116ème semaine
Du lundi 16 au dimanche 22 octobre
1916
LE FEU, PAR HENRI BARBUSSE
L’éloge d’un Goncourt pacifiste
par le Figaro…
Henri
Barbusse est né le 17 mai 1873. Il est d'abord journaliste et nouvelliste
(L'Écho de Paris, Le Matin). En 1908, il écrit un premier roman naturaliste
L'Enfer. Son grand succès est Le Feu, journal décrivant l'horreur des combats,
paru en 1916, qui obtient le Prix Goncourt. On le surnomme alors le « Zola des
tranchées ». En 1923, Barbusse adhère au parti communisme. Admirateur de la
Révolution russe, il en fait un livre en 1921 : « Le couteau entre les
dents ». Il cherche à définir une « littérature prolétarienne ». Pacifiste, il
prend la tête du mouvement Amsterdam-Pleyel avec Romain Rolland et Albert
Camus, au moment de la prise de pouvoir d'Hitler en Allemagne. Il meurt à
Moscou le 30 août 1935 lors d'un de ses voyages en URSS. Il est enterré au Père
Lachaise à Paris.
L’ouvrage « Le feu », paru en 1916, obtint le prix Goncourt à l’automne
de la même année. Ce ne fut pas une affaire simple pour l’auteur d’obtenir ce jeune
prix déjà important : il y tenait énormément pour donner le plus grand
écho possible à ses idées. Nous verrons dans le prochain billet la genèse et
les suites de ce roman. Mais pour l’instant nous nous bornerons à reproduire un
article paru dans Le Figaro du 3 janvier 1917, sous la signature de Francis
Chevassu.
« L'auteur de Le Feu, M. Henri Barbusse, représente depuis la
guerre, le troisième lauréat du prix Goncourt. M. René Benjamin en fut, en
1916, le premier titulaire avec Gaspard, roman agréable et non sans mérite où
l'écrivain dispose avec adresse, autour d'un personnage grossi, et violemment
enluminé à la manière d'une affiche, les panoramas pittoresques de la nouvelle
épopée. Nous avons dit tout le bien qu'il faut penser de L'Appel du sol, de M.
Adrien Bertrand, le bénéficiaire du prix de 1914 demeuré en souffrance ; œuvre
éminemment distinguée d'un philosophe que sert une sensibilité très fine et
dont la pensée garde, dans le tumulte des éléments déchaînés, sous le fracas
des shrapnells et des marmites, l'orgueil et comme la coquetterie de sa
clairvoyance.
Le Feu, de M. Henri Barbusse, se distingue tout à fait de ces
ouvrages qui sont, à des titres divers, intéressants ou remarquables. Il
affecte de négliger les artifices ou même l'habileté professionnelle dont M.
René Benjamin ne dédaigne jamais les ressources ; et son attitude dans le grand
drame où il est jeté paraît exactement contraire à celle que choisit M. Adrien
Bertrand ; tandis que celui-ci s'efforce à sauvegarder sa personnalité, comme
Stendhal pendant la retraite de Russie, en se détachant provisoirement du
groupe que forment ses compagnons de bataille, M. Henri Barbusse met une sombre
ardeur et une sorte de volupté farouche à s'y confondre et s'y abîmer. « Journal
d'une escouade », porte, en sous-titre, Le Feu ; et les hommes parmi lesquels
il vit et qu'il observe sont, en effet, les plus simples, les plus modestes, et
aussi les plus, émouvants des guerriers ; aucun d'eux qui soit poussé en avant
ou accapare l'attention par la complaisance ou l'intrigue du romancier ; ils
restent égaux et sur le même plan, à peine distincts, sous le casque uniforme,
à quelques traits de physionomie qui semblent presque négligeables quand on
voit en eux des effigies de ce type sublime et douloureux, de cet être
superbement représentatif sculpté dans un bloc de boue et qu'anime un idéal :
le soldat de France.
Terribles
tableaux de la misère quotidienne des tranchées
Dans un de ces colloques de tranchées que note avec un scrupule
d'exactitude méticuleux M. Henri Barbusse, un poilu déclare que de toutes les
horreurs de la guerre telles qu'il se les représentait, ce ne sont pas les massacres
ni les assauts qui lui parurent le plus redoutables, mais la pluie qui, nuit et
jour, pénètre et trempe les hommes en leurs « boyaux » étroits et parfois,
après les grosses averses noie dans les trous d'obus les guetteurs surpris par
une avalanche d'eau et dont les lourdes bottes n'ont point de prise sur la
terre gluante qui les entoure. M. Henri Barbusse trace des tableaux terribles
de cette misère quotidienne qui compose un aspect nouveau de la tragédie de la
guerre dont elle aggrave la souffrance d'une cruauté encore inconnue. Les
anciens conflits préservaient les soldats de telles épreuves ; ils avaient
leurs trêves, leurs armistices, leurs hivernages ; on put même, au dix-huitième
siècle, donner à une forme de guerre, alors en faveur, une dénomination qui, à
distance, lui confère une apparence de jeu héroïque : la guerre de consentement
mutuel. La conflagration présente, au regard de M. Henri Barbusse, a dépouillé
le soldat de son caractère professionnel en le ramenant à un spécimen
d'humanité élémentaire dont les plaisirs se confondraient avec les besoins
immédiats de la nature ; et quant au lustre que lui promet un admirable
héroïsme, il n'aime point, il supporte mal qu'on l'en vante, comme si
l'héroïsme comportait une sorte d'élégance, un divertissement accepté dont il
accomplirait les rites avec allégresse. Il y a, sur ce chapitre, une petite
scène épisodique et bien significative entre des civils guêtrés de fauve ou
bottés de vernis, qui viennent dans les tranchés complimenter les « poilus » de
leur courage. Le courage, c'est leur affaire ; et ils écartent, dirait-on, avec
une pudeur farouche, les éloges qui touchent avec imprudence des coins réservés
de leur cœur dont ils estiment, non sans raison peut-être, demeurer les seuls
juges ; ils se calomnieraient plutôt que de les accueillir ingénument.
Tels paraissent être, du moins, les sentiments de l'escouade de M.
Henri Barbusse, poète d'un talent rare que son âge autorisait à chanter à
loisir la guerre en dentelles, mais qui préféra en août 1914, endosser la
capote du fantassin et, sous ce modeste uniforme, mérita d'être cité deux fois
à l'ordre du jour ; et l'on écoute avec la gravité qui convient la déposition
de ce témoin doublement recommandable dont le livre fait une peinture sinistre
du spectacle qu'il connait bien. Cependant il est permis de penser que la
sensibilité particulièrement vive de M. Henri Barbusse a pu les colorer ou que,
du moins, sa vision ne correspond point, sur tous les points du front, à la
réalité des choses.
Son livre montre le souci d'un réalisme minutieux et violent.
On pourrait étendre la même remarque aux opinions politiques que
l'auteur du Feu prête aux soldats dont il se constitue l'interprète. Son livre,
qui est en partie un ouvrage descriptif, où l'auteur, pour présenter ses personnages,
montre le souci d'un réalisme minutieux et violent, enferme par surcroit une
sorte de dogmatisme ; et alors les soldats qu'il a peints et dont la vision
obsède, étreint, attriste l'imagination, semblent être, sous la direction de
l'auteur, des porte-paroles complaisants, des comparses auxquels il confie le
soin d'illustrer des idées qui deviennent plus pathétiques en passant par leurs
bouches.
Faire la
guerre à la guerre
Il faut établir d'abord une distinction entre les mérites
pittoresques du Feu et son enseignement. Les premiers sont, quelquefois très
remarquables. M. Henri Barbusse appelle son journal un roman, et ce titre, sans
doute, est devenu assez souple, assez vague, pour désigner des œuvres de
caractère très différent ; signalons seulement que les notations prises au jour
le jour par M. Henri Barbusse peuvent être, sans inconvénient, transposées, et
qu'aucune logique apparente ne règle l'ordre et la succession des chapitres.
Mais, parmi ces croquis d'une valeur inégale et dont quelques-uns ne paraissent
avoir qu'une importance de hors-d'œuvre, deux au moins sont du premier ordre,
et atteignent presque à la vigueur, à la sobriété, à la puissance du chef
d'œuvre : c'est la Permission et le portique, bas-reliefs saisissants que le
poète sculpte sur une nouvelle porte de l'Enfer et où la pauvre humanité,
emportée dans le grand drame qui la dépasse, regarde avec étonnement les
sentiments de douceur, de tendresse et de pitié que des siècles de civilisation
déposèrent en son âme. J'avoue goûter moins la philosophie que les poilus de M.
Barbusse professent ou que professe M. Barbusse par l'entremise de ses poilus.
Que l'auteur du Feu entende faire la guerre à la guerre plutôt que de combattre
une autre nation, c'est une conception à laquelle chacun souscrirait volontiers
si elle ne se confondait, dans l'espèce, avec l'idée même de patrie dont M.
Henri Barbusse se propose de la disjoindre.
On rencontre dans le Feu un caporal très brave et attaché à son
devoir, quoique pacifiste, le caporal Bertrand qui, avant de mourir, confesse
pour la première fois ses préférences politiques en saluant la bravoure de
Liebknecht. Le caporal qui me parait admirable jusqu'à ce propos –
exclusivement - ignore ou oublie un seul fait mais considérable : c'est que le
social démokrate, avant de devenir le martyr provisoire de l'impérialisme
boche, en fut le complice et prit sa part de l'attentat qui exalta la colère
légitime du caporal Bertrand en votant, le 4 août 1914, l'emprunt de guerre. Si
la combinaison lui parut, ensuite, moins agréable ou avantageuse, soit pour son
pays, soit pour son parti, le souvenir de son attitude initiale ne doit être
oublié, et M. Henri Barbusse le rappellerait avec profit aux camarades que peut
troubler d'aventure la dernière parole de son ami Bertrand, moins sûr comme
penseur que comme militaire. Quant à la doctrine qui attend d'un socialisme
fondé sur l'égalité des hommes un « progrès » et une garantie, en quelque
sorte, de la paix universelle, il importe extrêmement d'y prendre garde ; de
bons esprits, en effet, et prudents, témoignent que la guerre fut décidée,
voici trente mois, beaucoup plus par le peuple allemand, et, comme dit M. Henri
Barbusse, par les « esclaves » que par le Kaiser dont l'esprit inclinait à
assurer le triomphe de l'Allemagne par le long travail des conquêtes
pacifiques.
L'enseignement du roman « le Feu » ne semble pas être un
manuel d'usage pour la France dont la patience à l'égard des provocations
boches atteignit à l'extrême limite de la longanimité. C'est d'ailleurs, à ce
qu'il paraît, le sentiment des braves gens dont M. Henri Barbusse dresse de si
vivantes images et qui n'accepteraient peut-être point les sacrifices imposés
par une guerre de luxe, si l'on peut dire, mais prétendent grâce à leurs rudes
efforts, assurer aux foyers français des garanties que la meilleure philosophie
politique et la plus disposée à l'optimisme leur promettrait en vain.
Les gros
mots
Du reste, la dialectique un peu doctrinale que l'auteur du Feu
prête à ses compagnons d'escouade et qui communique à certains coins des
tranchées des airs imprévus de parlotes, ne présente qu'une importance
accessoire, sinon dans les intentions de l'auteur, du moins dans l'économie du
livre, et M. Henri Barbusse, en général se montre plus soucieux du pittoresque
que du dogmatique ; il pousse même le respect de la réalité jusqu'au scrupule
et presque à des coquetteries d'esthète.
Au milieu de cet ouvrage si gravement douloureux, on lit avec un
peu de surprise un chapitre intitulé : les Gros Mots et qui apparait à la 182e
page comme un rappel de préface oublié : c'est le dialogue de deux philosophes
du Portique ou peut-être de Médan qui, dans la tranchée, abordent sous le feu
un délicat problème de littérature. S'avançant à quatre pattes à travers la
paille, le soldat Barque, qui a « des petits yeux vifs au dessus desquels se
plissent et se déplissent des accents circonflexes », éprouve le besoin de
savoir si son camarade l'écrivain, c'est-à-dire M. Henri Barbusse lui-même,
gardera à ses récits de guerre la crudité « des choses que les imprimeurs
n'aiment pas besef imprimer » ; et comme son interlocuteur proteste avec
conscience, avec dignité qu'il saura mettre « les gros mots à leur place », il
s'écrie avec admiration : « Veux-tu mon opinion ? Quoique je n'y
connais pas en livres, c'est courageux… ».
Le soldat Barque exagère ; une telle évocation de courage entre
les hommes qui depuis deux ans et demi vivent une telle vie, est même assez
étrange, mais non expressément démonstrative. Je me souviens d'avoir publié
voici quelques dix ans, dans le Supplément littéraire du Figaro, un document
bien curieux et piquant : le rapport d'un ancien clerc de notaire devenu
sergent dans la Grande Armée ; il se rapportait à un ordre du maréchal
Bessières engageant les troupes sous ses ordres à ne point trop réparer le
désordre de leur tenue avant de faire leur entrée dans la capitale. Le maréchal
Bessières, qui n'était pas un homme de lettres, avait le souci d'être
pittoresque ; comment l'auteur du Feu y eût-il échappé ? Il ne faut pas vernir
les épopées, c'est entendu ; d'aucuns estimeront que M. Henri Barbusse abuse
des « effets » qu'offre d'aventure à un peintre militaire l'argot des
corps de garde. Quoi qu'il en soit, ceux-là mêmes qui accueilleront avec
réserve les rudesses ou les obscénités de ce langage spécial reconnaîtront la
force et l'intérêt du Feu, tout, à fait digne du suffrage dont vient l'honorer
l'Académie Goncourt ». Francis
Chevassu.
A suivre…