115ème semaine
Du lundi 9 au dimanche 15 octobre
1916
DES VOSGES A L’ARMÉE D'ORIENT
Louis Valette, 14ème batterie
du 2ème régiment d'artillerie de montagne
du 2ème régiment d'artillerie de montagne
Louis Valette nait
le 23 mars 1888 à Durfort, de Valette Louis et de Bourguet Henriette, Anaïs,
Augustine. Le prénom Louis, seul ou accompagné d’un autre prénom, était à cette
époque très utilisé dans la famille Valette.
Depuis 1905 on ne procède plus au tirage au sort pour la conscription,
tous les jeunes gens d’une même classe sont appelés pour un service militaire
de deux ans. A l’âge de 20 ans, soit en 1908, il est donc enregistré par
l’autorité militaire sur le registre matricule de Nîmes, sous le numéro 1553.
Ce registre comporte les renseignements suivants : Profession :
ajusteur, mécanicien. Cheveux et sourcils : châtain foncé, yeux :
bleus, front : découvert, nez : gros, visage : ovale, taille :
1 m 84. Instruction générale : 2 (sait lire et écrire, mais guère plus)
Louis Valette a
donc fait ses deux ans de service militaire obligatoire.
Un maréchal des logis |
Au sein du 2ème régiment d’artillerie de montagne, Louis Valette est attaché à la 41ème batterie. C’est une batterie de réserve,
basée à Nice.
L’artillerie de
montagne est utilisée avant tout comme appui aux unités d’infanterie lors de
déplacements en terrain difficile. Evoluant dans le contexte particulier du
terrain montagneux, l’ennemi peut être embusqué sur un piton rocheux ou une
contre-pente qui rendent les angles de tirs sensiblement différents de ce
qu’ils peuvent être en plaine. L’artillerie de montagne doit donc avoir des
spécificités qui la rendent apte à l’efficacité dans ces conditions : matériel
adapté, aussi bien du point de vue des munitions que de son transport, méthodes
de tir différentes.
Chaque batterie
comporte deux canons de 65, ces canons étant démontables et transportables à
dos de mulet (quatre mulets par canon). Le canon de 65 mm est le modèle 1906 de
montagne. C’est un obusier de petit calibre en acier se chargeant par la
culasse. L’affût rigide est en fer. Matériel transportable sur bât à dos de
mulet, il est prévu pour les opérations en montagne et en pays dépourvus de
route. La batterie dispose de nombreux mulets pour assurer le transport des
canons eux-mêmes et du reste du matériel nécessaire, notamment les munitions.
Cet animal a contribué à faire entrer dans la légende les exploits des
batteries d’artillerie de montagne. Fidèle compagnon, dont la vaillance et le
pied sûr ont bien des fois permis les manœuvres les plus osées, sa robuste
constitution lui permettait de transporter des charges de plus de 150 kilos.
Voici ce qu’écrivit le général Aublet au sujet du chargement et du déchargement du mulet : « Le bâtage du mulet était une opération délicate car il fallait d’abord par le jeu de sangles bien placées et bien tendues assurer une parfaite cohésion du bât avec le dos du mulet sous peine de blesser ce dernier, ce qui aurait entraîné l’indisponibilité de l’animal. Le chargement du matériel sur les bâts s’effectuait ensuite au fur et a mesure de son démontage ; chaque fardeau était soulevé et littéralement projeté en l’air au moyen de leviers par trois ou quatre servants avant d’être délicatement posé sur le bât et solidement arrimé. Cela exigeait non seulement des servants grands et forts – le recrutement n’envoyait que des recrues mesurant au minimum 1,70 m – mais aussi une parfaite coordination de leurs mouvements pour ainsi manipuler les fardeaux pesant presque tous plus de 100 kilos.
Le déchargement de la pièce et son remontage
s’effectuaient selon les principes inverses. Une telle opération pour le 65 M
avec ses 7 fardeaux ne demandait guère que deux minutes entre le moment où la
pièce se présentait chargée sur les mulets et l’ouverture du feu. Dans les
démonstrations, après avoir remonté la pièce le chef de pièce allait prendre le
tube (102 kilos pour le 65 M) et avec
lui présentait « Arme » comme s’il s’agissait d’un simple mousqueton ; à sa
suite chaque servant en faisait autant. Ce petit exercice n’était que le
symbole des efforts que l’on pouvait demander aux artilleurs, dans la tradition
de leurs anciens.
En montagne il n’est pas osé de dire que le mulet
passait là où l’homme avançait sur ses deux pieds. Marchant au bord des sentiers
pour éviter de se cogner aux parois rocheuses, le mulet montait d’un pas
rapide, 400 mètres de dénivelé à l’heure au lieu de 300 mètres pour un homme «
moyen » ; s’il arrivait, rarement, que le terrain cédât et si la pente n’était
pas trop raide, le mulet se mettait littéralement en boule, bât et matériel
volaient en tous sens, et l’on retrouvait en général l’animal en bas de la
pente, debout sur ses jambes, en train de brouter l’herbe ».
Au cours des premières semaines de
guerre les régiments alpins restent près de la frontière italienne, car ce pays
n’a pas encore pris position pour l’un ou l’autre des blocs qui s’affrontent.
Mais l’incertitude est rapidement levée, l’Italie restera neutre, avant de
peut-être rejoindre la triple alliance (France, Angleterre, Russie). On peut
donc jeter ces régiments dans la bataille des frontières qui fait déjà rage au
nord-est de la France. Le 23 août le régiment prend le train, destination
les Vosges. La 41ème batterie débarque à Châtel-Nomény le 26 août.
Nous n’avons pas de
lettres ou de carnets de Louis Valette,
mais d’autre témoignages nous sont parvenus, rédigés par tel ou tel de ses
camarades. Ainsi du Journal de Marche de Paul Bernier, lieutenant du même
Régiment d'Artillerie de Montagne, mais sur une autre batterie. Dans un style
laconique il écrivit chaque jour quelques notes sur son parcours et ses
combats :
« 23-août - Départ de Nice pour Besançon.
24-août - Voyage en chemin de fer. Accueil dans les
gares. Changé de direction. Gray.
25-août - Débarquement à Thaon-les-Vosges. Réfugiés.
Nouvelles contradictoires. En route pour Rehaincourt. Encombrement à Chatel.
Premiers blessés vus. Prisonniers. Rehaincourt pillé. Logement.
27-août - Première journée sur la ligne de feu vers
Fauconcourt. Chevaux morts. Premiers obus entendus. Positions d'attente. Défilé
après le combat. Blessés. Cantonnement à Hallainville.
28-août - Baptême du feu pour le groupe. 3 marmites à
50 m. de la batterie en attente près de la route. Vers 18h, première mise en
batterie dans Clézentaine. Tiré. Cantonnement à la ferme de Neufontaine.
Bivouac sous la pluie. Convoi égaré.
29-août - En batterie derrière le cimetière de
Clézentaine. Tir sur aéroplane. Obus sur l'échelon. Eclats. Cantonnement à
Hallainville.
30-août - Mise en batterie près de la Mortagne.
Traversé Deinvillers détruit. Vu les premiers morts boches abandonnés. Abris
contre aéros. Tirs. Cantonnement Hallainville.
31-août - Même position. Clézentaine et Deinvillers
bombardés. Commandé le tir toute la journée. Section Bousquet au bois de Corre.
Attaque de Magnières. 1 blessé à l'échelon, 1 mulet tué. Tirs de la 3e sur
Domptail. Bivouac derrière le Bois de Corre ».
Le même lieutenant
Bernier complète ses premières impressions de cette guerre dans une lettre à sa
famille :
« 1er septembre 1914. Je profite d'une accalmie
relative pour essayer de vous écrire un peu plus longuement ; c'est bien
difficile d'entreprendre quelque chose dans cette situation, au milieu du
vacarme ; on n'est bon qu'à dormir en dehors des moments où l'on tire car on
est fatigué et comme engourdi de rester sur place la journée durant. Car c'est
une drôle de guerre que nous faisons ; je ne croyais pas que ce serait ainsi :
nous arrivons pour nous installer tranquillement en batterie au petit jour et
l'on reste ainsi 12 à 14 heures de suite jusqu'à la tombée de la nuit. On tire
par intervalles sans voir ce que l'on fait. Ce qui est le plus caractéristique,
c'est que de part et d'autre sur ce champ de bataille de plusieurs kilomètres,
on ne voit absolument rien, pas un homme, pas un canon. Tout est caché, abrité,
et actuellement on ne bouge plus. Les deux armées, probablement fatiguées, ne
veulent ni l'une ni l'autre prendre l'offensive et chacun se terre ; le combat
se résume en un duel d'artillerie qui tire au petit bonheur sur des bois, des
villages, des champs où l'on présume qu'il peut y avoir quelque chose. J'ai
aperçu pour ma part hier pour la première fois deux silhouettes de prussiens à
la lunette à 3500 mètres. Des fantassins qui devaient être en contact permanent
n'ont pas eu l'occasion de tirer un seul coup de fusil en trois jours !
Notre artillerie de campagne est excellente et produit
des effets remarquables quand elle en a l'occasion ; la leur ne produit guère
de mal.
Ce qui est embêtant et énervant, ce sont les
aéroplanes. Tous les jours, des avions allemands viennent évoluer au-dessus de
nos lignes à grande hauteur et ils signalent par des fusées les emplacements de
troupes à leurs batteries d'obusiers et, aussitôt que l'aéroplane a lâché sa
fusée arrive le boum-boum inévitable. Nous avons essayé de tirer avec nos
canons sur ces avions, c'est à peu près impossible d'arriver à un résultat :
ils sont trop hauts et vont trop vite. Cependant, le 27, j'ai pu régler une
pièce assez bien en direction pour qu'un aéro allemand qui arrivait ait fait
demi-tour sans avoir eu le temps de signaler car on n'a pas reçu la salve
attendue.
Nos avions à nous, que l'on voit aussi quelquefois, ne
rendent pas le même genre de service ; je crois qu'ils ne font qu'aller repérer
et photographier les emplacements ennemis.
Hier, j'ai commandé la section toute la journée car la
batterie avait été fractionnée pour envoyer l'autre section à un autre emplacement.
J'ai fait deux tirs principaux dont j'ai été content ; j'ai en particulier tiré
sur un village qu'on devait attaquer le soir ; nos obus y ont mis le feu.
Les Allemands ont bombardé deux villages de notre côté
(Clézentaine et Deinvilliers) c'est lamentable de voir les résultats,
démolition et incendie.
Ce qu'il y a de plus triste, c'est de rencontrer les
malheureux habitants qui abandonnent leur foyer en emportant leurs hardes et
traînant des vieux parents par le bras ou dans des voitures ; quelle désolation
! On trouve du bétail et des chevaux morts dans les champs et, comme on n'a pas
le temps de tout enfouir, le champ de bataille commence à sentir bien mauvais ».
Début septembre 1914
le régiment est transporté à la Bresse, dans les Vosges méridionales. Dès le début de la
guerre la France a tenté de reconquérir ses deux provinces perdues, l’Alsace et
la Lorraine. Mais les Allemands y sont bien installés, après une occupation qui
a duré 44 ans… Ils ont repéré et balisé chaque terrain, chaque forêt. Leur
artillerie lourde est très présente, alors que la France n’en a guère… Après un
bref espoir d’une conquête facile (Mulhouse a été prise en août, mais cela n’a
duré que deux jours) il a fallu s’installer dans une guerre de position, où
chaque sommet, chaque bois, sont pris et repris.
Le Linge, Reichacker,
Hartmannswiller, forment une sanglante trilogie qui représentent les batailles
les plus rudes livrées dans les Vosges. Pendant toute la durée de la guerre,
les deux armées ennemies s'y sont heurtées.
Le Linge est au centre d'un
vaste cirque formé par des montagnes de l'ancienne frontière. C'est vers lui
que convergeaient toutes les lignes de tir des nombreuses positions de batterie
échelonnées dans ce secteur, connu des artilleurs de montagne sous le nom de «
Secteur des Lacs », Lac Blanc, Lac
Noir, Lac Desséché, Lac des
Truites, Lac Bleu. Dès le début de la guerre, les Batteries de Montagne ont
lutté dans ce secteur des Lacs.
La 41ème batterie est aux
Hautes-Chaumes du début de Septembre au mois de Décembre 1914 ; elle se déplace
souvent et occupe des positions à l'Est de la Schlucht, au Wenstein, à
Horodberg, au Lac Blanc.
Suite du journal du
lieutenant Bernier :
7-sept. - On entend de nouveau le canon. Je vais à la
frontière. 6 h 45, mis le pied en Alsace ! Construction d'abris.
9-sept. - Hautes Chaumes. Attente. En batterie cote
1300. Tir sur Orbey. Panorama de l'Alsace et Forêt Noire. Colmar. Pluie. Revu 41ème
et 42e.
12-sept. - En batterie Hautes Chaumes. Brouillard et
pluie. Pas tiré. Vent, grêle. Sale journée. Malades.
13-sept. - Départ 4 h45. Tempête, bourrasque, vent et
pluie. Position inabordable. Retour trempés. Froid. Gazon de Faing. Atroce !
Bonnes nouvelles du Nord.
14-sept. - Repos. Brouillard persistant. Tempête.
Changement du parc. Boue.
19-sept. - Tempête. Pluie. Abrités dans ferme
Spielmüss. Feu. Séchage. Neige.
21-sept. - Neige, brouillard. Départ 12h30. Tiré.
Rapporté foin, planches, bûches.
22-sept. - Beau temps (relatif !). Promenade forêt.
42e reçu le feu. Amélioration des appartements.
23-sept. - En batterie à Spielmüss. Rien fait. Perdu
pèlerine. Brouillard épais.
24-sept. - Repos. Commencement de construction des
écuries. Retrouvé pèlerine et béret. Excursions sur les pentes Est d'Alsace.
Ferme.
26-sept. - 2e section aux Hautes Huttes. Départ de la 41ème
pour Sulzern. Reçu paquet passe-montagne
27-sept. - Toute la batterie aux Hautes Chaumes pour
la Tête des Faux. En batterie à 12h. Vu Lacs Blanc et Noir. Brouillard, vent ».
Le 28 Septembre 1914, la 41ème
Batterie, venant du Linge, cantonne à Sulzern. Journellement la batterie de tir
va occuper des positions à Ampfersbach, Stossvihr, Col de Gaschney. Le 5
Octobre, elle revient au Linge (Wenstein).
Jusqu'en 1915, c'est une époque
très difficile, puis le secteur se calme, il n'y a plus de grand attaque, mais
c'est le qui-vive journalier pour éviter toute surprise, et de temps en temps quelque
coup de main pour tenir en haleine les troupes et se procurer les
renseignements nécessaires au commandement.
Les combats livrés en Décembre
1914 et Janvier 1915 pour la possession de Steinbach et de la cote 425, ont été
célèbres pour l'acharnement qu'ils ont suscité de part et d'autre. L'attaque
commença le 23 Décembre 1914, et se continua presque sans interruption jusqu'au
commencement de Février. Il y eut une concentration importante de Batteries de
Montagne du 1er et du 2e Régiment. La 41ème Batterie du 2e R. A.M. y prit part
et y subit des pertes sensibles en raison des combats rapprochés qu'elles
durent livrer. Steinbach et la cote 425 furent emportés, mais la ligne y fut
fixée pour la durée de toute la guerre.
Steinbach en ruines |
Le Général Joffre a
décidé de déclencher une offensive en Alsace du Sud, dans le but de reconquérir
Mulhouse et de sécuriser les axes de communication Thann - Belfort et Colmar-Mulhouse.
Dans ce but, il a créé le Groupement des Vosges, sous les ordres du Général
Putz. L'objectif de la 66e division d'infanterie française, commandée par le
général Guerrier, est de conquérir la Cote 425 et le plateau d'Uffholtz, tous
deux tenus par les Allemands, avant de s'emparer de Cernay. Or le commandement
français ignore que, depuis quelques jours, un régiment wurtembergeois, le
L.I.R.119, est solidement installé dans Steinbach, « un charmant village alsacien, sur les dernières pentes des Vosges, dans
la riante vallée du Silberthal ». On croyait que Steinbach n'était pas
défendu. Il l'était formidablement.
Le 13 décembre à
midi, l'artillerie française du 213° RI (Régiment d'Infanterie) ouvre le feu
sur la croupe 425 et l'enlève tandis qu'un détachement du 5e BCP (Bataillon de
Chasseurs à pied) s'empare du village : « Le fait est qu'ils (les Allemands) n'avaient pas imaginé que nous
arriverions par la montagne et ils furent pris tout à fait par surprise ».
Le lendemain contre-attaque
des Allemands qui, supérieurs en nombre et en moyens, (des renforts sont
arrivés en toute hâte) reprennent Steinbach et renforcent leurs positions,
entourant le village de réseaux de fer barbelé, de tranchées et de barricades
constituées de tonneaux. Les Français se replient vers Thann. La population de
Steinbach se réfugie dans les caves ou fuit.
Le 25 décembre une
nouvelle attaque française est déclenchée. L'assaut échoue « L'attaque prévue ne devait durer que
quelques heures. Au lieu de cela, ce furent 15 terribles journées de combat
sans répit, en plein hiver, sous la neige et dans des tranchées envahies par
l'eau glacée, 15 journées et 15 nuits de corps à corps ».
Le 27 décembre iI
neige et il fait très froid. Dès 8h, le 152° RI bombarde les premières maisons
du village. L'artilleur Yvan Rolin est amené à pointer ses pièces sur son
village (dont il sera plus tard maire), sa maison et l'usine paternelle. Des
tirs intenses d'obus démolissent les habitations et déclenchent de nombreux
incendies. La 1ère et la 3ème sections s'élancent baïonnette au canon, vers le
village, mais l'assaut est brisé par une fusillade très violente en provenance
des soupiraux des caves et des toits des maisons (pourtant détruites), par un
réseau de barbelés et par un grand grillage vertical de fil de fer d'acier
infranchissable. Les pertes sont considérables dans les rangs français. L'échec
de cette attaque démontre que Steinbach « sera
extrêmement dur à enlever et coûtera beaucoup de monde, car le village
représente une position extrêmement forte ». Ces jours de lutte féroce dans
la pluie, la boue, la neige et le froid resteront dans la mémoire des
survivants comme "l'Enfer de Steinbach". « Ils revoient les tranchées à demi effondrées où ils restèrent stoïques,
dans l'eau jusqu'aux genoux, au milieu des glaçons ; ils revoient les longues
nuits d'hiver où la neige ensevelissait les guetteurs aux créneaux (...) la
lutte contre le froid qui les terrassait lentement (...). Les évacuations pour
pieds gelés sont très nombreuses ».
Fin décembre « La bataille se poursuit, toujours sans
résultat (...) Il faut soit s'emparer du village soit le détruire (....). Notre
artillerie bombarde le village avec fureur. Il brûle en plusieurs endroits. Le
clocher a été éventré et c'est fort heureux car l'ennemi ne peut plus s'en
servir pour observer et y installer des mitrailleuses ». Des corps à corps
féroces s'engagent à travers les réseaux de barbelés et les décombres des
maisons. Au prix de luttes farouches, la 7e compagnie (sous les ordres du
capitaine Marchand) poursuit sa progression dans la Grand' Rue, avançant
lentement, maison par maison. « Le combat
est tel qu'il est impossible de se rendre compte de ce qui se passe quelques
mètres plus loin. Le champ de bataille se trouve limité pour chaque soldat à
une maison, à une cour, parfois à une chambre ».
La population civile
est évacuée par les Allemands. « L'exode
de cette population dans la nuit glacée de décembre, la fuite des femmes, des
enfants, des vieillards au milieu des balles et des incendies, abandonnant
leurs foyers détruits, fut une chose affreuse ».
Le 3 janvier 1915, après
une violente préparation d'artillerie, une nouvelle attaque est déclenchée vers
13 heures. Les 1ere et 2eme compagnies se lancent à l'attaque et enlèvent à la
baïonnette la tranchée dite en V, au prix de lourdes pertes. Le 213° RI
s'empare de la Cote 425. La 12° compagnie, menée par le capitaine Toussaint, a
pour mission de prendre le centre du village et le cimetière. La progression
est lente. Dans le village à moitié démoli et qui flambe, fusillades et cris
retentissent.
Un artilleur
observe : « Spectacle complet de la
bataille en ce point (l'observatoire du Schletzenburg) sous un marmitage
intense. Vue sur Steinbach à moitié démoli et en feu (...) Derrière nous, des
tombes toutes préparées avec croix et couronnes de feuillages, les blessés qui
passent sur des civières et les morts que l'on aligne, de très jeunes
prisonniers qui montent ». Pris en tenaille, les Allemands se replient
mais, pendant la nuit, le commandement allemand déclenche un violent
bombardement et lance une contre-attaque, en partie repoussée. Quelques groupes
de soldats allemands parviennent à s'infiltrer et à atteindre l'église et le
cimetière où ils se retranchent. Ils sont refoulés par une charge à la
baïonnette. Les hommes du 152° RI fouillent les maisons et font un assez grand
nombre de prisonniers. Au petit matin, Steinbach est définitivement aux mains
du 152° RI mais les pertes sont énormes. « Steinbach
est virtuellement pris mais, pour ce résultat, il a fallu détruire le village,
maison par maison, à coup d'obus (...). Les rues et les abords du village sont
semés de cadavres. C'est horrible à voir ». Après 15 jours et 15 nuits de
combat, Steinbach est définitivement aux mains du 152° RI.
Mais les Allemands
ne se résignent pas à cette perte. Ils procèdent à des bombardements intenses toute la journée, sans interruption. « Tout le village de Steinbach flambe (...).
Quand le soir arrive, nous sommes complètement hébétés. Nous sommes dans la
boue jusqu'aux genoux. Nous sommes trempés et, naturellement, nous n'avons rien
mangé ». Cependant « Le moral des
troupes est prodigieux car, indépendamment de ces journées de combats
incessants, elles ont supporté avec la plus grande vaillance les intempéries et
le séjour dans des tranchées remplies de boue, les évacués ne quittant la ligne
qu'avec des pieds ou des mains gelés. Sur la pente, dans les vignes, c'est
plein de cadavres boches. Dans les rues, c'est un spectacle fantastique : des
maisons en feu partout, tous les murs qui subsistent sont flamboyants, le
bombardement a cessé. Comme bruit, on n'entend que le crépitement des flammes,
le craquement des poutres et les effondrements de pans de murs et de toits.
Cela vous brûle les joues. A tout instant, on bute dans un cadavre. L'air est
empli d'une odeur repoussante de cuir et de bétail brûlé. Un pauvre chien se
promène au milieu des ruines, s'arrête et gémit en regardant les incendies. Un
bœuf aussi erre dans les rues comme une âme en peine, et au milieu de cela, la
fontaine coule joyeusement comme si de rien n'était ».
La prise de
Steinbach défraya la chronique; la presse française et les communiqués
officiels firent de ce haut fait d'armes un symbole du retour de l'Alsace à la
Mère Patrie. Mais cette conquête destructrice et coûteuse en vies ne fit
reculer les Allemands que de quelques centaines de mètres. D'après un rapport
du service de santé, entre le 25 décembre 1914 et le 10 janvier 1915, les
combats firent 415 tués et 876 blessés, sans compter les disparus et les
prisonniers...
Mi-janvier : « Tout le secteur environnant Steinbach est
maintenant hideux. La ville est déserte et complètement en ruines. Les champs
et les vignobles alentour sont parsemés de cratères creusés par les obus. Dans
les vergers, les arbres sont couverts d'une épaisse couche de terre rougeâtre.
Face aux tranchées, devant les enchevêtrements de barbelés, s'offrent
d'horribles visions. Si quelque chose sur terre peut donner une bonne idée de
l'Enfer, c'est assurément l'espace compris entre Steinbach et Uffholtz. Si
cette guerre européenne n'est pas la dernière, c'est que nous, Européens, sommes
tous devenus fous à lier ».
Dans toute cette
affaire les artilleurs de la 41ème batterie avaient été mêlés de près aux
divers combats en devant approcher leurs pièces de 65 des positions allemandes
pour les frapper directement. Une lettre d’un soldat à sa famille illustre bien
le rôle de l’artillerie dans cette bataille : « Grâce à Dieu je suis encore sain et sauf, en dépit des balles et des
obus ! Steinbach est virtuellement pris ; mais pour ce résultat il a fallu
détruire le village, maison par maison, à coup d'obus. Un certain nombre de
maisons sont encore occupées par les Allemands qui s'y barricadent et s'y
défendent avec une énergie désespérée. Beaucoup se sont rendus car ils étaient
las de se battre et abrutis par le bombardement. Les rues et les abords du
village sont semés de cadavres. C'est horrible à voir. Les corps resteront
longtemps ainsi sans sépulture. Les compagnies qui occupent la partie conquise
campent parmi les ruines et au milieu des cadavres en décomposition ».
Le rôle essentiel de
ces artilleurs de campagne fut à ce point reconnu que la 41ème batterie,
précisément celle à laquelle appartenait Louis Valette, fit l’objet d’une citation à l’ordre de l’armée le 27
janvier 1915 : « Ordre Général N° 4
du Détachement de L'Armée des Vosges (27 janvier 1915). La 41ème Batterie, sous
les ordres du Capitaine BOUSQUET, a prêté son concours le plus efficace au 152e
R.I. dans la lutte prolongée qui a abouti a la prise de Steinbach. Officiers et
canonniers ont rivalisé de vaillance et d'audace en amenant leurs pièces à
découvert, sous un feu meurtrier, pour appuyer plus efficacement l'infanterie
et détruire successivement, à bout portant, tous les obstacles qui entravaient
sa marche ».
Le sommet du Vieil Armand après la bataille |
Après l’échec de l’occupation des
Dardanelles en 1915, l'expédition de Salonique, autrement dénommée Front
d'Orient, Front de Salonique ou Front de Macédoine, est une opération menée par
les armées alliées à partir du port grec macédonien de Salonique et destinée :
- dans un premier temps, à soutenir
l'armée serbe lors de l'invasion de la Serbie, à l'aide, notamment, des troupes
évacuées des Dardanelles ;
- dans un deuxième
temps, à reconstituer cette armée après sa déroute à travers l'Albanie et son
évacuation par les ports de la côte Adriatique ;
- dans un troisième
temps, à fixer les troupes des Empires centraux et des Bulgares, en particulier
après la capitulation de la Russie à Brest-Litovsk ;
- dans un quatrième
temps, à ouvrir un front en Orient pour délester le front occidental.
La partie de la
Macédoine occupée par les troupes alliées est très accidentée, faite de massifs
montagneux abrupts et de quelques plaines encaissées. D’où l’utilité de
disposer des batteries de l’artillerie de montagne, mobiles et très efficaces à
courte portée. Les routes sont rares et en mauvais état. Pas de carte exacte,
aussi on ne s'engage sur un itinéraire qu'après l'avoir fait reconnaître. Le
pays a un aspect désertique et un climat approprié. A l'été long et très chaud
(50° à l'ombre) succède un hiver assez court mais très froid (-20°). Les freins
des canons de 65 ne fonctionnent l'hiver dans certaines positions qu'avec un
réchaud pour les dégeler.
En novembre 1916, les forces de
l'Entente avaient réussi à prendre Monastir mais la ville est soumise aux
bombardements quotidiens de l'artillerie bulgare en batterie dans le massif du
Pelister à l'Ouest et sur la cote 1248 au nord de la ville. Sarrail planifie
pour le printemps 1917 une grande offensive sur la Boucle de la Cerna et
Doiran, il a aussi planifié une attaque au Nord et à l'Ouest de Monastir pour
donner à la ville, toujours sous le feu ennemi, un moment de répit. Il lui faut
donc des renforts, de nombreux renforts.
Voilà pourquoi Louis
Valette s’embarque fin 2016 avec son
régiment vers Salonique.
Quelques mois
auparavant une autre batterie a fait le même chemin, et l’un de ses membres a
pris quelques notes :
« 5
janvier 1916 — La batterie embarque en chemin de fer à Bourges. Commencement de
l’embarquement à 19 h, fini à 20 h, départ à 22 h.
6 janvier — La batterie part pour Marseille.
7 janvier — Arrivée à Marseille à 1 h. Le débarquement
a lieu à la gare du Prado. La batterie a fini son embarquement à 5 h et va
cantonner (bivouac) au Parc Borely. Elle y retrouve les 7e et 8e Batteries. Le
soir, vers 14 h, le matériel et les chevaux sont conduits au môle de
l’abattoir, hangar 3, et l’embarquement commence sur le vapeur Plata.
8 janvier — L’embarquement du matériel et des chevaux
est terminé à 17 h.
9 janvier — Le vapeur Plata part à 14 h, en même temps
que le vapeur Basque.
10, 11, 12, 13 janvier — Le Plata et le Basque font route
sur Salonique, passant à l’Ouest de la Corse et de la Sardaigne, au Nord de
Malte, au Sud du cap Matapan.
14 janvier — A 7 h 45, un sous-marin ennemi est
signalé. Aussitôt le feu a été ouvert sur lui avec les pièces de la batterie
(les quatre canons avaient été installés sur le pont, et un peloton de pièce se
tenait prêt à faire feu à la première alerte). Neuf coups de canon ont été
tirés par la pièce de la batterie ; un canon de 47 mm appartenant au bateau a
aussi tiré quelques coups. Le sous-marin ennemi a plongé. La Plata continue la
route dans la mer Égée.
15 janvier — Le navire arrive à 8 h à Moudros, où il
fait escale pendant la journée. Il repart pour Salonique à 17 h.
16 janvier — Arrivée à Salonique à 9h. Le débarquement
commence aussitôt et est terminé le 17 au matin.
17, 18 janvier — Le matériel et les chevaux sont
rassemblés dans le terrain vague à l’Ouest du port de Salonique ; le reste de
la batterie arrive avec le vapeur Lutetia dans la journée du 18 janvier ».
On ne s'y battra pas contre les
Autrichiens, ni les Allemands, mais contre les Bulgares. Il fallait des hommes
frais pour remplacer les régiments décimés, non pas par les combats, mais par
la dysenterie, le scorbut, le paludisme et les maladies vénériennes. Sur un
total de 400.000 soldats français enrôlés en Orient, il y aura 10.000 morts au
combat, 10.000 morts du paludisme, 10.000 morts de dysenterie, de typhus, de
scorbut ou de grippe espagnole et 150.000 impaludés qui ne seront jamais
reconnus blessés de guerre.
Le Groupe qui comprend la 41ème
batterie, sous le Commandement du Chef d'Escadron Lavarde, arrive à Salonique
le 26 Décembre 1916. Il est envoyé en réserve au Camp de Banitsa. Puis il
reçoit l'ordre de se rendre à Ekcissou avec une mission de DCA. Il y reste
quelques semaines et le 27 Février 1917 il part en colonne contre les « Comitadjis de la Vieille Grèce ». Ce sont des rebelles du pays qui
inquiètent depuis quelques temps les troupes de passage et assassinent les
isolés. Ils ont leur repaire dans les roseaux du lac de Yenidcé. Une opération
est entreprise contre eux. La 41ème batterie y prend part du 8 au 14 mars et
tire à obus sur le lac gelé. Quelques Comitadji sont arrêtés et fusillés, le
calme renait aussitôt dans le pays et la sécurité des troupes est assurée.
Le 20 mars 1917, dans
l'après-midi, une escadrille de bombardement survole le bivouac de Jabjani et
lance 76 bombes. Le 6e bataillon a, du fait de ce bombardement, 1 tué et 14
blessés ; son mouvement vers Monastir (Bitola aujourd’hui), retardé par cet
incident qui avait jeté du désordre parmi les animaux, reprend vers 17h et
s'exécute sans autre incident jusqu'à l'arrivée à Monastir ; on s'installe au
bivouac où l'on passe la nuit ; le lendemain, le régiment cantonne chez
l'habitant. Les Macédoniens, dans les villages au long de la route de Monastir,
las d’être importunés par les soldats français répliquent par cette phrase plus
ou moins bilingue «Néma gonzesse, Néma
pinard, Néma rien du tout ! ».
La 41ème rejoint le Groupe vers
le 15 avril, venant de la Vieille Grèce, et elle participe début mai 1917 aux
attaques du Vallon d'Orlé, attaques particulièrement rudes et meurtrières au
Piton Jaune et au Piton Rocheux.
Monastir a été quelque peu dégagée, mais la ville est restée sous le feu ennemi et le restera jusqu'à l'Armistice, détruite à moitié par 20.700 obus. La Crvena Stena a été aussi reprise par les Bulgares le 18 mai.
La vie en première ligne est
complètement différente de celle du front occidental. Les premières lignes ne
sont pas des tranchées continues, les hommes vivent dans de petits postes
avancés. Les conditions d'isolement sont inimaginables, le cadre est sinistre.
Les difficultés d'accès sont accrues par les aléas du climat de montagne. L’été,
le manque d'ombre et de verdure rend la chaleur insupportable. L'hiver, les
hommes vivent dans une profonde détresse matérielle et morale, les
approvisionnements sont irréguliers. Les hommes meurent plus souvent de maladie
que de blessure. 95 % des hommes ont été atteints par le paludisme. Dès janvier
1917 éclatent des incidents causés par le caractère improvisé des départs. Le
front d'Orient a été le théâtre de révoltes : refus d'attaquer, refus
d'effectuer des missions périlleuses en avant des lignes.
Au moins, quand on était en
ville, on pouvait cantiner de quoi améliorer l'ordinaire. Les soldats avaient
aménagé des potagers, pour pallier les carences du régime alimentaire
militaire. A Paris, Clémenceau, raillait les «jardiniers de Salonique»…
La 41ème batterie participe en
mai 1917 aux attaques du Vallon d'Orlé, attaques particulièrement rudes au
Piton Jaune et au Piton Rocheux. Elle participe enfin à la prise de Kypurgos
(Mai 1917), qui termine cette opération.
Au cours de ces attaques la division installe ses positions
au Nord de Makovo et elle prend du 5 au 11 mai une part très active à la
préparation d'artillerie qui fait l'admiration de la brigade Russe à laquelle
elle est rattachée. Voici un extrait de l'ordre n° 88 du commandant de la 2e
brigade Russe au sujet de cette affaire : « Hier
et aujourd'hui j'ai eu l'occasion de beaucoup parler avec les officiers et soldats qui ont participé à
l'attaque. De toute part je n'ai entendu qu'un seul avis : notre
artillerie a bien travaillé. Glorieux artilleurs, l'avis du fantassin sur votre
travail est l'appréciation la plus vraie et la plus juste. Et quant au
personnel des pièces de tranchées, l'avis général en est « Ce sont des Héros !
».
Devenue inutile sur le front d’Orient, la 41ème est rembarquée
vers la France le 19 mai 1917.
Cette médaille
interalliée commémorative de la Première Guerre mondiale a été créée par la loi
du 20 juillet 1922. Sont concernés par cette décoration tous les militaires
ayant servi trois mois – consécutifs ou non – entre le 2 août 1914 et le 11
novembre 1918 dans la zone des armées. Cette décoration est due au maréchal
Foch, commandant en chef des troupes alliées à la fin de la guerre, qui avait
proposé la création d’une médaille commémorative commune à toutes les Nations
belligérantes alliées. Gravée librement par chaque nation, cette décoration
devait toutefois représenter à l’avers une victoire ailée et sur le revers l’inscription
traduite dans la langue du pays « La Grande Guerre pour la Civilisation » sur
un module en bronze d'un diamètre de 36 mm. Le ruban, identique pour toutes les
puissances, figurait deux arcs-en-ciel juxtaposés par le rouge avec, sur chaque
bord, un filet blanc.
Louis Valette est mort en 1967 à Durfort,
dans le cimetière duquel il est inhumé. Il n'a jamais beaucoup parlé de sa guerre, il a seulement cité le nom de ses mules à sa petite-fille, l'actuelle libraire d'Anduze.
A suivre…