110ème semaine
Du lundi 4 au dimanche 10 septembre
1916
LE TUNNEL DE TAVANNES
L’explosion d’un refuge
Le tunnel de Tavannes est un tunnel ferroviaire d'une seule voie
où passe le chemin de fer allant de Verdun à Metz. Situé au nord ouest du fort
de Tavannes, il est long de 1400 m et large de 5.
Dès le début de la bataille de Verdun, le train ne circule plus.
Des troupes françaises viennent tout naturellement s'y abriter pour se protéger
du furieux bombardement allemand.
Petit à petit, les combats se poursuivant dans le secteur, un
état-major de brigade, des services de secours, brancardiers, téléphonistes,
artificiers, génie, un bataillon de réserve, etc… finissent par s'installer
durablement aux extrémités du tunnel. Cet abri enterré constitue un lieu sûr et
permet d'intervenir rapidement sur la zone des combats.
Plus tard, la totalité du tunnel est aménagée : un dépôt de munition est constitué, des cabanes en tôle et en bois sont construites; des couchettes ainsi que des latrines sont mises en place.
Témoignage du soldat Louis HOURTICQ : « C'est une étrange
chose que ce tunnel qui passe sous les lignes jusqu'en plein champ de bataille.
Entre deux paquets de fer et de feu, des formes bondissent dans le tunnel,
surgies de l'éruption, pauvres êtres hagards, haletants, titubants, qu'il faut
recueillir et conduire, dans cette nuit subite.
Tout le jour, toute la nuit surtout, c'est une circulation intense
: des corvées d'eau, de munitions, de vivres ; des troupes qui montent,
d'autres qui descendent, des brancards de blessés qui reviennent de la
bataille, puis sont évacués.
Cette existence souterraine supprime toute distinction entre le
jour et la nuit, ce jeu alterné du sommeil et de la veille qui rythme notre
vie. L'activité, le mouvement, le bruit sont les mêmes, continus, sans arrêt,
sans pause, de midi à minuit, de minuit à midi.
Sous cette voûte indestructible, trop d'hommes et trop de choses
sont venus chercher un abri : dépôts d'eau, de grenades, de fusées, de
cartouches, d'explosifs ; sous les lampes noires de mouches, des chirurgiens
recousent de la chair déchirée.
Tous les bruits sont dominés par le halètement rapide du moteur de
la machine électrique. Il est comme le battement de fièvre de cette artère
surchauffée ».
Très rapidement, la surpopulation, l'exigüité et l'insalubrité du
lieu rendent la vie très difficile dans le tunnel.
Témoignage du général ROUQUEROL du 16e D.I. : « L'éclairage
électrique avait été organisé avec un moteur à essence. Toutefois, on avait eu
tort, dans ce travail hâtif, d'établir des câbles à haute tension nus à
proximité immédiate des installations pour les hommes. Plusieurs cas mortels
d'électrocution firent apporter les modifications nécessaires à la distribution
du courant. L'éclairage n'existait d'ailleurs que sur la partie du tunnel
utilisée comme logements ou dépôts ; le reste était obscur. Un puits d'aérage
avait été fermé par des toiles pour parer à la pénétration éventuelle des gaz
de combat.
L'organisation du tunnel comportait des rigoles d'écoulement pour
les eaux de condensation et d'infiltration qui n'étaient pas négligeables ;
mais, sans souci de la nécessité de prévoir l'assèchement du tunnel, le
personnel chargé de cette organisation avait comblé toutes les rigoles. Le
résultat ne s'était pas fait attendre et de longues portions du tunnel étaient
bientôt transformées en un marécage d'une boue fétide. La plupart des
immondices des occupants y étaient jetées. On y aurait trouvé même des
cadavres.
Tant de causes d'infection, jointes à la suppression de l'aérage
par le puits construit à cet effet, ne pouvaient manquer d'entretenir dans le
tunnel des émanations malsaines qui ont donné lieu à plusieurs cas d'une
jaunisse spéciale au nom suggestif de jaunisse des vidangeurs.
Le commandant d'une division occupant le secteur de Tavannes au
mois de juillet voulut faire nettoyer ces écuries d'Augias. Il dut y renoncer
sur l'observation du service de santé d'après laquelle l'agitation de la boue
et des eaux polluées causait immanquablement de nombreuses maladies. Il fallut
se contenter de répandre dans les endroits les plus malpropres de la chaux vive ».
Témoignage de René le GENTIL : « La dynamo qu'on avait
installée était trop faible et ne pouvait fournir qu'un pauvre éclairage, si
bien qu'on y voyait à peine et qu'on manquait à chaque pas de glisser sur le
bout des traverses de la voie ; mais chose pire, l'eau manquait absolument, car
un seul robinet existait au milieu du tunnel ; et ceux qui venaient là étaient
condamnés à rester des 10, voire 12 et 15 jours sans se nettoyer, malgré les
pires besognes à accomplir.
C'est ainsi que j'ai vu de nos hommes, qui venaient de s'infecter
les mains en transportant des cadavres délabrés, être obligés de manger sans
pouvoir se laver. Et quand je demandai pour eux un désinfectant quelconque,
l'aimable pharmacien, chargé de ce service, me fit des reproches amers. Je
compliquais les choses en réclamant ainsi !
Après les différents services, les hommes s'installaient comme ils
pouvaient sur la voie du chemin de fer, dans le noir complet, la vermine et la
saleté. Il y avait bien eu un timide essai de cadres treillagés qui avaient
servi de couchettes, mais ils étaient défoncés, abîmés, et les divisions se
succédant rapidement, hélas ! nul ne s'inquiétait de les remplacer ; toutefois,
voulant dégager le bas, le génie du secteur avait commencé l'installation, à
mi-hauteur du tunnel, d'un premier étage en plancher, là gîtaient les
territoriaux ; mais comme il n'y avait pas de place pour tout le monde, cela ne
faisait qu'augmenter encore, pour ceux qui étaient dessous, le grabuge infernal
et la saleté qu'on n'avait plus seulement aux pieds, mais encore sur le tête;
car, par les planches mal jointes, la terre tombait sur ceux qui se trouvaient
là ».
Témoignage du docteur Léon BAROS, aide-major au 217e R.I. : « Nous
arrivons à l'issue est du tunnel de Tavannes.
La boue s'étale gluante, des milliards de mouches volent en tous
sens et tapissent les parois du tunnel ; dans tous les coins et sur les
multitudes d'immondices, accumulées partout, grouillent les asticots et les
contorsions de leurs petits corps blancs amènent des nausées de dégoût ; l'air,
chargé de chaleur humide et imprégnée d'odeur de cadavres, de putréfaction, de
sécrétions acides, de corps en sueur et de fientes humaines, est irrespirable ;
les gorges se contractent en un réflexe nauséeux.
C'est par cette issue est que le tunnel communique avec le champ
de bataille, sous les avalanches nombreuses et imprévues, continues ou
espacées, des tonnes de fer et de feu qui se déversent dans un endroit repéré
exactement, où les projectiles de tous calibres prenant en enfilade la tranchée
du chemin de fer qui précède le tunnel, sont posés presque comme avec la main,
tellement le tir est précis et le lieu exactement repéré.
Et c'est un lieu de passage qu'on ne peut éviter, où défilent
ravitaillent, réserves, agent de liaison, relèves, blessés. Les Boches le
savent bien. Les obus, petits, moyens et gros, éclatent sans interruption, sur
un parcours de 12 à 15 mètres, devant l'entrée du tunnel, soit à la cadence
d'un tir de mitrailleuses lorsqu'il y a barrage, soit à l'intervalle d'une
minute ou d'une demi-minute ; c'est infernal ! Que de malheureux ont été
anéantis à cet endroit ! ».
Témoignage du lieutenant BENECH du 321e R.I. : « Nous
arrivons au tunnel. Serons-nous donc condamnés à vivre là ? Je préfère la lutte
à l'air libre, l'étreinte de la mort en terrain découvert. Dehors, on risque
une balle ; ici, on risque la folie.
Une pile de sacs à terre monte jusqu'à la voûte et ferme notre
refuge. Dehors, c'est l'orage dans la nuit et le martèlement continu d'obus de
tous calibres. Au-dessus de nous, sous la voûte qui sonne, quelques lampes
électriques sales, jettent une clarté douteuse, et des essaims de mouches
dansent une sarabande tout autour. Engourdies et irritantes, elles assaillent
notre épiderme et ne partent même pas sous la menace d'un revers de main. Les
visages sont moites, l'air tiède est écœurant.
Couchés sur le sable boueux, sur le rail, les yeux à la voûte ou
face contre terre, roulés en boule, des hommes hébétés qui attendent, qui
dorment, qui ronflent, qui rêvent, qui ne bougent même pas lorsqu'un camarade
leur écrase un pied.
Par place, un ruissellement s'étend ! De l'eau ou de l'urine ? Une
odeur forte, animale, où percent des relents de salpêtre et d'éther, de soufre
et de chlore, une odeur de déjections et de cadavres, de sueur et d'humanité
sale, prend à la gorge et soulève le cœur. Tout aliment devient impossible ;
seule l'eau de café du bidon, tiède, mousseuse, calme un peu la fièvre qui nous
anime ».
Ainsi, durant toute la bataille de Verdun, des milliers d'homme
vont faire une halte plus ou moins longue dans le tunnel de Tavannes. Chaque
jour 1500 à 2000 hommes s'y entasseront.
Le 4 septembre 1916, vers 21 h, le dépôt de grenades placé à
l'entrée ouest du tunnel de Tavannes prend feu. A 21 h 15, une formidable explosion se produit, comprimant en un
instant les poitrines de tous les êtres vivants présents dans le tunnel. Les
flammes qui se propagent rapidement atteignent le stock de bidons d'essence qui
sert à alimenter le groupe électrogène.
En quelques minutes, les baraquements en bois où sont entassés de
nombreux soldats s'embrasent. Une fumée très dense avance dans le tunnel semant
la panique et la mort. Les hommes qui ne sont pas asphyxiés instantanément,
s'enfuient en désordre en se marchant les un sur les autres, vers la sortie
opposée. Cependant la nappe de fumée les gagne de vitesse et des centaines
d'hommes tombent avant d'arriver à l'air libre. Même équipé de masque à gaz, la
densité de la fumée est telle qu'aucun sauveteur ne parvient à pénétrer à
l'intérieur du tunnel.
Les hommes qui sont parvenus à atteindre la sortie Est se trouvent
face au bombardement allemand et ne peuvent s'échapper. Cependant, il y a
urgence à évacuer cet endroit irrespirable. Un colonel, révolver au poing,
menace de tirer sur les malheureux. Dans l'affolement le plus complet, les
premiers étant poussés par ceux qui arrivent derrière eux, s'enfuient en
tentant de trouver refuge dans les trous environnants.
De plus, les Allemands qui ont aperçu la nappe de fumée qui est
montée très haut dans le ciel, redoublent leur pilonnage sur les entrées du
tunnel.
Jusqu'à 21 h 45, des groupes d'hommes, noirs, à demi asphyxiés,
sentant la chair grillée, surgissent par la sortie Est et s'enfuient sous les
obus. Durant toute la nuit, aucune manœuvre de secours ne peut être entreprise.
Le brasier continue à brûler durant 2 jours, carbonisant les centaines
de cadavres jonchant le sol. Lorsque plus tard, on pénètre dans le tunnel, on
ne retrouve rien que des cadavres qui partent en cendre dès qu'on les touche.
Seulement 30% en moyenne peuvent être identifiés.
500 à 600 homme ont péri dans cette catastrophe (certaines sources
parlent de 800) : officiers et soldats du 1er et du 8e génie, des 22e, 24e et
98e régiments territoriaux ; des médecins majors et des infirmiers
régimentaires des 346e, 367e, 368e et 369e R.I. ; des blessés qui, couchés sur
des brancards et se sentant en sécurité, attendaient leur évacuation. Aucun
journal ne parla de cette tragédie…
Finalement, l'armée allemande ne parvient jamais à atteindre le
tunnel de Tavannes. L'attaque française du 24 octobre repousse une 1ere fois la
ligne de front. La seconde offensive française le 15 décembre éloigne à nouveau
le front, mettant définitivement hors de danger la fortification. Dès lors, le
fort de Tavannes ne sera plus bombardé.
A suivre…
De nombreux textes ont été écrits
sur la tragédie du tunnel de Tavannes. Un bon résumé s’en trouve sur le site
suivant, auquel ce billet doit beaucoup :