150ème
semaine
Du
lundi 10 au dimanche 16 juin 1917
DES
MORTS PAS TOUT A FAIT COMME LES AUTRES
Pierre-François
Roux, lieutenant au 38ème régiment d’artillerie
mort
le 12 juin 1917 à Chatel-Guyon de tuberculose rénale
Le monument aux morts d’Anduze porte
l’indication de deux morts pour la France s’appelant ROUX-PLANTIER, Pierre et
René.
Mais aucun document officiel ne
pointe sur ce nom double, il y a d’innombrables Roux, nom très fréquent dans le
sud du pays, nombre de Plantier aussi (voir nos semaines 51 et 119). En fait il
s’agit de deux frères dont la mère s’appelait Plantier avant son mariage, l’usage
public, même si non officiel, du nom composé devant permettre une meilleure
identification des individus et de leurs liens de famille.
Pierre-François Roux est le plus
âgé, il est né le 20 juillet 1889 à Anduze, de Clément-Jean-Antoine et de
Suzanne-Marguerite, née Plantier. Sur son registre matricule de 1909 il est
enregistré comme Francis-Pierre Roux,
étudiant en droit.
André-René Roux est né quatre ans
plus tard, le 3 juillet 1896 des mêmes parents. En 1915 il est encore étudiant, on le retrouvera la semaine prochaine.
Pierre-François Roux est incorporé
en 1910 au 19ème régiment d’artillerie comme soldat de 2ème
classe. Il reçoit alors diverses formations complémentaires qui lui permettent
de sortir avec le rang de sous-lieutenant de réserve. Dès le 2 août 1914 il est
affecté au 38ème régiment d’artillerie, 6ème compagnie.
Ce régiment d'artillerie parcourt la longue et
mortifère route des fronts du Nord et de l’Est :
La bataille de la Marne (septembre
1914)
L'Argonne (juin – juillet 1915)
La bataille de Champagne
(septembre 1915)
La Butte du Mesnil (décembre 1915
– mai 1916)
Verdun (mai – novembre
1916)
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Une belle étude de Pierre Darmon,
intitulée « La Grande Guerre des
soldats tuberculeux. Hôpitaux et stations sanitaires » (*) a fait le
point sur la place de la tuberculose chez les soldats de cette guerre. En voici
de larges extraits :
« C’est un étrange article
que publiait, sous couvert d’anonymat, la Gazette médicale du 21 avril 1915. On
y apprenait que le Pr. Chauffard venait de soutenir, au cours d’une conférence,
que l’air des tranchées associé à la « vie active sous les intempéries »
constituait la meilleure des cures de santé. « Rien de plus exact, commentait
l’éditorialiste. Un grand nombre d’individus qui, dans le civil, étaient des
individus malingres, souffreteux ou neurasthéniques, qui se croyaient à la
veille de toutes les maladies, ont acquis, depuis qu’ils sont dans les
tranchées, une résistance physique merveilleuse. Ceux-ci, s’ils échappent aux
balles et aux obus, sont destinés à revenir chez eux pourvus de la plus
admirable santé. » Il s’agissait en fait d’une publicité banalisée car
l’article se terminait sur une note beaucoup plus pessimiste : « Un premier
rhume ne guérit pas, le soldat tousse, crache. La tuberculose s’est installée.
Mais ce n’est pas irréversible : le Globéol en apporte la preuve. Les
cytoprotéines qu’il renferme fouettent la reproduction cellulaire tant que la
lésion n’est pas irréversible. » Cela avait, du moins, le mérite de rappeler
que des tuberculeux piétinaient dans les tranchées.
Le 25 mars 1915, le Pr. Landouzy,
éminent phtisiologue et doyen de la Faculté de médecine de Paris, jetait un cri
d’alarme. Entre 1894 et 1902, sur un contingent de quatre millions d’hommes,
l’administration militaire en a rayé 36 000, réformés ou morts, pour raison de
tuberculose. Or, la plupart des tuberculeux jadis réformés sont aujourd’hui
incorporés ou « récupérés » par la France en guerre. À ce compte, l’armée
pourrait bien, dans les années à venir, déverser 50 000 tuberculeux sur le
pays, libérant ainsi un formidable potentiel de contagiosité.
De cette sombre cohorte se
dégagent quelques phtisiques qui, mieux connus que d’autres, donnent une idée
de la tragédie. Le 4 février 1918, le journaliste Henry Torrès, du quotidien La
Vérité, mettait en lumière le cas du deuxième classe Gaston Salzes, juge
d’instruction dans le civil et tuberculeux avéré, reconnu coupable de
désobéissance par la justice militaire et condamné à un an de prison pour «
n’avoir pas eu la force de faire l’exercice ». Après deux ajournements, Salzes
avait été définitivement réformé le 31 octobre 1906 pour tuberculose
pulmonaire. Classé « bon service armé » en décembre 1914, il est déclaré «
inapte » en juin 1915 pour « bronchite du sommet ». En août 1915, le voilà
de nouveau « apte », puis « inapte » en février 1916, et « apte » deux semaines
plus tard. En mai 1916, il se bat dans les tranchées du 311e régiment
d’infanterie, mais au cantonnement de repos de Rozières, il tombe d’épuisement
et se dérobe à l’exercice. L’affaire est portée devant le conseil de guerre où
les médecins le dégagent de toute responsabilité. Et la valse recommence. En
février 1917, il est déclaré « apte ». En août, il entre à l’hôpital militaire
de Marseille avec « au sommet, des signes indiscutables de lésions d’origine
tuberculeuse ». Le 27 octobre, il passe de nouveau en conseil de guerre et, de
nouveau, les médecins invoquent sa tuberculose. Mais c’est à l’unanimité qu’il
est condamné à un an de prison. Il est alors incarcéré au fort Saint-Nicolas
dans une atmosphère fort propice à l’épanouissement des bacilles de Koch. Encore
Gaston Salzes a-t-il eu le bonheur de survivre à la guerre. Tel n’est pas le
privilège de tous les tuberculeux. Certains d’entre eux semblent même avoir été
enrôlés à la dernière extrémité. Au cours de sa tournée d’inspection dans le
secteur médical du Mans, le médecin-major Nordmann, chef de secteur, signale,
en novembre 1916, l’hospitalisation d’un tuberculeux « en très mauvais état,
presque agonisant, avec lésions d’hépatisation pulmonaire ». Or, ce moribond
avait été incorporé deux mois auparavant, le 4 septembre. Dans son rapport du
mois de mars 1917, le médecin-major Grenet cite le cas d’un tuberculeux aux
crachats gorgés de bacilles de Koch proposé pour le service auxiliaire et
maintenu dans les tranchées cinq mois durant, « sa tuberculose paraissant
apaisée malgré la persistance de signes cliniques ». « Ce cas n’est pas unique
», précise Grenet, « en agissant ainsi, on augmente les effectifs de façon
fictive ; on les surcharge de poids morts, et cela, au détriment de la santé
des hommes. »
Mais, loin du front, les conseils
de révision et de réforme ont à cœur de participer à l’effort de guerre en
fournissant à la patrie un maximum de soldats. En prévision d’un conflit qui,
au début, devait être de courte durée, il importait peu qu’un combattant fût tuberculeux
ou cardiaque. Par la suite, il ne sera pas davantage nécessaire qu’il soit en
bonne santé pour mourir en héros. Et puis, la psychose de l’embusqué aidant,
conseils de révision et de réforme se défendent d’entretenir des « repaires
d’embusquage », selon l’expression en vogue.
Si pareille sévérité répond à des
critères administratifs, le séjour des tuberculeux sur le front n’en est pas
moins effectif. Très bref dans certains cas, il peut aussi se prolonger des
mois durant. C’est plus qu’il n’en faut pour attiser le mal. Le malade est
exposé aux intempéries, aux fatigues et aux blessures de guerre qui, même
bénignes, prennent chez lui un caractère particulier de gravité. Comme le
souligne le Dr Péhu, « nombreux sont les traumatismes de guerre susceptibles
d’exercer une action sur l’ensemble de l’appareil respiratoire. Dès le début,
ce furent les projectiles créant des blessures pleuropulmonaires. Un peu plus
tard apparurent les contusions thoraciques par éclatements d’obus, explosion de
mines ou bouleversements de terrains ; enfin, dès mars 1915, l’emploi des gaz
asphyxiants ou toxiques provoquèrent de nombreuses bronchites,
broncho-pneumonies, et tous les processus inflammatoires ou congestifs des
voies aériennes dont beaucoup revêtirent une allure traînante ou chronique
susceptible de créer le berceau du bacille de Koch ».
![]() |
Médaille du soldat tuberculeux, saluant le soleil qui guérit |
Tôt ou tard, le malade se retrouve
donc à l’hôpital dans l’attente d’une nouvelle décision du conseil de réforme. Sur
son lit de douleur, il doit subir une nouvelle avanie. Pour une partie du
personnel médical, le blessé de guerre, seul, est digne de considération, et
tout malade lui dérobant sa place est un usurpateur. En juillet 1917, le Dr
Nordmann signale que certains hôpitaux auxiliaires refoulent les malades. Aussi
des médecins humanistes ont-ils à cœur de réhabiliter les tuberculeux, à
l’image du Pr. Rozier, de la Faculté de médecine de Montpellier, qui écrit : «
Bien que la nature de l’affection dont ils sont porteurs éveille en général
moins de sympathie que la situation des blessés proprement dits, ils n’en ont
pas moins puisé leur mal à la même source et n’en ont pas moins sacrifié leur
santé pour la défense de la patrie. Il serait juste et humain que les plus
gravement atteints, ceux pour lesquels la guérison n’est plus possible, eussent
la faculté d’être rendus à leur famille et de mourir dans leur foyer. »
L’encombrement hospitalier est un
facteur supplémentaire de risque. D’autant que les tuberculeux avérés sont
répartis au hasard dans différentes formations sanitaires. « On ne peut pas ne
pas être vivement impressionné par le nombre de tuberculeux qu’on trouve dans
toutes les formations », note le Dr Rocaz en mai 1916. Dans le secteur médical
du Mans, le Dr Louste déplore : « J’ai trouvé dans les salles communes des tuberculeux
connus, diagnostiqués et vérifiés, au contact immédiat de convalescents encore
déprimés. » Une fois au repos, le malade doit se « cicatriser » en un laps de
temps déterminé. C’est ainsi que les sujets atteints de tuberculose
ganglionnaire et évacués sur la station de Biarritz sont renvoyés languissants
à leur corps, le traitement marin ne pouvant excéder la durée réglementaire
d’un mois.
À partir de 1916 sont cependant
créés en leur faveur des hôpitaux et des centres sanitaires spécialisés. Tout
commence par le vote de subsides. Dès 1915, la loi du 18 octobre « porte
ouverture d’un crédit de deux millions pour assistance aux militaires en
instance de réforme ou réformés pour tuberculose ». Pour l’exercice 1916, c’est
un crédit de quatre millions de francs qui sera voté. Les fonds seront affectés
à la création et au fonctionnement d’hôpitaux et de stations sanitaires sous
l’impulsion de l’Assistance publique, des préfets et du député Honnorat, auteur
parlementaire du projet. Dans les hôpitaux sanitaires seront hébergés et
soignés les tuberculeux évolutifs. Dans les stations sanitaires seront
accueillis les tuberculeux ouverts et latents où, durant les trois mois qui
précèdent la réforme, ils recevront une éducation hygiénique appropriée. Les
mots « tuberculose » et « sanatorium » ont été bannis de la désignation de ces
établissements afin de ne pas effaroucher le public. Pourtant, lorsqu’il s’agit
de procéder à l’achat ou à la location des locaux, les propriétaires et les
riverains, effrayés par la perspective d’une promiscuité empoisonnée, oublient
toute ferveur patriotique et se dérobent. En définitive, ne restent sur le
marché que les locaux délabrés ou insalubres.
En fait, personne ne veut de ces
évolutifs critiques dont la mort prochaine sape le moral. Ce sont des «
non-valeurs », selon l’expression du Dr Kuss, que l’on se renvoie de l’un à
l’autre et qui finissent parfois par mourir en cours de transfert. Dans sa
lettre circulaire du 8 octobre 1918, Louis Mourier (député du Gard) fait
implicitement référence à ce drame : « Il m’est signalé qu’à différentes
reprises, des officiers tuberculeux ont été récemment évacués sur le sanatorium
[station sanitaire] de la Croix-Rouge à Hauteville dans un état grave, sinon
désespéré. Plusieurs d’entre eux sont morts peu de temps après leur arrivée
dans cet hôpital. Ces officiers n’étaient pas transportables et n’auraient pas
dû être considérés comme tels par les médecins-chefs des hôpitaux qui ont
adressé à mon administration centrale des demandes d’évacuation. » Aussi
n’est-il pas étonnant que les hôpitaux sanitaires, à l’origine réservés aux
tuberculoses évolutives, aient été considérés par plusieurs médecins comme le
refuge naturel et ultime de ces malheureux. Au demeurant, ces établissements
deviennent tôt ou tard des mouroirs, comme l’indique le médecin-major Léon
Bernard au terme d’une tournée d’inspection réalisée en 1916. Sa description de
l’hôpital auxiliaire sanitaire 63 (Saint-Genis-Laval) est édifiante : « Rien ne
saurait dépeindre le spectacle de désolation offert par ces malheureux. Il y a
200 lits presque tous occupés, et par les pires souffrances, installés dans un
ancien établissement religieux, au milieu d’un parc splendide dont ils ne
peuvent même pas profiter. 8 dames de la Croix-Rouge et 12 religieuses, dont le
dévouement est admirable, travaillent dans cet hôpital. »
Dans la conclusion de leur rapport
« sur le fonctionnement des stations sanitaires », les Dr Guinon et Kuss
doivent reconnaître : « Pour deux hôpitaux [stations] sanitaires satisfaisants,
combien d’autres laissent à désirer, combien où le mal dépasse infiniment le
bien qu’on en retire ! » Organisés sur le tas, tributaires de l’improvisation,
ils forment un vaste chantier. Pour les futurs réformés, poursuit le rapport,
la désillusion est totale : « Venus dans les stations sanitaires alléchés par
de belles promesses, l’espoir d’une bonne nourriture, de soins dévoués, d’une
guérison rapide, les malades tombent sur des chantiers, ne voient un médecin
que de loin en loin, ont l’impression d’être abandonnés à eux-mêmes, se
démoralisent, deviennent indisciplinés et ne songent qu’à sortir pour aller
boire et coucher dehors. »
Sur les lieux plane d’ailleurs une
atmosphère peu propice à l’épanouissement du moral d’individus ravagés par la
souffrance. À la station sanitaire de Semur en Briançonnais, « une même pièce
sert à la formolisation, à l’isolement des mourants et à la dépose des morts ».
Il n’est pas rare que la station ait été aménagée dans des asiles de vieillards
ou d’aliénés à moitié désertés. La cohabitation avec les anciens pensionnaires
s’avère alors laborieuse d’autant que les vieillards donnent le mauvais exemple
en crachant n’importe où. Un peu partout règne la saleté. Les murs, rarement
blanchis à la chaux, s’encrassent vite en raison d’un chauffage défectueux et
de l’usage d’un charbon de guerre impur. Les parquets, sillonnés de crevasses
et d’aspérités, deviennent des nids à microbes. L’espace réglementaire entre
les lits n’est pas respecté. À Montlieu, des monceaux de détritus s’accumulent
devant la cuisine où sont conservées des eaux sales et grasses. Il n’existe ni
bains ni douches. La salle de désinfection est devenue un lieu de contamination
privilégié. Le linge y est déposé en des tas sur lesquels on verse une eau à
50° qui est évacuée vers la rivière (rapport Cantonnet). À l’hôpital de la
Côte-Saint-André, il n’existe même pas de point d’eau et le linge sale doit
être traité dans la ville voisine.
On conçoit que nombre de malades
n’aient qu’un seul désir : celui de s’évader. Épuisés par des années de guerre,
condamnés à une espérance de vie réduite, privés de permissions qui pourraient
les exposer à des tentations dangereuses pour leur santé, ils supportent mal
cette attente inutile de trois mois qui, en ces lieux de désolation, les
éloigne un peu plus de leur famille. Dans le civil, les tuberculeux n’ont pas
bonne réputation. On leur reproche un mythique appétit de jouissance, ce qui
leur a valu l’appellation d’« embrasés ». Et que dire de ces trublions aigris
par la guerre dont les « descentes » en ville ont si mauvaise presse ? Dans un
rapport de la « Section de centralisation des renseignements » adressé au
ministère de la Guerre, on peut lire l’appréciation suivante : « On signale que
les tuberculeux de l’hôpital d’Auray (Morbihan) n’ont pas toujours une tenue
irréprochable. Leur attitude est imputable à la nature de leur maladie : ce
sont des aigris. Leur présence est regrettable dans une ville où il y a des
troupes, au point de vue moral comme au point de vue physique. » Installées
pour la plupart en rase campagne, les stations sanitaires sont entourées de
jardins non clos. C’est la porte ouverte aux escapades, hantise des médecins
qui redoutent à juste titre qu’elles ne trouvent leur épilogue dans la boisson.
Reste une question. La vague
tuberculeuse qui, selon l’expression du Pr. Landouzy, menaçait « de s’étendre
sur le pays comme firent certaines pestilences pendant les guerres du Moyen Âge
» a-t-elle eu lieu ? C’était la grande peur des phtisiologues et c’est elle qui
a justifié la création des stations sanitaires où les tuberculeux devaient
apprendre à ne pas disséminer le mal. En 1913, 180 Français pour 100 000
mouraient chaque année de tuberculose. Jusqu’en 1917, ce taux reste stable ou
subit une légère décrue. En 1918, il s’élève à 190 pour 100 000 et à 208 en
1919. Mais, brusquement, il s’effondre à 170 puis à moins de 150 en 1920 et
1921. Tout au plus la guerre a-t-elle donc provoqué un certain frémissement
vite suivi d’une réaction d’apaisement.
La courbe descendante de la
tuberculose s’inscrit en fait dans un mouvement de fond amorcé dès la fin du
xixe siècle sous l’impulsion des conquêtes de l’hygiène anti-microbienne. Un
événement ponctuel peut rompre un équilibre fragile, mais lorsque cet équilibre
s’intègre dans un mouvement de longue durée, ce même événement ponctuel, aussi
cataclysmique soit-il qu’un double conflit mondial, peut provoquer un sursaut
sans jamais le remettre en question. »
A suivre…
(*) Source sur la tuberculose en
14-18 : Pierre Darmon, Centre Roland-Mousnier (UMR 8596), 1, rue
Victor-Cousin 75230 Paris Cedex 05.