UN "INDIVIDU PEU RECOMMANDABLE"

70ème semaine

Du lundi 29 novembre au dimanche 5 décembre 1915

CONSEIL DE GUERRE

ROUX Emile - 111ème régiment d’Infanterie
Fusillé le 6 octobre 1915 à Dombasle (Meuse)

En mars 1915 le 111ème régiment d’Infanterie de Marche a été pratiquement anéanti lors d’une attaque surprise au Bois de Malancourt. Des rumeurs ont couru : le régiment aurait abandonné ses lignes sans combattre, beaucoup de soldats ont préféré se rendre (environ 2.500 selon les Allemands), il y aurait même eu des pourparlers préalables. Quoi qu’il en soit la réputation de ce régiment devient épouvantable, il finira par être le seul régiment d’active à être dissous avant la fin de la guerre.

Brancardiers à Malancourt. Fait rarissime : ils sont Français et Allemands...
C’est dans ce régiment qu’arrive en juillet 1915 le soldat Emile Roux, natif du Pompidou en Lozère, habitant Saint-Hilaire de Breithmas au moment de la mobilisation. Il a 30 ans, profession déclarée maçon. Sa vie civile et militaire ont été agitées, il a accumulé les condamnations. Passé par les bataillons disciplinaires d’Afrique il a néanmoins rejoint le front en 1915, sa dernière condamnation à 10 ans de travaux forcés étant suspendue pendant la durée de la guerre. En octobre 1915 le régiment stationne toujours devant le Bois de Malancourt, sans cesse pris et repris par les belligérants.

Tout est dit sur lui et son parcours dans le rapport que présente le Commissaire du Gouvernement au Conseil de Guerre sur l’affaire du soldat Roux Emile du 9ème bataillon du 111ème régiment d’Infanterie, le 5 octobre 1915 :
« Roux est un repris de justice, il se présente avec six condamnations :
1 – le 10 mai 1904 : 4 mois de prison pour vol, tribunal correctionnel d’Alais.
2 – le 14 septembre 1904 : 10 jours de prison pour vol, tribunal correctionnel d’Alais.
3 – le 10 avril 1906 : 3 mois de prison pour violation de domicile, tribunal correctionnel d’Alais.
4 – le 6 décembre 1907 : 2 ans de prison pour désertion à l’intérieur avec emport d’effets, Conseil de Guerre de Marseille.
5 – le 1er juin 1911 : deux ans de prison pour outrages envers un supérieur pendant le service. Conseil de Guerre de Bordeaux.
6 – le 29 juin 1915 : 10 ans de travaux publics pour voies de fait envers un supérieur, Conseil de Guerre de Marseille (suspendu pendant la durée de la guerre).
Nous ne possédons pas de pièces matricules antérieures à l’arrivée de Roux au 9ème bataillon du 111ème régiment d’Infanterie en juillet 1915. Nous ne savons de ses fautes disciplinaires que ce qu’il veut nous dire : il a relaté un bris d’armes et une absence. Il est permis de penser que son feuillet de punition est des plus chargé. Quoi qu’il en soit nous voyons qu’entré au service en 1906, au 40ème d’Infanterie – par suite de ses condamnations ou de diverses mesures disciplinaires – Roux passe successivement au 58ème d’Infanterie, aux compagnies de discipline à Oléron, au pénitencier de Kairouan, au 6ème d’Infanterie au pénitencier de Douera, à celui d’Aïn-Beida, et n’obtient sa libération qu’en 1913 !



Rappelé en août 1914, c’est la deuxième fois depuis la mobilisation que Roux comparait devant un Conseil de Guerre.
A dater de 1906, cet individu n’a connu la vie civile que pendant quelques mois, en 1913 et 1914, et sa vie civile semble aussi peu recommandable que son existence militaire : il pratique la contrebande des allumettes et du tabac, ceci résulte de son propre aveu à l’instruction et des dépositions des divers témoins : car Roux aime à se vanter de ses méfaits. Il se targue d’être « au ban de la société », de ne point avoir ni vouloir d’amis. Ses camarades le redoutent : « Je sais, dit l’adjudant Nègre, qu’il lui est arrivé souvent de menacer sur le ton le plus calme et le plus résolu ses camarades de leur faire la peau ».
Son ivrognerie dépasse ce qu’on peut imaginer : « Toutes mes fautes, dit-il à l’instruction, sont imputables à l’ivresse. Le 29 août je suis rentré à Esnes vers 9 heures ½. Vers 14 h 30 j’ai été acheter de la bière et du vin… Plusieurs fois dans la journée j’ai acheté de la boisson au même endroit ». Le soir, bien entendu, il était complètement ivre.
« Le lendemain matin… il me restait quatre bidons de vin de la veille ; je me suis mis à les boire. Vers 9h du matin, n’ayant plus rien à boire, je suis allé aux cuisines et j’ai pris du vin au tonneau de l’ordinaire. Dans l’après-midi j’ai encore acheté du vin et de la bière à plusieurs reprises » et c’est ce même jour qu’à 20 heures il a encore été surpris volant le vin de l’ordinaire. Naturellement, il fut ivre comme la veille. « Il s’enivre presque journellement », constate l’adjudant Nègre.

Ses chefs donnent sur Roux les plus déplorables renseignements. Son commandant de compagnie, le sous-lieutenant Bonnet, l’apprécie « un très mauvais soldat que tout le monde considère comme un homme dangereux… c’est un paresseux et un ivrogne ». L’adjudant Nègre n’est pas plus flatteur : « C’est un très mauvais soldat qui oppose la force d’inertie la plus absolue à tous les ordres qu’on peut lui donner. Je le tiens en outre pour un homme très dangereux… Il est un élément de désordre dans la compagnie ».
Le dimanche 29 août, Roux, ayant lu toute la journée à Esnes, fait du bruit dans la rue après l’appel du soir ; on le mène au poste ; il y fait grand tapage : aux observations du sergent de poste Quilichini, il répond par des menaces de frapper ceux qui ne le laisseront pas tranquille. Le sergent Quilichini, du 141ème d’Infanterie, n’a pu être interrogé que le 29 septembre : ses souvenirs ne sont plus très précis : il n’avait aucune raison spéciale de noter ses souvenirs concernant Roux qui n’appartient pas à son régiment et il ne peut pas affirmer, à l’heure actuelle, que les menaces de l’inculpé ont ou n’ont pas visé spécialement le chef du poste de police ; mais le rapport dressé par le sous-lieutenant Bonnet, le 3 septembre, soit quatre jours après l’incident, relate expressément que « Roux s’est mis à menacer le sergent de garde Quilichini en lui disant : « Ne me touchez pas, sinon gare à vous » et encore « si vous ne me laissez pas tranquille, je vous casse la figure ». Il y a tout lieu de croire que le récit des faits relaté par écrit à l’époque des événements est plus précis que les souvenirs du témoin Quilichini et, au surplus, les menaces d’ordre général que Roux a pu proférer dans le poste de police s’appliquaient à tous les assistants, donc au sergent Quilichini : elles constituent bien l’outrage par menace envers un supérieur à l’occasion du service.
Le lieutenant Bonnet survenu quelques instants plus tard dut punir Roux et lui donna l’ordre formel de se rendre le lendemain matin hors tour, au Bois de Malancourt. Il est à noter que l’inculpé était employé aux cuisines et n’allait aux tranchées normalement qu’à jour passé : Roux reconnait avoir reçu cet ordre, il s’en souvient encore fort bien, ce qui prouve d’ailleurs que l’ivresse ne le prive pas de la compréhension, ni de la mémoire !
Cependant, le lendemain 30 août, il ne se soucia nullement d’exécuter l’ordre donné, et non seulement il ne rejoignit pas ses camarades au Bois de Malancourt, mais, demeuré à Esnes, il commit toute espèce de méfait.
Ce jour-là, à 9 heures du matin, il avait déjà absorbé quatre bidons de vin et il continua à boire toute la journée. Vers onze heures il prend du vin à l’ordinaire ; vers vingt heures, au témoignage du cuisinier Laye, il vient encore de dérober au tonneau de l’ordinaire. Il se rend de là dans un cantonnement qui n’est pas le sien, il y mène grand bruit : « Il menaçait tout le monde », dit le sergent Drivon « cherchant querelle aux uns et aux autres, parlant de donner des coups de couteau ».
On va chercher le commandant de la compagnie, le lieutenant Bonnet : cet officier enjoint à Roux de se rendre au poste de police, il n’obéit pas. Le lieutenant Bonnet donne l’ordre d’y aller chercher la garde : aussitôt Roux s’échappe pour éviter d’être appréhendé et court se coucher dans son cantonnement. On l’y suit. Le lieutenant Bonnet lui ordonne par deux fois de se lever ; deux fois Roux lui répond : « Je refuse catégoriquement ». Il a fallu s’emparer de lui de vive force et le traîner au poste de police.
Je me suis préoccupé de savoir où Roux prend l’argent dont il paie les grandes quantités de boisson qu’il absorbe. Il a prétendu recevoir fréquemment de l’argent de sa famille sous forme de petits billets de banque dans des lettres recommandées. Vérification faire sur les livres du vaguemestre, Roux n’a jamais reçu aucune lettre recommandée depuis son arrivée au 9ème bataillon du 111ème régiment d’Infanterie, c’est-à-dire depuis juillet 1915, sauf une fois, le 14 septembre, date à laquelle il était déjà en prison. Il a donc menti sur ce point : comment expliquer les dépenses de cet homme ? Ne convient-il pas de rappeler qu’il a subi deux condamnations pour vol ?
Telles sont les charges qui pèsent sur Roux. Dans ces conditions je suis d’avis qu’il y a lieu de le mettre en jugement sous la prévention suffisamment établie d’avoir :
1 – Les 29 et 30 août 1915, à Esnes, été trouvé en état d’ivresse manifeste dans les rues et les cantonnements, contravention prévue et punie par l’article premier de la loi du 23 janvier 1875 et l’article 271 du code de Justice Militaire.
2 - Le 29 août 1915, à Esnes, outragé par menaces son supérieur le sergent Quilichini, en lui disant : « Ne me touchez pas, sinon gare à vous, si vous ne me laissez par tranquille, je vous casse la figure », avec cette circonstance aggravante que lesdits outrages ont eu lieu à l’occasion du service, délit prévu et puni par l’article 224 du code de Justice Militaire.
3 - Le 30 août 1915, à Esnes, volé une certaine quantité de vin au préjudice de l’ordinaire, crime prévu et puni par l’article 248 du code de Justice Militaire.
4 - Le 30 août 1915, à Esnes, refusé d’obéir :
a) à un ordre de service de son commandant de compagnie qui lui avait enjoint de se rendre au Bois de Malancourt,
b) à un ordre de service du même, de se rendre au poste de police,
c) à un ordre de service du même, de se lever et de se rendre au poste de police, avec cette circonstance aggravante que lesdits refus d’obéissance ont eu lieu, le premier pour marcher à l’ennemi, les deux autres en présence de l’ennemi, crimes prévus et punis par l’article 218 du code de Justice Militaire.
Dombasle le 1er octobre 1915
Le Commissaire Rapporteur, Labrousse ».

Signature d'Emile Roux
Le Conseil de Guerre se réunit le 5 octobre. Il entend le rapport ci-dessus, interroge deux témoins, puis l’accusé lui-même. Sur ses condamnations antérieures Roux minimise les faits. Quant à son refus de rejoindre son régiment au Bois de Malancourt il déclare que quand il s’est réveillé sa compagnie était déjà partie. Pour le reste, comme il avait beaucoup bu, il ne se rappelle pas. Il n’a rien à ajouter pour sa défense.

A l’unanimité le Conseil de Guerre condamne à mort l’accusé Roux, à la dégradation et aux frais envers l’Etat (12,80 francs). Il est fusillé le lendemain. Curieusement sa fiche de décès ne fait aucune allusion à cette exécution, elle porte simplement la mention : « Tué à l’ennemi ».

A suivre…


Conseil de Guerre en séance