part il a
tenu des carnets qui lui serviront à écrire son roman « Le feu, journal
d’une escouade », pour lequel il obtiendra le prix Goncourt à la fin de
1916 (nous y reviendrons en novembre prochain), d’autre part il a entretenu une
correspondance avec sa femme. En voici des extraits concernant la
nourriture :
« Presque plus rien à manger. Je mange un reste de pain et de
chocolat ».
« Sommeil dans la cave. On n’a presque plus rien à manger.
Thé sec et sucre en poudre ».
« Chacun cherche à se
« débrouiller », c’est-à-dire à trouver non seulement à boire, mais à manger
mieux que les autres, à obtenir des douceurs moyennant finances. Cela n’est pas
facile, car le village est dépouillé, et, de plus, les règlements militaires
sont sévères. Un malheureux a volé des oies, des lapins et une montre – et il
va probablement être fusillé ! ».
« Donc, nous sommes partis ce matin, à 4 heures. Il faisait
noir comme dans les tripes d’un nègre (vous devinez une expression consacrée).
On est sorti de la maison sur les talons les uns des autres, en tâtonnant comme
des aveugles et en butant dans les flaques ou sur des pierres, que c’était un
plaisir. On s’est arrêté aux cuisines où l’on nous a servi un jus. On a rempli
ses bidons du même jus. Je portais, en plus de mon équipement, la croûte,
c’est-à-dire à manger : dans une petite marmite à anses, des haricots à la
vinaigrette, du bœuf bouilli froid, et Salavert avait un camembert et la
bouteillette de cric ».
« Je ne vous ai pas dit assez l’émerveillement que le plat en
aluminium et les mousmés (c’est ainsi
qu’il appelle deux petits réchauds) m’ont causé. C’est des petites machines
très pépères et très utiles, rien de plus pratique pour manger et se chauffer,
et ce sont là deux points extrêmement importants ».
« Demain, Vendredi Saint, on mangera de la viande ! Le
capitaine nous a réunis pour nous dire qu’il n’y avait pas eu moyen de donner
de la morue. Il a ajouté que le Pape avait, par une encyclique spéciale,
autorisé le gras en cas de guerre ! E…fera maigre pour une raison péremptoire :
il a fait maigre depuis trente ans. Moi, inutile de vous dire que j’avais gardé
du poulet pour demain, A propos,
voulez-vous m’envoyer une boîte dudit ? ».
« C’est là que j’installe ma lampe à alcool et que je fais,
pendant quatre jours, mes petites
bouillies ».
« Mon cher petit cœur adoré, j’ai reçu ce matin deux lettres
bien mignonnes de vous.
J’ai reçu aussi le paquet n°3, contenant une boîte de conserves et
du café moulu dans une boîte ronde. Cela
est bel et bon, je ferai un sort au poulet aujourd’hui et demain : je suis
d’une prudence extrême quant au régime, tant plus je me porte bien, tant plus j’apporte d’attention à
ne faire aucun écart. Je mange avec les sous-officiers qui m’ont accueilli à leur
table. Ce mess des sous-officiers a lieu dans une petite maison, on a une lampe
à pétrole et la cuisinière chauffe. Au
sortir de la grange sombre et un peu humide où je couche, cette chaleur
et cette lumière sont infiniment agréables. Mais ces messieurs dévorent des
quartiers de viande, des soupes grasses, de gros assaisonnements, aussi, je ne
prends que très peu de chose à leur menu. Ce matin, à déjeuner, du macaroni ;
hier soir, de la purée de pommes de terre et elle était bien grasse. Le fond de
mon alimentation est le thé, qu’on me fait ici, le lait condensé (j’ai mangé à
11 heures, en revenant d’une marche, une soupe au lait exquise) ; enfin, le
poulet que vous m’adressez. Mais il ne faut pas que je mange trop, et j’ai pas
mal d’avance. Ne m’envoyez pas de café. On m’en donne ici tant que j’en veux.
Mais je vous réitère – car je crois bien vous l’avoir demandé dans une lettre
que vous avez sans doute reçue à l’heure actuelle - qu’un paquet de tabac
Maryland, avec une blague en caoutchouc, serait le bienvenu. L’eau-de-vie sera
bien accueillie, n’en doutez point, et remerciez bien chaleureusement de ma
part les gentils cousins qui me font ce beau cadeau. Elle me servira la nuit,
dans la tranche ».
A suivre…