ENCORE L'ARGONNE

72ème semaine

Du lundi 13 au dimanche 19 décembre 1915

LE BOIS DES MERLIERS

Albin-Siméon CHAUVET, 261ème RI
Mort le 11 décembre 1914 à Abancourt (Meuse), tué à l’ennemi



Suite de notre retour en arrière

Albin-Siméon CHAUVET est né à Tornac le 12 février 1878. Quand la guerre éclate il a déjà 36 ans. Il a été incorporé, comme beaucoup de Gardois, au 261ème régiment d'Infanterie basé à Nîmes. Il aurait dû être incorporé dans un régiment de réserve, mais les pertes abyssales d’août 14 ont fait voler en éclat cette distinction, on envoie au front tout ce que l’on peut.

Dans la phase initiale de la guerre, interrompue par le redressement français consécutif à la bataille de la Marne, la forêt d’Argonne avait été négligée par les deux adversaires. Cependant, avec la stabilisation du front, elle devient un enjeu pour assurer la continuité des lignes. Allemands comme Français s’évertuent à se chasser les uns les autres de l’Argonne de manière à protéger ou à améliorer leurs voies de communication.

L'Argonne !

Le pays est tourmenté, coupé de ravins profonds, hérissé de forêts propices aux embuscades ; pendant des mois, il subit la pluie, le froid et, par-dessus tout, l'odieuse boue, gluante et tenace qui enveloppe le soldat d'une froide gaine et fait de chaque relève une ascension au calvaire.

Longue d'environ 60 kilomètres, sur une largeur moyenne de 12, la grande forêt d'Argonne se composait de magnifiques arbres séculaires, chênes et hêtres surtout, sous la haute futaie desquels s'abritaient un taillis touffu de pousses plus jeunes, et, en certains endroits, un fourré très épais et presque impénétrable. Le sol de cette forêt est d'une humidité caractéristique ; les sources y jaillissent partout, jusqu'au sommet des crêtes, et le terrain d'une argile épaisse retient prisonnières, sans aucune issue, les eaux qui ruissellent de toutes parts ; aussi le moindre trou se change-t-il en puits de boue, la moindre dépression en marécage. La plus petite piste, où le sol est tant soit peu frayé, devient vite une ornière gluante. La vallée de la Biesme coupe la forêt à peu près du sud au nord ; mais, à droite et à gauche de cette dépression, s'ouvrent des ravins à pente raide, aux berges escarpées, créant de nouvelles difficultés aux combattants et nécessitant, à travers les obstacles, des tranchées en zigzag, au tracé particulièrement capricieux et compliqué."

Les opérations n'ont commencé en Argonne qu’à la fin de Septembre 1914. L'arrêt de notre marche en avant est suivi entre Meuse et Argonne d'une violente contre-offensive allemande. Les 29 et 30 septembre, de violents efforts allemands échouent.

Récit par le Capitaine Vogel, du 120ème RI, de son passage en Argonne en novembre 1914 :
« Nous étions si bien dans ce petit village de Florent à 10 kilomètres des lignes, au milieu des bois que nous ne voulions plus songer à la guerre. L'écho d'une fusillade plus nourrie, le grondement plus violent de la batterie en position à la lisière du village nous rappelaient bien parfois au grand drame, mais sans oser le dire nous aimions ces moments qui nous serraient le cœur. Les nôtres attaquaient sans doute et c'était peut-être la Victoire ! - Là-bas c'était la mort, ici c'était la vie !

Ce soir, Premier Novembre, nous relèverons la 147ème Régiment d'Infanterie dans les bois de la Gruerie. Le départ devant avoir lieu dans l'après-midi nous avions fait nos préparatifs en silence et pris rapidement un modeste repas où chacun s'était efforcé d'apporter sinon la gaieté, mais tout au moins de faire preuve du calme le plus parfait, comme si la chose la plus naturelle du monde allait s'accomplir.
La route que nous devions suivre cheminait sous bois, ou dans des vallées abritées sur la plus grande partie du trajet. Elle traversait cependant au milieu du parcours, le plateau de la Placardelle complètement dénudé et visible des observatoires ennemis. Le régiment se mit donc en marche vers quatre heures de l'après midi afin d'atteindre et de traverser le plateau à la tombée de la nuit.

La sortie du bois et la traversée du plateau se firent sans incidents, la colonne muette atteignit enfin la Harazée et, gravissant péniblement la forte pente boisée au Nord du village, fit son entrée dans le sinistre bois de la Gruerie. La marche déjà pénible se ralentissait davantage, les arbres mal coupés lors de la création des pistes et les troncs déchiquetés par les obus accrochaient les pieds des hommes qui s'abattaient lourdement sur le sol boueux au milieu d'un bruit de ferraille causé par la chute des gamelles et des armes. Cependant on avançait toujours.

Aux environs du poste de Commandement du Colonel dans un repli de terrain au milieu d'une clairière, un triste spectacle éclairé par la lueur de quelques mauvaises lanternes et de quelques maigres feux de bivouacs apparut à nos yeux. Des centaines de petites croix bien alignées semblaient se dresser sur notre passage et étendre leurs bras pour nous dire de ne pas aller plus loin ; au milieu d'elles une croix plus grande portait une immense couronne tricolore apportée là sans doute dans le courant de la journée. Cette scène muette n'était animée que par la marche lente de quelques soldats fantômes transportant péniblement pour les aligner côte à côte dans une dernière tranchée les précieux fardeaux rangés sur le bord de notre chemin.

La fusillade augmentait d'intensité au fur et à mesure que nous approchions des lignes ; on eut dit que les camarades sentant la délivrance par la relève prochaine retrouvaient une vigueur nouvelle et cherchaient à venger leurs morts en brûlant le reste de leurs cartouches. L'ennemi inquiet et méfiant ripostait avec la même énergie et les balles sifflaient à nos oreilles en un miaulement lugubre qui nous faisait instinctivement baisser la tête. Involontairement nous marchions courbés vers la terre, en nous serrant davantage les uns contre les autres, les mains crispées à la martingale de l'homme qui nous précédait dans la colonne, et nous avions hâte de nous rapprocher du formidable enfer pour entrer dans le boyau protecteur qui nous permettrait de relever la tête et de respirer plus à l'aise. Personnellement une crainte stupide et qui peut-être ne m'était pas particulière s'était emparée de tout mon être, ces balles aveugles ne me faisaient pas peur, mais je frémissais en songeant que l'une d'elle dans sa course folle pouvait m'atteindre à la tête. A cette pensée, je rapprochais d'avantage de mon visage la couverture que je portais enroulées autour de mon cou et, rassuré par cette illusoire protection, je suivis mes guides avec la tête plus haute et une assurance plus grande.

Pressés en avant par des hommes qui se rendaient vers l'arrière, pressés en arrière par la poussée d'une centaine d'autres qui cherchaient à disparaître dans le trou protecteur, tout mouvement nous devint bientôt impossible. Je cherchais en vain à refluer la poussée descendante, je me heurtais à des masses inertes affalées au fond du boyau que la menace seule obligeait à se relever pour me livrer passage. Désespérant d'arriver par ce moyen jusqu'au poste de commandement du Capitaine que je devais relever, j'attendis à mon tour le reflux de la vague qui nous barrait le passage. Cet arrêt ne dura heureusement que quelques minutes qui furent pour moi des minutes d'angoisse, car je ne pouvais m'empêcher de songer sans effroi, à la faible influence que j'exerçais sur ma troupe et au peu d'autorité que j'aurais sur elle dans le cas d'une attaque ennemie. Rappelés sans doute par leur commandant de compagnie impatient de voir l'arrivée de la relève, les hommes qui nous arrêtaient se retirèrent et nous pûmes ainsi continuer notre marche silencieuse.

Quelques instants après j'arrivais au poste de commandement. Cinq ou six hommes accroupis dans une caverne de trois mètres de large avaient déjà fait leurs préparatifs de départ et en dépit de la fatigue qui tirait les traits de leurs visages on apercevait dans leurs yeux des étincelles de joie. Ces condamnés, en nous voyant, revenaient à la vie. Vers onze heures du soir la relève était terminée. Quelques hommes glissant furtivement le long des boyaux, le frôlement des sacs contre les parois abruptes de la terre humide, une poignée de main du Capitaine qui partit à son tour comme une ombre et ce fut tout. J'étais désormais seul responsable de la garde de ce coin de France où veillaient les cent cinquante braves que je commandais.

Le reste de la nuit se passa en alertes continuelles. Un coup de fusil partant d'un coin du front déchaînait sur toute la ligne une fusillade d'enfer à laquelle s'ajoutaient les éclatements déchirants des obus. Au cours de ces rafales des balles nombreuses arrêtées brusquement dans leur course par la toiture qui recouvrait le poste de commandement faisaient tomber sur nous une pluie de terre ininterrompue, et lorsqu'un obus s'abattait à quelques mètres de là une sorte de tremblement agitait les parois du gourbi qui menaçait de s'effondrer sur nous.

Enfin les premières lueurs du jour apparurent. J'attendais ce moment avec impatience fébrile afin de pouvoir faire utilement la reconnaissance du secteur affecté à ma Compagnie. Je partis donc vers la tranchée de première ligne distante d'environ cinquante mètres du poste que j'occupais. Parcourant successivement le front de mes sections, je trouvais tous mes gradés et mes hommes à leurs postes de combat et je ressentais une poignante émotion en passant au milieu de ces braves qui me témoignaient la plus grande sollicitude.
- "Attention, mon Capitaine, me disait l'un, baissez-vous pour passer par là"
- "Ne regardez pas par ce créneau, il est repéré et j'ai failli m'y faire tuer."
Sur toute la ligne, je trouvais le même dévouement, le même esprit de sacrifice, et j'admirais ces hommes qui restaient stoïquement dans la boue jusqu'aux genoux, avec une couverture ou un terrier pour abri, ayant à une vingtaine de mètres devant eux un ennemi puissamment outillé et armé.

Je ne sais s'il était vrai, comme le disaient les communiqués, qu'en certains points de l'Argonne "nous progressions à la mine et à la sape" ou que "nous y menions la lutte habituelle de grenades" mais si j'avais été chargé de rédiger le communiqué du front modeste de 300 mètres que j'occupais et au delà duquel je ne connaissais rien, j'aurais été très fier d'écrire ces mots: " Nous sommes à 20 mètres de l'ennemi, devant nous cinq ou six mitrailleuses frappent d'une balle à la tête les hommes qui montent la garde aux créneaux, un canon revolver détruit les parapets de nos tranchées que nous ne pouvons reconstruire, l'ennemi s'approche à la sape et nous lance à profusion des grenades et des bombes. Nous n'avons pour lui répondre que quelques grenades d'un modèle antique, une dizaine de pétards et nos fusils, malgré tout nous veillons aux créneaux et nous tenons toujours."

Le monument aux morts de Tornac
Pendant les quelques jours en effet que ma Compagnie tint ce secteur, pas un pouce de terrain ne fut abandonné à l'ennemi, et les deux lignes de tranchées dont nous avions la garde furent entièrement maintenues. Il en pleuvait cependant de la mitraille sur ces trois cents mètres de terre d'Argonne et il se répétait souvent ce simple compte-rendu de mes chefs de section: "encore un de mes hommes tué d'une balle à la tête, les parapets s'éboulent ; si nous ne recevons pas de sacs à terre nous ne pourrons plus tenir." - Les sacs à terre n'arrivaient pas et nous tenions toujours.

Parfois au petit jour, en même temps que le ravitaillement en cartouches, je recevais une dizaine de pétards que je mettais aussitôt à la disposition de mes grenadiers improvisés, et c'était pour ces hommes choisis parmi les plus braves une véritable récompense que la distribution de ces engins destinés à remplacer les grenades absentes dans nos rangs. Leurs yeux pétillaient, un bon sourire illuminait leurs visages, on eut dit qu'un armement nouveau et terrible à la fois était mis entre leurs mains et qu'ils n'avaient plus rien à craindre de la formidable machine à tuer qu'ils avaient devant eux. Il fallait voir avec quelle minutie ces hommes accouplaient leurs pétards sur un morceau de bois, les entouraient de fil de fer barbelé, les hérissaient de clous et introduisaient la mèche destinée à l'allumage. Ce travail nécessitait un calme relatif et s'exécutait sous mes yeux au poste de commandement. Lorsqu'il était terminé, les grenadiers repartaient rapidement vers la tranchée, heureux de donner à leurs camarades le beau spectacle du lancement d'une "chaussette à clous" car c'est ainsi qu'ils avaient baptisé cet engin pour lequel ils avaient une véritable vénération. Là un grand conseil composé des hommes et des Chefs se réunissait et discutait et comme j'y étais convié lorsque l'opération en valait la peine je puis affirmer qu'un Etat-major avant l'attaque ne pouvait apporter plus de science et de méthode dans sa préparation que ces hommes n'en apportaient dans le choix du point de lancement et du point d'arrivée de la fameuse "chaussette à clous". La décision prise, le grenadier allumait tranquillement la mèche, puis d'un geste vif s'élançant souvent hors de la tranchée ou du boyau protecteur, il envoyait à ceux d'en face sa machine infernale. Au bruit de l'explosion succédaient parfois des cris de douleur auxquels les nôtre répondaient par des cris de joie et la fusillade achevait ce véritable concert de démons.

La lutte avait chaque jour le même aspect et chaque jour de nouveaux morts portés vers le cimetière allaient grossir les rangs déjà nombreux, hélas, de ceux qui reposaient aux pieds des petites croix de bois. Oh ! L’horrible spectacle que l'enlèvement des morts ! - ces corps sans âme, la plupart du temps affreusement mutilés demeuraient tout le jour délaissés sur un parapet ou dans un repli bien isolé de la tranchée, car dans ce coin de l'Argonne, les morts étaient une gêne pour les vivants et la nuit permettait seule aux brancardiers d'accomplir leur courageuse et sinistre besogne.

Chaque soir deux hommes semblables à des ombres se glissaient silencieusement jusqu'au poste de commandement ; sur leur capotes boueuses on distinguait à peine leurs brassards à croix rouge qui était leur seule arme et souvent leur seule gloire. Guidés par les agents de liaison, ils sortaient comme ils étaient venus, tristes et muets à la recherche de leurs précieux fardeaux. Songez que ces hommes avaient deux cent mètres de boyaux boueux et étroits à parcourir, que ces boyaux étaient d'une sinuosité telle que le brancard ne pouvait y pénétrer. Imaginez également ces hommes en présence d'un cadavre raidi pendant une longue journée d'attente et qu'une blessure affreuse rend plus épouvantable à voir vous pourrez ainsi vous faire une idée de l'horrible et courageuse besogne qu'ils devaient accomplir. L'un d'eux s'accroupissait, fixait solidement ses ongles et ses mains dans la capote du mort à hauteur des épaules et aidé par son camarade, chargeait le cadavre sur son dos. Le triste cortège se mettait en marche ; le corps rigide se heurtait aux parois du boyau et sa tête sanglante s'appuyait sur celle du brancardier qu'elle arrosait de sang. Les deux hommes faisaient ainsi quelques mètres et s'arrêtaient, ils se remplaçaient dans leur pieuse et triste corvée, et tour à tour, traînant ou poussant leur malheureux compagnon d'armes d'hier ils arrivaient à la sortie du boyau où ils pouvaient enfin se servir utilement de leur brancard. Ce pénible calvaire ne s'arrêtait qu'au cimetière, il n'était pas rare hélas qu'il se reproduisit plusieurs fois dans la même soirée.
Ainsi pendant six jours se succédèrent les heures d'angoisse et les scènes tragiques ».

Le 261ème RI fait partie des régiments qui sont affectés à ce secteur. Il est essentiellement composé d’Ardéchois et de Méridionaux parmi lesquels des Gardois. Il se trouve sur une ligne joignant Merliers à Rochamp en passant par le château d’Abancourt. Ce château avait hébergé le kronprinz. A son départ, dans un moment de bonne humeur, il avait promis à la châtelaine, en guise de remerciement, de faire respecter le château. Son armée n’a pas tenu parole. Chaque jour apporte sa forte canonnade, les pertes sont faibles mais régulières.

Albin-Siméon CHAUVET, est tué le 11 décembre 1914 au Bois des Merliers, près d’Abancourt. Cinq jours plus tard l’Anduzien Scipion Broussoux, 38 ans, soldat au même régiment est également tué.

Albin-Siméon CHAUVET figure sur la stèle de l’église Saint-Etienne d’Anduze ainsi que sur le monument aux morts de Tornac. Il repose dans la nécropole nationale de Vauquois, tombe 2308.

A suivre…