149ème
semaine
Du
lundi 3 au dimanche 9 juin 1917
DE
L’ESPOIR A L’EFFONDREMENT
Daniel-Ernest
Rieu, maréchal-des-logis
au 15 Régiment de Chasseurs à Cheval
Mort
des suites de ses blessures
le 4 juin 1917 à l’ambulance de Mourmelon
Daniel-Ernest Rieu est né à Anduze
le 18 juillet 1890, de Daniel-Ernest (déjà) et d’Emma née Boisson. Il y exerce
la profession de jardinier.
En juillet 1909 il signe un
engagement volontaire de quatre ans, il est aussitôt incorporé au 6ème
régiment de hussards. Avant la fin de cet engagement il signe en juillet 1912 pour
un an de prolongation, dans le 15ème régiment de Chasseurs à Cheval
où il gravit rapidement les échelons : cavalier de 1ère classe
le 18 juillet 1912, puis brigadier prévôt le 15 septembre. En mai 1914 tout va
bien, c’est la paix européenne, aucun nuage à l’horizon. Il en reprend pour un
an à compter du 6 juillet 1914. Un mois plus tard, c’est la guerre, et les
années ne se comptent plus de la même façon.

« Depuis la fin du mois de
janvier, on préparait la grande offensive du Chemin des Dames.
Le 8 avril, nous relevions les
éléments avancés du 19e et du 118e d'infanterie, dont la progression s'était
arrêtée à 300 mètres du village et du Moulin de Laffaux.
On était las, transis, soutenus
seulement par les nerfs. On voyait chaque jour disparaître des camarades et
s'émietter les compagnies. On était ivres de sommeil, de fatigue et de malaise,
et néanmoins décidés à en « mettre un bon coup » pour gagner ce repos dont on
nous leurrait depuis si longtemps.
Des bruits contradictoires se
répandaient. S'il est permis au chroniqueur d'éclairer des impressions passées
à la lumière des faits connus, il est certain que la troupe subissait les
contre-coups du doute et de l'incertitude maladroitement semés de haut. On
attaque, on n'attaque plus. C'est pour ce soir, c'est pour demain. Nous
marchons sur le Moulin ; non, sur Laffaux ; non, sur La Motte ; nous changeons constamment
de secteur ; l'artillerie prépare mollement. Les Allemands ne demandent
évidemment qu'à se retirer, comme devant Saint-Quentin.
On ne se dissimulait pourtant pas
les difficultés de l'entreprise, dont la principale résidait dans la
configuration du terrain. Qu'on imagine une succession de plateaux étroits,
bosselés, coupés de chemins creux et de vallons profonds, où s'ouvrent
d'innombrables carrières, places d'armes admirables. Les Allemands nous
dominaient de leurs positions appuyées, au sud, sur le Moulin de Laffaux qui
commande la route de Maubeuge, sur le village couronnant la crête qui surplombe
et surveille la vallée marécageuse suivie par la voie du chemin de fer; plus au
nord, sur l'éminence de la ferme La Motte; enfin sur le plateau de Moisy et les
pentes boisées du mont des Singes. On connaissait mal les nombreuses carrières
dont le pays est troué comme une éponge. Dans le secteur d'attaque qui me fut
dévolu, il y en avait deux que je devais conquérir avec mon peloton. Au dernier
moment, on eut connaissance d'une troisième très voisine : « Eh bien ! me dit
tout simplement le commandant Leca, vous la prendrez aussi ! »
Le 15, peu avant le repas du soir,
arrivèrent les ordres. Nous devions marcher suivant un axe sud-ouest-nord-est,
en direction d'Allemand, Vaudesson, Anizy le Château et Laon, dont nous étions
à environ 25 kilomètres et que nous devions atteindre le quatrième jour. Les
hommes emporteraient quatre jours de vivres, des grenades, deux outils, deux
musettes, cent cinquante cartouches, une couverture, la toile de tente, le
masque, les ustensiles de campement, tout un « barda » qui, joint au sac et au
fusil, muait les coloniaux non pas en assaillants, mais en bêtes de somme. L'heure
H était fixée au lendemain matin 9 heures, tandis que les corps d'infanterie
qui nous encadraient partiraient eux, dès 6 heures.
La pluie qui, jusque-là, tombait
modérément devint torrentielle. Un petit contingent de Sénégalais ruisselants
et grelottants vint s'agglomérer à nous. Nous passâmes la nuit à distribuer les
vivres et les munitions. Il fallut se mettre à la recherche des caisses de
grenades cachées dans le bois et qu'on ne retrouvait plus dans les ténèbres. On
n'entendait qu'appels, jurons, plaintes et malédictions. Tout le monde était
énervé, exaspéré, harassé.
A 3 heures, nous mettions sac au
dos, longions la voie ferrée de Margival à Vauxaillon et nous hissions sur le
plateau que traverse, au nord de Laffaux, le chemin vicinal qui va de
Neuville-sous-Margival au Moulin de Laffaux. Il faisait jour déjà quand nous
arrivâmes dans nos lignes; et, comme nul boyau ne reliait à elles les
parallèles de départ, c'est à découvert, au nez des boches, que nous dûmes nous
y installer. On ne pouvait plus sottement les avertir de nos intentions.
Il était 5h15.Ils nous regardèrent
prendre nos dispositions sans tirer un seul coup de fusil, soit qu'il entrât
dans leur dessein de nous laisser croire à leur retraite, soit qu'ils ne
voulussent pas dévoiler prématurément l'emplacement de leurs mitrailleuses.
La pluie avait cessé avec l'aube,
et le soleil se montrait. Le fossé rétréci où nous attendions n'était qu'une
ornière pleine d'une glaise gluante, où nous enfoncions jusqu'aux chevilles.
Nous y étions depuis cinq minutes à peine que le boche déclenchait sur nous un
tir de barrage.
A 6 heures, nous entendons
l'assourdissant cataclysme d'artillerie (36e, 200e, 221e régiment d’artillerie)
déchaîné en amont et en aval de l'Ailette. Devant nous, nul indice de vie
jusqu'à 9 heures. Nous nous amusons à contempler les courbes des torpilles que
nos crapouilloteurs envoient sur le village. Nous cassons la croûte en
devisant. Nous étions persuadés qu'il n'y avait devant nous qu'un rideau peu
consistant. L'adjudant Figuières ne partageait pas notre optimisme. « Nous
allons tomber sur un bec », me dit-il à voix basse. Nous étions un peu
fébriles, impatients, anxieux. A 8h55 : sac au dos, baïonnette au canon. Je
prépare mon petit appareil photographique et tire ma montre. Plus que deux
minutes, plus qu'une. « Attention les gars ! En avant ! »
Jamais journée de combat,
commencée avec les résolutions les plus viriles au cœur et dans l'âme, les
espoirs les plus fous, ne se termina dans un tel effondrement. A mon cri, les
poilus bondissent, je les photographie: « clic » fait mon appareil, et je saute
sur le parapet. Une seconde, notre ligne hésite sur la direction. Je fais un
geste et nous partons. Les coups de fouet des balles se font plus drus autour
de nos têtes et voilà les mitrailleuses qui s'en mêlent. Ça devient sérieux. Je
fourre mon appareil dans ma capote et, la canne à la main, j'entraîne mes
hommes. Ils avancent difficilement dans ce terrain gluant, inégal, troué comme
une écumoire; ils avancent trop chargés, légèrement courbés, la bouche ouverte,
bientôt essoufflés. Les tirs de barrage nous mitraillent d'éclats et étendent
sur le plateau un nuage épais de fumée terreuse. Le sergent Jourda est tué,
l'adjudant Figuières est tué. Notre ligne se disloque et semble se vider. Les
deuxième et troisième vagues avancent toujours mais combien minces déjà. Il me
semble y percevoir un flottement, une hésitation.
Voici le premier réseau. Plutôt
que de le longer pour y chercher une brèche, nous enjambons les barbelés. Mon
ordonnance Albinge s'arrête, une cuisse fracassée. Nous trébuchons, nous nous
déchirons ; nous nous lacérons le visage, les mains et les vêtements, aux
ronces de fer. Il ne faut pas moins de deux minutes à ceux d'entre nous qui n'y
restent pas, pour nous dépêtrer de ce maudit réseau. Enfin, c'est fait. Il me
reste à peine quelques hommes; en courant, nous traversons le chemin vicinal,
et voici la première tranchée ennemie, large fossé de boue liquide où pataugent
des mitrailleurs boches. Grenades ! Ils lèvent les mains et filent vers nos
lignes. Je jette ma canne et tire mon revolver. Nous sautons la tranchée et
continuons à marcher de l'avant. Deuxième tranchée vide, et puis nous tombons
dans une sorte de chemin creux, très encaissé, où nous pouvons souffler un
instant.
J'ai l'impression encore vague que
notre élan est coupé. D'innombrables, d'infernales mitrailleuses sorties au
dernier moment des carrières et embusquées aux quatre coins de l'horizon, à
Laffaux, au Moulin, sur l'éminence de la Motte, à droite, à gauche et devant
nous, balayent la route de Maubeuge, le plateau que nous venons de traverser et
celui qui s'étend, arrondi comme une carapace de tortue sous mes yeux; des
rafales meurtrières brisent net tout départ et interdisent toute avance sur la
deuxième ligne où le boche est retranché.
C'est la journée des
mitrailleuses. Le terrain en est farci; chaque buisson, chaque éminence, chaque
nœud de tranchées en recèle une ou deux. Là-bas, du côté du 22e régiment
colonial, vers le Moulin, une fusillade nous parvient et, sur notre gauche, on
a l'air de se battre à la grenade. Aux flancs des ravins Babilonne et du Bessy,
j'aperçois des marsouins du 41e colonial qui avancent en rampant. Je fais un
signe : « En avant, suivez-moi! » Nous grimpons sur le plateau. Nous sommes une
trentaine qui courons tête baissée sous les rafales que notre apparition a
déchaînées. Nous remontons la pente et, tout à coup, le réseau ennemi nous
apparaît à cinquante mètres, presque intact, inextricable, infranchissable. Sous
ce tir fauchant, nous nous affalons, bien arrêtés cette fois, incapables
d'aller plus loin par nos seuls moyens. Des trente hommes qui m'ont suivi, une
dizaine sont tombés. Les autres sont éparpillés autour de moi, dans des trous
l'obus.
Je consulte ma montre : 10h30. Le
soleil s'est caché. Le tintamarre continue et c'est à peine si je peux me faire
entendre : « Travaillez, creusez ! » leur criai-je. Ils ont compris. Je tire
mes cartes, mon stylo, mon pistolet, mes fusées, mes feuilles de rapport et je
m'oriente. Il est dangereux de lever la tête. Le sergent Etchegaray, mon
cousin, qui s'y hasarde, reçoit en plein front une balle dont l'éclatement
projette son casque à deux mètres en l'air et fait de son crâne me bouillie
sanguinolente. J'ai l'impression d'être isolé. Derrière moi, le chemin creux ; plus
loin, les premières tranchées boches conquises où je vois des camarades
arrêtés. Ce champ de bataille bosselé, tourmenté, pustuleux, que tout à l'heure
des vagues humaines animaient de leurs lignes ondulantes en marche, n'est plus
qu'un champ de mort couvert de cadavres éparpillés et où se traînent quelques
blessés…..
Je lance une fusée de position ;
et, comme le 75 est un peu court, je demande l'allongement, sans résultat. Je rédige
un rapport que je confie à mon voisin. Une rafale l'abat avant qu'il ait
atteint le chemin creux. Tandis que Baux fortifie notre trou, je recommence mon
rapport. Un autre de mes hommes part et tombe comme le premier.
Mon troisième coureur rampe comme
un ver et saute enfin dans le ravin. Parviendra-t-il ? Vers midi, un de nos
avions nous survole. J'étale mes panneaux. Puis ce sont les taubes, très haut,
sur nos têtes. Le marmitage me tue des hommes. Je n'ai plus autour de moi
qu'une dizaine de survivants et, sur le bord de mon trou, deux ou trois
cadavres. Que se passe-t-il donc ? Pourquoi notre artillerie ne détruit-elle
pas les barbelés du Rossignol et pourquoi ne tente-t-on pas un nouvel effort ?
Pourquoi cette désolation et cette solitude sur le champ de bataille? Pourquoi
les camarades, là-bas derrière nous, n'avancent-ils pas ?
Vers 13 heures, je perçois de
l'agitation chez l'ennemi. Des boches paraissent en courant du côté de La
Motte, et se jettent dans une tranchée à notre gauche. Est-ce une
contre-attaque qui se prépare ? Je n'en puis bientôt douter. Je le signale et
envoie un nouveau coureur qui parvient à gagner le chemin creux, et disparaît.
Nous nous défendons toujours.
J'épuise mes fusées-signaux. Est-ce qu'on va nous laisser là, sans rien tenter
?
Aussi loin que ma vue s'étend, au
nord et au sud, je n'aperçois plus rien ; quelque marsouin, de temps en temps,
bondit d'un trou à un autre; des têtes se montrent au loin, derrière nous.
C'est tout. Tout à coup, le vallon de Bessy, au nord, retentit d'éclatements
caractéristiques : on se bat à la grenade et plus loin, vers le mont des
Singes, des mitrailleuses s'affolent. Du côté de Laffaux également la fusillade
est plus nourrie. C'est la contre-attaque. Si nous résistons, c'est parfait.
Sinon !... Cela dure. Le vent souffle en tempête. Le ciel se couvre. Le boche
ne nous marmite plus. Dans le lacis des boyaux, je vois distinctement l'ennemi
en veste, sans sac, s'infiltrer et avancer à la grenade.
Il est 14h30. On se bat derrière
moi. Ça tape dur. Au nord et au sud, la fusillade s'espace. Tout à coup, je
n'en crois pas mes yeux ! Je vois, oui, je vois des marsouins courir en avant,
déséquipés, et se jeter dans un boyau qui vient du chemin creux, tandis que les
boches réoccupent leurs tranchées de première ligne. Hélas ! tant de morts,
tant de sacrifices ont été vains ! Là-bas, sur la route de Maubeuge, qu'est-ce
donc que ces capotes bleues qui s'avancent? Des prisonniers aussi. « Nous
sommes foutus ! » rage Baux. « Résistons sur place, dis-je; nous verrons à la
nuit ». Je n'arrive pas à comprendre pourquoi les nôtres ne prononcent pas une
nouvelle offensive. Elle nous porterait certainement au delà du Rossignol.
Le temps passe dans cette attente
angoissante. Nos munitions s'épuisent. Je n'ai plus de fusées. D'ailleurs, à
quoi me serviraient-elles? Je ne vois plus mes voisins de droite. Au loin, la
canonnade du Chemin-des-Dames a presque cessé. Le soir commence à tomber. Nous
nous soutenons de biscuits et de rhum dont ma gourde est encore pleine. Il n'y
a plus à espérer de renforts. Je ne puis pas rester plus longtemps. « Nous
allons, dis-je à Baux, gagner le chemin creux. Peut-être est-il encore libre.
Je bondis, poursuivi par la
mitrailleuse. Je roule au fond du chemin creux. On me tire dessus, ma chute me
sauve. Des boches me couchent en joue, en criant « kamerade ». Je me relève et
frotte machinalement mes mains boueuses à ma capote. Ils ne me tuent point. Ils
m'emmènent... ils m'emmènent !! ».
Charles Tardieu restera en
captivité jusqu’à la fin de la guerre.
A suivre…
PS : le régiment de Daniel-Ernest Rieu, le 15ème de chasseurs
à cheval, jouera un rôle important quelques jours plus tard dans la répression
des mutineries dites de Missy-au-Bois. Nous en parlerons dans le billet du 18
juin.