111ème semaine
Du lundi 11 au dimanche 17 septembre
1916
FERNAND ET ALBIN VILLARET
FERNAND ET ALBIN VILLARET
L’article qui suit a été publié par Daniel Travier dans l’Almanach du Val Borgne en 2005. Avec émotion l’auteur nous fait partager la mémoire de sa famille, nous le remercions de nous avoir autorisés à reproduire son texte in-extenso .
La guerre de 14-18 a été lourde de conséquences pour les Cévennes
rurales. Le départ des hommes a obligé les femmes, les enfants et les
vieillards à accomplir des tâches souvent très pénibles, qui n'étaient pas de
leur ressort, mais qui devaient être exécutées pour assurer la gestion des exploitations
et la survie des familles. Nombreux sont les enfants, y compris parmi les plus
doués, qui, dans ce contexte, quittèrent prématurément l’école, avant douze
ans, pour travailler à la ferme ou aller faire des journées dans des familles
qui manquaient de bras.
Et puis et surtout, les Cévennes perdirent beaucoup de leurs jeunes
hommes fauchés au front. Cette véritable hécatombe endeuilla les familles – ici
un fils, là un mari, un père…- provoqua bien des situations dramatiques,
hypothéqua même dans certains cas le devenir du mas. Il est bien connu que les
régiments d'infanterie recrutèrent majoritairement leurs troupes dans les pays
ruraux qui furent littéralement saignés de leurs forces vives.
Les Cévennes n’échappent pas à ce constat. Il suffit de s'attarder
quelque peu devant les monuments aux morts de nos villages pour prendre pleinement
la mesure du drame que vécut notre pays.
Ceux de ma génération encore, souvent bercés dès leur enfance des
récits de leurs grands-pères et des anciens qui portaient toujours les
stigmates des blessures physiques et morales que cette « maudite guerre» avait
provoquées, ont aisément pris conscience des conséquences de la «grande guerre
» pour le pays cévenol. Pour ma part, j'ai longuement écouté les récits de mon
grand-père paterne me racontant sa guerre, j'ai aussi connu l'absence d’un
grand-père maternel mort en août 1918 et j'ai compris combien cette absence
avait été difficile pour sa veuve, pour mon onde et ma mère qui n'a jamais
connu son père.
Enfin, j'ai bien connu une vieille dame, j'avais douze ans quand
elle s'en est allée rejoindre les siens, c'était une voisine de notre maison de
campagne dans la vallée Borgne, elle m’a souvent raconté son histoire, j'en ai
été bouleversé et le suis encore; en même temps, elle m’a fait comprendre ce
qu'étaient les Cévenols, j’en ai été profondément marqué à jamais.
En 1914, au Fontanieu, au Mas-Plus-Haut pour être précis, dans la
commune de St-André de-Valborgne, vivait une quinzaine de familles. Parmi elles
les Villaret occupaient une des meilleures propriétés du quartier avec ses
nombreuses terres à mûriers, ses magnaneries, sa belle châtaigneraie. Ils
avaient un cheval en permanence, signe d'une certaine aisance en ces lieux, et le
mas s'était vu adjoindre un « salounet » qui témoignait de la réussite des
vers à soie et d’une certaine élévation de ses propriétaires dans la hiérarchie
sociale. Le père, Élisée Villaret dit lo
cantarel, était né le 15 décembre 1866, son épouse Noémie Chamson, le 4
janvier 1868. Ils avaient deux fils : Fernand, né le 28 juillet 1891 et Albin,
né le 12 juin 1893.
Août 1914, ils sont mobilisés tous les deux, et respectivement
incorporés aux 119° et 24° régiments d'Infanterie.
Elisée et Noémie Villaret du Fontanieu
©
Musée des vallées cévenoles
© Musée des vallées cévenoles |
Fontanieu le 9 7bre 1916
Mon cher Albin.
C'est avec les larmes aux yeux que j'ai reçu ta lettre me disant
que tu vas partir dans les tranchées, prie Dieu qu'il te bénisse car vous êtes
des hommes sacrifiés. L'on vous envoie à la boucherie. N'oublie pas de me
donner le nom de ton capitaine, surtout quand tu sauras que l'on ne te change
plus de compagnie où que l'on t’amène. Dans tes lettres me dire l'endroit où tu
es, me dire un peu comment tout marche, si les batailles font rage. Faut pas
avoir peur de le dire, tout le dire aujourd'hui. Ne l'oublie pas. Avec ta mère
nous ne cessons pas de pleurer après nous avoir fait tuer notre pauvre Fernand,
ils veulent te faire périr toi, nous sommes furieux, pense à donner mon adresse
à plusieurs de tes camarades, que si un malheur arrive, ils puissent me
prévenir. Soigne-toi, tu me diras si tu as reçu non dernier colis. Ne craint
pas de demander s’il te faut quelque chose, je te l'enverrai toujours tout de
suite. Nous t’embrassons
bien fort, ton malheureux père qui t'aime.
E Villaret
Plaque gravée de laiton qui était sur le cercueil de Fernand Villaret et que ses parents ramenèrent au Fontanieu avec sa dépouille mortelle. © MVC |
Mon cher Albin,
Je reçois bien toutes tes lettres, aujourd'hui j'en reçois deux à
la fois, une datée du 6 et l'autre du 7. Continue de nous écrire tous les
jours, n'oublie pas de me dire l'endroit où tu te trouves et en même temps me dire
le nom de ton capitaine et de ton commandant En même temps tu pourrais écrire à
Camille pour les tenir au courant. Je crois que vers la fin de ce mois tout le
front se battra, mais ça durera bien tout l'hiver et peut être le printemps,
puis plus rien de sûr, ça pourrait flancher tout d'un coup, nous en aurions
besoin que ça finisse. Faut prier Dieu qu'il te conserve jusqu'à la fin de ce
carnage. Tu me dis qu'il pleut tous les jours, vous devez en souffrir. Si tu
voulais que je renvoie un manteau en toile cirée pour la pluie je te
l'enverrais ? Si l'on vous autorise à les porter. Et mange toujours. Je
t'enverrai des colis quand tu me le diras et de l'argent aussi.
Hier j'ai rencontré le neveu de Martin le cafetier qui est dans
les postes à Paris. Lui connait ces endroits où a été tué notre cher Fernand.
Il m'a dit que la Folie c'était une grande ferme et que la Motte là où il est
inhumé, c'est un village. Il m'a promis qu'il tâcherait de voir quelqu'un pour
savoir si ce cimetière n'a pas été bombardé par les Boches. Soigne-toi tant que
tu pourras écrire tous les jours si possible car nous nous chagrinons beaucoup,
nous t’embrassons bien fort, ton malheureux père qui t'aime.
E. Villaret
Croix de fer portant une plaque gravée de laiton qui accompagnait le retour de la dépouille mortelle de Albin Villaret en 1920. © MVC |
Le 16 septembre 1916, Albin est tué à son tour, aux Éparges dans
la Meuse.
Les parents se rendent à La Motte dans le Pas de Calais,
retrouvent la tombe du fils aîné et en retirent ses restes qu'ils emportent
avec eux dans une malle de voyage. L'accès au front étant réglementé, ils
doivent justifier des motifs de leur déplacement et expliquer la présence de
cette malle. Ils déclarent qu'il s'agit de « souvenirs du front », ces objets
que les poilus réalisaient avec le laiton des douilles d'obus et des étuis de
cartouches et qu'ils vendaient pour se faire quelque argent par le truchement
de revendeurs intermédiaires.
De retour au Fontanieu, les
Villaret vont conserver en secret cette malle dans le « salounet ».
En 1920, la dépouille mortelle de leur fils cadet est normalement ramenée
au Fontanieu par les services de l'armée afin qu'elle bénéficie d'une sépulture
proche de sa famille. Avant les obsèques, nuitamment, les parents Villaret
ouvrent le cercueil d'Albin pour y déposer les restes de Fernand et, toujours
dans le secret, ensevelissent leurs deux fils ensemble dans le cimetière
familial qui remonte au temps où même le champ du repos était refusé aux
huguenots. Bien après, ils firent auprès des voisins la lumière sur les parties
demeurées cachées de leur drame, et ils placèrent une pierre tombale sur cette
terre où les deux frères étaient à jamais réunis.
Élisée et Noémie Villaret firent édifier dans leur cimetière une
sorte de petit caveau destiné à recueillir les souvenirs de leurs enfants.
Ayant perdu ses fils, ses héritiers et avec eux tout espoir de
continuation pour la propriété, Élisée Villaret a perdu le goût de vivre. Il ne
s'est jamais remis de ce drame familial et s'est recroquevillé sur lui-même,
aigri, irascible, voire violent. Un jour, au cours d'une colère, il envoya une
chaise à la tête de son épouse et elle en perdit un oeil. Il mourut le 14
octobre 1946 et fut enseveli à gauche de Fernand et Albin. Son épouse, demeurée
sur place, survécut avec quelques chèvres, ses châtaignes et très peu de
besoins !
Noémie Villaret
quelques années
avant sa mort en 1959. © Musée des vallées cévenoles |
Elle était notre plus proche voisine au Fontanieu, où nous
passions l'été en famille. Beaucoup plus jeune que mes frères et ne pouvant les
suivre, je passais l'essentiel de mes journées à l’écouter.
Elle m’a très profondément marqué, elle a imprégné ma mémoire
d'enfant, son souvenir indélébile m'habite toujours et sans doute ne me
quittera jamais. Ce n'est pas un hasard si ma fille ainée se prénomme Noémie.
Au plus haut de mon existence, avant que j'entreprenne une démarche consciente
auprès de nombreux Cévenols pour recueillir une part de la mémoire de ce pays,
ma vocation et mon engagement pour les Cévennes prennent sans doute leurs
racines dans ma plus tendre enfance, dans ces longues heures passées auprès de
mon grand-père Travier et de Noémie Villaret. En quelque part, c'est leur
personnalité et leurs témoignages qui ont suscité en moi le sentiment d'appartenir
à un peuple dont l'humilité et la grandeur d'âme avaient forgé une histoire et
une culture en tout point singulière.
Noémie Villaret m’a raconté ses Cévennes, celles de son enfance
dans les années 1870, celles de sa vie de labeur. Au travers de sa propre
histoire, elle m'a appris, toujours sereine, sans jamais se plaindre ni gémir,
sans le moindre esprit de révolte, quelle était la dure réalité de ce pays dans
son quotidien traditionnel. Et je la voyais chaque jour grimper le sentier fort
montueux de la fontaine distante de plusieurs centaines de mètres pour aller chercher
son eau et revenir avec un seau qui parti plein arrivait à moitié vide tant son
infirmité la handicapait. Eau qu'elle économisait en l'utilisant plusieurs
fois, y lavant ses légumes, y faisant sa vaisselle et arrosant les fleurs
qu'elle faisait encore pousser. Souvent, assis ensemble devant son feu où les
bûches ne se touchaient pas afin de les économiser, elle m'a redit l'histoire
de ses deux fils tués, le rapatriement clandestin de la dépouille mortelle de
Fernand, l'horreur de la guerre de 14, l'horreur de toutes les guerres. Elle
m’a fait toucher du doigt combien cette guerre de 14-18 avait saigné la Cévenne
et lui avait asséné un coup dont elle ne devait jamais se relever.
Plus tard, le souvenir de sa continuelle sérénité toujours présent
dans ma mémoire, j'ai réalisé combien l'épouvantable drame qu'elle avait vécu
avait révélé sa grandeur d'âme huguenote et je compris le sens des paroles de
Job qui depuis ne m'ont plus quitté : «L'Éternel a donné l'Eternel a repris, le
nom de l'Éternel soit béni.»
Avant de mourir, pour assurer les derniers jours de son épouse,
Élisée Villaret avait cédé sa propriété en rente viagère à des amis d'un hameau
voisin, le Mas Supérieur, chez qui Noémie devait se retirer, mais il lui fut
difficile d'abandonner sa maison et ses souvenirs. Elle s'y accrocha bien
qu'isolée, infirme et pâtissant prou. Très âgée, elle accepta de s’absenter
l'hiver pour y revenir dès le printemps, puis l'été seulement quand nous étions
là. Puis elle ne revint plus et s’éteignit paisiblement.
Elisée avait demandé à Noémie, quand elle sentirait sa fin proche,
de fermer à double tour la grille du caveau à souvenirs et d'en jeter la clef
dans un ravin. En effet, plus personne auprès d'eux n'était censé être là pour
vénérer ces reliques et entretenir ces tombes. Quand elle quitta définitivement
son Fontanieu, elle conserva seulement avec elle deux ou trois photos, les deux
dernières lettres que son fils Albin avait reçues avant sa mort et qu'il
portait sur lui quand elle survint, les livrets militaires de ses fils et leurs
médailles : croix de guerre et médaille militaire (Déposées par Robert Daumet au
Musée des vallées cévenoles). Les ronces et les genêts ne tardèrent pas à
envahir cet espace où repose cette longue lignée des Villaret que la guerre a
définitivement interrompue. Avec la pierre tombale des deux frères, on avait
fiché en terre la croix de fer nominative des tombes militaires qui
accompagnait le rapatriement du corps d'Albin, et une planche sur laquelle
était vissée la plaque de laiton du cercueil de Fernand que ses parents avaient
ramenée avec ses restes. Le cimetière envahi, la planche a pourri et la plaque
s'est trouvée enterrée. Quant à la croix, elle a disparu. J'en ai fait la
découverte dans le terrain voisin m'appartenant, où on brûle les végétaux, et
je l'ai déposée au Musée des Vallées cévenoles.
Cheminée
de la maison Daumet au Mas Supérieur. A gauche Noémie Villaret, Josiane et
Jacques Lavesque, à droite lsaline Geminard, arrière grand-mère des enfants
Lavesque. © Mvc
Quelques années après la mort de Noémie, la maison fut revendue
comme résidence secondaire d'abord, principale ensuite quand les acquéreurs,
pour partie d'origine cévenole, furent à la retraite. Aujourd'hui, ils ne sont
plus et c'est leur fille qui est propriétaire. Elle aime beaucoup ce lieu et y
séjourne aussi souvent qu'elle peut, malgré son éloignement. En effet, ayant
épousé un Allemand elle réside outre Rhin. Depuis qu'avec son mari ils ont en
charge la propriété, le cimetière a été nettoyé, les tombes ont été restaurées.
La plaque du cercueil de Fernand a été retrouvée et déposée au Musée des vallées
cévenoles. Dans le caveau, par la porte métallique à claire-voie, fermée à
clef, on distingue quelques souvenirs ayant résisté aux affres du temps,
quelques cadres avec leurs verres, mais qui ont perdu les photos ou les
documents plus fragiles qui y étaient conservés et que l'environnement humide a
détruits, des couronnes mortuaires, des coffrets qui devaient contenir les
correspondances et objets personnels, la croix de bois du cimetière militaire
où fut inhumé Albin...
Aujourd'hui, la tombe d'Albin et de Fernand Villaret, chargée de cette
dramatique mémoire, témoigne encore et toujours de l'horreur de la guerre et du
lourd tribut que les Cévennes versèrent au cours de celle de 14-18, mais le
cimetière des Villaret est respectueusement entretenu et magnifiquement fleuri toute
l’année, et cela, grâce à un Allemand !
D'aucuns diront que c'est l'ironie de l'histoire, je n’en suis pas
certain. Pour ma part j’y discerne davantage un certain sens de l'histoire, et
peut-être plus particulièrement de l'histoire des Cévennes qui faisait écrire à
Jean-Pierre Chabrol : « La Cévenne se
réveille toujours, on ne sait ni pourquoi ni comment, c'est pareil chaque fois.
On la croyait morte à jamais, on voyait déjà poindre son squelette dans les pans
de murs des mas morts, et ça repart... Dieu le veut. »
Cela veut peut-être dire que quand tout semble définitivement
désespéré, on peut encore espérer.
Daniel Travier
Daniel Travier
A suivre…