98ème semaine
Du lundi 12 au dimanche 18 juin
1916
L’ASSASSINAT DE DEUX OFFICIERS
Gustave-Henri-Valentin Herduin et
Pierre Millant,
347ème régiment d’Infanterie,
fusillés le 11 juin 1916 à
Fleury-devant-Douaumont (Meuse)
Nous avons
vu depuis plusieurs semaines que des Anduziens, ou paroissiens d’Anduze, ont
été tués sur le front de Verdun. La semaine dernière, notamment, nous avons
rapporté la disparition du soldat Agnoli à Fleury-devant-Douaumont. Or c’est
dans ce village, la même semaine, que s’est déroulé l’un des épisodes les plus
cruels de cette guerre.
Depuis le 21 février 1916, Erich von Falkenhayn (chef d’état-major
général de l’armée allemande) lance des troupes nombreuses soutenues par une
artillerie puissante vers le camp (mal) fortifié de Verdun. Son but consiste à
saigner l’armée française sous un déluge d’obus sur ce point du front.
Durant trois mois, le saillant de Verdun devient une boucherie de
combattants français et allemands écrasés sous les obus.
Début juin, Falkenhayn décide de lancer une nouvelle offensive au
même endroit. Il dispose à ce moment-là de 2200 pièces d’artillerie (contre
1800 pour les Français). Sur un front de six kilomètres, il masse ses soldats à
quatre contre un avec un soutien en artillerie considérable. Le Fort de Vaux,
au Sud-Est de Douaumont est pris par ses fantassins qui avancent vers Verdun
par le secteur Fleury Souville. Profitant de cet avantage initial, le 8 juin,
l’artillerie allemande pilonne les lignes adverses autour de Fleury sous
Douaumont puis l’infanterie submerge les fantassins du 347ème régiment
d’infanterie. Beaucoup de soldats de cette unité sont tués, d’autres sont faits
prisonniers.
Sur 800 hommes, ne survivent que quelques rescapés dont deux
compagnies (particulièrement de la 17ème compagnie du 5ème bataillon de ce
347ème RI sous les ordres du sous-lieutenant Herduin) se battent encore pour
défendre la Ferme de Thiaumont. Ayant déjà perdu plus de la moitié de leur
effectif, les sous-lieutenants Henri Herduin et Pierre Millant (commandants des
deux compagnies) ont un comportement héroïque qui sera plus tard vanté par les
présents. L’artillerie française écrase leur position croyant qu’elle a été
prise par l’ennemi ; la moitié des derniers survivants perdent la vie dans ces
conditions. A la nuit tombante, les deux officiers constatent leur isolement,
l’absence de ravitaillement et de communication avec leurs supérieurs, l’épuisement
de leurs munitions. Plutôt que de se rendre aux Allemands qui les encerclent,
ils décident de percer les lignes ennemies pour se replier. Ainsi, dans la nuit
du 8 au 9 juin, ils parviennent à rejoindre le front français du 293ème RI avec
une quarantaine d’hommes souvent blessés et huit mitrailleuses ; ils demandent
des ordres. Le seul qui leur soit donné consiste en une remarque de dépit :
reprendre le secteur que leur régiment vient de perdre. De là, ils conduisent
leurs hommes à la caserne Anthouard de Verdun où ils se présentent au major.
Herduin écrit aussitôt à son épouse née Fernande Nivoix qui habite
Bagnolet : « Notre division est fauchée, le régiment anéanti, je viens de
vivre cinq jours terribles, voyant la mort à chaque minute, je te dirai cela
plus tard. J’ai pu sortir de la mêlée avec 25 hommes de ma compagnie sans une
égratignure, je suis maintenant en arrière. Si tu me voyais couvert de boue, tu
ne me reconnaîtrais pas. Quatre jours sans boire, ni manger et dans la boue,
les obus, quel miracle que je sois encore là ». Le lendemain il lui envoie une
nouvelle lettre : « Nous nous remettons de nos émotions. Je pense avoir
une permission bientôt. Je suis abasourdi de tout ce que j’ai vu. Il faut
encore quelques jours pour s’en remettre ».
Le 11 juin, ils remontent au front dans le bois de Fleury tenu par
ce qui reste du 347ème, à présent sous les ordres du capitaine Delaruelle.
Leurs amis poilus ne sont point surpris de les revoir car Gustave-Henri-Valentin
Herduin a la réputation d’un homme décidé et courageux. Militaire de carrière
depuis 1907 (sergent au 1er régiment d’infanterie coloniale à Cherbourg), il a
ensuite été affecté à Sedan. Hospitalisé à Sedan pour une jambe cassée lors de
la déclaration de guerre, il réussit de lui-même à quitter la ville pour ne pas
être pris, à rejoindre Reims où il participe à la défense de la ville "au
cours de laquelle il se distingue par sa bravoure". En octobre 1914, il
est distingué par la Médaille militaire et promu sous-lieutenant.
Pourtant, la joie ne règne pas parmi ces rescapés du 347ème ; en
effet, le capitaine Delaruelle a reçu un ordre écrit du colonel Bernard,
commandant la 103ème brigade (dont fait partie le 347ème RI) "Fusillez
immédiatement les lieutenants Herduin et Millant coupables d’abandon de
poste". Ils sont accusés d’avoir "quitté le champ de bataille sans
ordre, abandonnant la lutte". Les officiers présents soutiennent leurs
amis ; ils portent au général Boyer commandant la 52ème division, une lettre
dans laquelle Herduin explique les circonstances de leur décrochage ; un pli du
capitaine Delaruelle soutient la requête. Ils reviennent rapidement avec le
courrier non ouvert, une inscription au dos "Pas d’observation. Exécution immédiate."
Herduin obtient de rencontrer quelques minutes l’abbé Heintz
(futur évêque de Metz) et écrit un dernier courrier à sa femme : " Ma
petite femme adorée, Nous avons, comme je te l’ai dit, subi un grave échec :
tout mon bataillon a été pris par les Boches, sauf moi et quelques hommes, et,
maintenant, on me reproche d’en être sorti ; j’ai eu tort de ne pas me laisser
prendre également. Maintenant, le colonel Bernard nous traite de lâches, les
deux officiers qui restent, comme si, à trente ou quarante hommes, nous
pouvions tenir comme huits cents. Enfin, je subis le sort, je n’ai aucune
honte, mes camarades, qui me connaissent, savent que je n’étais pas un lâche.
Mais avant de mourir, ma bonne Fernande, je pense à toi et à mon Luc. Réclame
ma pension, tu y as droit. J’ai ma conscience tranquille, je veux mourir en
commandant le peloton d’exécution devant mes hommes qui pleurent. Je t’embrasse
pour la dernière fois comme un fou. Crie, après ma mort, contre la justice
militaire. Les chefs cherchent toujours des responsables. Ils en trouvent pour
se dégager. Mon trésor adoré, je t’embrasse encore d’un gros baiser, en
songeant à tout notre bonheur passé. J’embrasse mon fils aimé qui n’aura pas à
rougir de son père qui avait fait tout son devoir. De Saint- Roman m’assiste,
dans mes derniers moments. J’ai vu l’abbé Heintz avant de mourir. Je vous
embrasse tous. Toi encore, ainsi que mon Lulu. Dire que c’est la dernière fois
que je t’écris. Oh ! Mon bel ange, sois courageuse, pense à moi, et je te donne
mon dernier et éternel baiser. Ma main est ferme et je meurs la conscience
tranquille. Adieu, je t’aime. Je serai enterré au bois de Fleury au nord de
Verdun. De Saint- Roman pourra te donner tous les renseignements ".
Le moment de l’exécution est venu contre un talus de chemin de
fer. Herduin fait le tour de ses camarades pour les embrasser une dernière
fois. Millant reste silencieux, à part. Le peloton d’exécution se met en place,
six soldats pour faire feu sur chaque condamné. Les officiers présents sont
effondrés. "Le médecin-major Menu, atterré, refuse d’assister à
l’exécution pour marquer sa réprobation et se retire dans un abri pour ne rien
voir, ni entendre" (JMO du 347è). Le capitaine Gude refuse de commander le
feu. L’adjudant Amiable demande à se retirer. Herduin réconforte Gude "Mon
vieux, ne t’en fais pas ! C’est moi qui commanderai le feu. A aucun de vous, je
ne veux infliger ce supplice."
Le capitaine Delaruelle s’approche d’Herduin et l’implore de
s’adresser aux soldats désemparés, accablés, au bord de la révolte : « D’un
instant à l’autre nous allons être rejetés dans la bataille. Aucune foi n’anime
plus nos soldats. Ils sont désemparés. C’est une troupe amorphe. Avant de
mourir, parlez-leur. Dites-leur de tenir jusqu’au bout. Je vous le demande pour
la France. » Herduin accepte et se tourne vers les soldats qui vont le fusiller
: « Mes enfants, Nous ne sommes pas des lâches. Il paraît que nous n’avons pas
assez tenu. Il faut tenir jusqu’au bout pour la France. Je meurs en brave et en
Français. Et maintenant Visez bien ! En joue ! Feu ! » (d’après le JMO du
347è RI).
Il est 17 heures 43 en ce 11 juin 1916. L’adjudant Amiable est
obligé de donner le coup de grâce aux deux lieutenants "se cachant le
visage avec son bras gauche". Le général Nivelle (commandant la 2ème
armée), le général Pétain (groupe d’armées Centre) et le général Joffre
(commandant en chef) couvrent cet acte tout à fait illégal.
La mère d’Herduin reçoit l’avis de décès avec la mention
"Mort pour la France". Elle n’avait pas quitté Reims malgré les
bombardements et élevait Luc, le fils d’Henri et Fernande. Le 19 septembre,
comble d’ignominie, l’armée fait enlever l’inscription "Mort pour la
France", aussi bien sur les registres militaires que sur l’état-civil à Reims.
La guerre finie, Fernande se lance dans un combat inégal pour
obtenir de l’armée française la réhabilitation de son mari et de son camarade
également fusillé. Elle est aidée de l’avocat Alphonse Bombin et bénéficie du
soutien de la section rémoise de la Ligue des droits de l’homme. Dans Le
Progrès civique du 16 octobre 1920, elle "demande que le colonel Bernard
soit poursuivi devant un conseil de guerre, en mon nom personnel et celui de
mon fils, au nom de mon mari lâchement assassiné, au nom de la Justice".
Deux députés socialistes interpellent le gouvernement à la
Chambre. Le 21 juin 1921, le journal L’Humanité publie en première page une
lettre ouverte du député Berthon : " J’accuse le colonel Bernard et
le général Boyer d’être des assassins. Lettre ouverte à M. Barthou, ministre de
la guerre ". Fernande, elle, attaque en diffamation le journal La Presse
qui a prêté à son mari l’affirmation « Mes amis, j’ai abandonné mon poste. Je
le reconnais. Je suis coupable ». Lors du procès, le capitaine Lutz témoigne de
l’existence d’un dossier au ministère de la Guerre contenant des rapports sur
ce drame dont celui du général Lebrun (commandant du groupe de divisions dont
faisait partie la 52ème) qui donne les raisons pour laquelle il blâme
l’exécution.
Le ministre de la Guerre reconnaît, dans une lettre à Fernande que
"le lieutenant Herduin a été exécuté sans jugement, quarante huit heures
après son repli de Douaumont sur Verdun le 11 juin 1916... [...] Votre mari,
très bien noté et décoré au cours même de la guerre de la médaille militaire,
était un officier courageux dont vous pouvez, votre fils et vous, porter le nom
avec honneur. La loi ne permet pas la révision de son affaire, mais le
gouvernement a décidé, sur ma proposition, de vous allouer, à titre de
réparation civile, une somme de 100 000 francs. " Cependant, la plupart
des pièces du dossier disparaissent à ce moment-là du ministère et ne
réapparaîtront pas.
Le 12 décembre 1921, le conseil municipal de Reims décide la
création de la rue du Lieutenant Herduin : « Une grave faute de
tactique avait été commise ; d’autres plus puissants et plus élevés en grade
étaient la cause de cet échec, mais il fallait des victimes expiatoires ; on
sacrifia les plus petits, ces deux modestes officiers qui avaient fait tout
leur devoir, mais qui avaient eu le tort de ne pas se laisser prendre. Sans
jugement, sans enquête, sans interrogatoire des deux malheureux, l’ordre de les
fusiller fut donné sans qu’ils aient été invités à fournir la moindre explication.
Ils furent exécutés sans avoir été inculpés ! Cette cruelle mise à mort de deux
hommes, à l’arrière, sans jugement, peut être qualifiée d’assassinat. Tous les
témoins qui ont connu Herduin, tous les rescapés de Verdun, qui l’ont vu au
feu, tous ont témoigné du courage et de l’attitude irréprochable de cet
officier français et rémois, victime d’un crime de la barbarie militaire. Nous
proposons aux représentants de la ville natale du Lieutenant Herduin, de
s’associer à ces protestations en donnant son nom à la rue Gerbert faisant
double emploi avec le boulevard du même nom".
Trois requêtes du même type de la part de la municipalité de Reims
vont être refusées par l’Etat français.
En janvier 1922, le ministre des pensions, André Maginot, demande
au Procureur de la République du tribunal de 1ère instance de la Seine « de
provoquer un jugement rectifiant l’acte de décès du sous-lieutenant Millant et
déclarant cet officier " Mort pour la France " le 11 juin 1916 à
Fleury ». De même, la mention « Mort pour la France » est effectivement
réinscrite en marge de l’acte de décès d’Henri Herduin.
En 1926, la Cour d’Appel de Colmar est chargée d’un procès
posthume pour dire si l’exécution était justifiée. Elle rend pour verdict que
les deux lieutenants étaient innocents des faits reprochés.
A suivre…
Cet article provient d’un texte écrit par Jacques Serieys.