DEVANT VERDUN

94ème semaine

Du lundi 15 au dimanche 21 mai 1916

LE SACRIFICE D'UN TÉLÉPHONISTE

Georges-Maurice Clauzel, 52ème régiment d’Infanterie,
mort le 21 mai 1916 à Fontaines-de-Tavannes (Meuse)


Georges-Maurice Clauzel est né le 5 septembre 1894 à Anduze, de Léon-Henri (1869-1911) et de Marguerite Hébrard (née vers 1870). A l’âge de 20 ans il exerce la profession de surnuméraire des contributions indirectes. Mais il a aussi juste l’âge de partir directement vers les casernes, la guerre vient d’éclater. Quatre jours après son anniversaire, il arrive le 9 septembre 1914 au 52e régiment d’infanterie. Avec ce régiment il participe à toutes les grandes batailles de 1914 et 1915, les Vosges, la Somme, la Champagne. En 1916 il est envoyé à Verdun.

Le 21 février les Allemands ont déclenché leur formidable attaque sur Verdun, renouvelée à maintes reprises avec leurs meilleures troupes. Pour arrêter cet effort répété, il faudra successivement tous les régiments d'infanterie ; le 52e, lancé dans la fournaise le 10 mars 1916, prendra une large part à cette résistance acharnée. Pendant six mois, de mars à août, il tiendra les secteurs du fort de Vaux et du tunnel de Tavannes. Il résistera aux bombardements les plus formidables, surmontant des souffrances et des fatigues inouïes.

Le capitaine Henry Bordeaux, de l'Académie Française, dans Les Derniers jours du fort de Vaux, a publié le journal du commandant Pélissier. Les jours décrits sont légèrement postérieurs à ceux de la mort de Georges-Maurice Clauzel, mais cela ne change rien à la situation vécue par les soldats dans ce secteur.

« Le 2 juin, le 1er bataillon reçoit l'ordre de se rendre à Fontaines-de-Tavannes. La prise de Damloup est confirmée. C'est alors une explosion de colère chez les hommes. Damloup appartient un peu au 52e qui l'a occupé à plusieurs reprises et conservé au prix de bien des pertes. Beaucoup des nôtres y dorment pour toujours. Ce mauvais coin nous est devenu cher. L'arrivée du bataillon semble apporter un soulagement véritable. « Ne reculez sous aucun prétexte; ne cédez pas un pouce de terrain », dit le colonel Tahon. « Ce n'est pas dans nos habitudes », répond le chef de bataillon.

La mission est de surveiller le fond de la Horgne et la direction du fort de Vaux. On touche des grenades. Ce mauvais boyau de la Doler, seule artère conduisant à la batterie de Damloup, est impraticable. Repéré, battu incessamment, il est obstrué de débris de toutes sortes : matériel abandonné, cadavres. L'odeur des lacrymogènes persiste ; il faut à certains passages prendre le masque. A peu près bon sur la pente sud, le boyau est médiocre sur le plateau et n'existe plus sur le versant nord, sur un parcours de 500 mètres. Là, s'entassent les hommes en attendant que la reconnaissance soit faite.


Le poste de commandement du chef de bataillon est fixé à l'abri de combat, à 200 mètres en arrière de la batterie. Le lieu est indescriptible; c'est l'image de la désolation. On aperçoit très nettement les ruines du fort de Vaux sur la gauche ; en face, ce qui fut la batterie de Damloup ; derrière, le terrain disparaît : c'est le fameux ravin de la Horgne ; à droite, s'allonge la croupe qui descend vers le village de Damloup; enfin, encore plus à droite, le fond de la Gayette.

L'abri de combat lui-même n'est plus qu'une ruine, ruine dangereuse, car les allées et venues la signalent comme cible et elle n'offre plus la résistance voulue pour les gros calibres. Tous les plafonds ont été crevés, sauf celui d'une pièce qui menace de tomber (et qui s'effondra quelques jours plus tard), et qui sert de refuge pour les blessés. Une autre petite pièce sert à la fois de salle de pansement et de poste de commandement, la paroi en est fendue. Cet abri est plein, on peut à peine y circuler et introduire les blessés. Le chef de bataillon ne peut loger sa liaison qui restera debout ou accroupie dans le couloir. Lui-même arrive enfin à se procurer un banc étroit, qui, durant cinq jours, lui servira de siège, de table, et même à certains moments très rares de lit. Il y fait très obscur : il faut voiler les lueurs des bougies. Les éclatements d'obus les éteignent à tout instant.

La batterie de Damloup n'existe plus : c'est un monceau de terre et de pierres. Aucun abri, sauf une sorte de caverne creusée sous la batterie même et très étroite. A aucun moment, un blessé ne pourra y trouver refuge. C'est à l'extérieur, dans des trous d'obus vaguement reliés entre eux, qu'il faut vivre et qu'il faudra se battre.

La batterie elle-même est occupée par une trentaine d'hommes. A l'est, toute liaison est perdue; il serait urgent de se replier au bois du fond de la Gayette. A l'ouest, le fond de la Horgne est complètement démuni de défenseurs. La reconnaissance est très difficile. On ne peut songer à établir des liaisons avant la nuit ni amener des troupes sur ce terrain incurvé vers l'ennemi et battu constamment. D'ailleurs, l'effectif du groupement est trop faible pour garnir utilement tout le front. On est dans l'incertitude sur le sens possible d'une attaque. En conséquence, le chef de bataillon décide de prendre une formation plus profonde, en conservant une grosse masse de manœuvre de deux compagnies, prêtes à soutenir le choc avec toutes ses forces sur le point directement menacé. La nuit est mise à profit; les liaisons sont rétablies par patrouilles, non sans peine.

A 400 mètres sur la gauche, on rencontre des troupes amies, mais comment boucher ce trou sans s'affaiblir? Il faut y renoncer et se contenter de le faire étroitement surveiller. A droite, la liaison n'existe pas, mais ce côté se prête moins à un assaut. On creuse le sol : le nouveau front s'organise et l'inquiétude se dissipe. Des mitrailleuses sont placées à la batterie et à l'extrémité de la tranchée de Saales où, à la hâte, on crée un petit ouvrage. La situation s'éclaircit donc, sans toutefois s'améliorer sensiblement, car les nuits sont très courtes et le travail gêné par le tir.

Le bombardement augmente d'intensité. Habilement nuancé, il cesse brusquement, pour reprendre par rafales; puis c'est un tir ralenti et continu encore plus exaspérant. Tous les calibres sont représentés : fusants ou percutants. Les points les plus battus sont : la batterie, l'abri de combat et le boyau de la Doler. Les hommes se recroquevillent dans leur trou et subissent passivement ce déluge, non sans pertes.

Les guetteurs signalent des rassemblements ennemis dans le fond de la Horgne. Des petits groupes très dispersés sortent de Damloup, puis se jettent dans l'angle mort du ravin et disparaissent. Combien en passe-t-il ? On ne sait, mais une menace plane. Les 75 tirent sans relâche, mais sans obtenir le résultat désiré, car il faudrait tirer plus court et ils accrochent la crête. Déjà, ils ont causé des pertes dans les défenseurs de la batterie et les fusées-signaux sont lancées à maintes reprises : Allongez le tir ! Allongez le tir 1 Les artilleurs les voient-ils ?

La journée s'écoule interminable. Tout à coup, vers les 18 heures, le cri retentit : Aux armes ! C'est l'attaque prévue, presque un soulagement. Dans le fracas, on n'a rien entendu, mais certainement la première ligne a dû ouvrir le feu. Elle est peut-être même déjà accrochée avec les éclaireurs ennemis. D'où vient cette attaque ? De gauche après avoir remonté le ravin de la Horgne, ou bien directement du fond même du ravin et de Damloup? Incertitude qui peut être fatale.

Les deux compagnies de choc sont sur pied. Les hommes ont l'œil sur leurs chefs : tranquilles, calmes, prêts à tous les sacrifices, ils attendent un ordre. Les mitrailleurs de la section de réserve, indifférents en apparence, vérifient leurs pièces, passent le chiffon, font jouer les culasses. Le capitaine Ronjat, la canne à la main, va d'un homme à l'autre, passe une dernière inspection, donne ses instructions : « Les Boches nous attaquent, nous allons avoir l'honneur de charger ! ». Pas trace d'émotion; simplement son sourire s'accentue et ses yeux s'illuminent d'un petit éclair.


En avant ! Au pas de course les compagnies se déploient, mouvement difficile sous le feu. Il s'exécute cependant vers la droite et par échelons de peloton. Ils ont été vus : barrage. Le deuxième peloton de la compagnie est entièrement détruit, sauf six hommes qui, continuant leur course, viennent, désorientés, demander au chef de bataillon : Nous ne sommes plus que six, où faut-il aller ? Du doigt, il leur indique la silhouette de leur lieutenant, debout de toute sa taille, et sans un mot, ils le rallient. La section de mitrailleuses de réserve suit le mouvement. Les hommes, la lourde pièce sur l'épaule ou les caisses à cartouches au bout des bras, vont péniblement sur le sol mouvant et se hâtent à grands efforts.

Le choc a lieu. Ce qu'il fut, personne ne peut le dire de façon précise, toute vue d'ensemble échappe; chacun sait ce qu'il a fait et ignore ce qu'a fait le voisin. Cependant, il résulte des souvenirs recueillis que les premières vagues allemandes touchaient la batterie lorsque surgit la compagnie. Il y eut recul sur la deuxième vague. Puis, à ce moment, la compagnie prend d'écharpe ces premières vagues, déjà en désordre. Elles se désagrègent, tourbillonnent, et finalement refluent sous les feux.

Cependant elles vont pouvoir se ressaisir ; des masses profondes sortent de Damloup par l'unique rue du village et le ravin de la Horgne, en angle mort, est une place d'armes très favorable. Non. Le sous-lieutenant Chabert a vu ce danger. Il dirige le feu de ses mitrailleuses sur cet objectif; les pièces crépitent à grande vitesse et voilà que s'entassent les cadavres. Le flot des assaillants est tari à sa source même ; c'en est fait, l'attaque est brisée irrémédiablement. Cependant, les unités de contre-attaque, bien éprouvées d'ailleurs, ne peuvent être ramenées en arrière; elles reçoivent l'ordre de rester sur place et de se retrancher.

Choix définitif du terrain, répartition des troupes, flanquements, autant de problèmes, simples dans le silence et le calme, singulièrement compliqués sous le feu. Pourtant, de leur solution, plus ou moins heureuse, découle la solidité du front et c'est uniquement sur cette solidité que repose dès maintenant la défense. Toutes les réserves ont, en effet, été engagées : il importe d'en reconstituer d'urgence.

Il n'existe donc aucune réserve, lorsque, à 20 heures, se produit une seconde attaque, non moins violente que la première. Dans la nuit tombante, des ombres se glissent de trous d'obus en trous d'obus. Incertains, sans doute, sur notre situation exacte, démoralisés peut-être par l'échec de la première attaque, les Allemands débutent par des feux de mousqueterie et de mitrailleuses. Poussés par leurs officiers, ils arrivent sans cesse et renouvellent leurs efforts pendant plus d'une heure. Ténacité digne d'un meilleur sort ! Les feux de barrage, le tir des mitrailleuses, les coups de fusil les rejettent inlassablement dans le ravin. Très peu arrivent à portée de grenade.

Vers 21 heures, c'est fini. Un calme relatif renaît. Le bombardement reprend. La nuit est venue; il faut d'abord se ravitailler en matériel, munitions, eau, et, si possible, vivres, car les deux jours du départ sont épuisés.

Cinq mitrailleuses ont été détruites; les fusées-signaux manquent totalement et les grenades sont en nombre insuffisant. Les transports sont organisés. Les porteurs seront les pionniers, les téléphonistes sans emploi, les coureurs, les brancardiers et les musiciens montant à vide. Personne ne doit rejoindre la première ligne sans coopérer à cette besogne ingrate entre toutes. Le régiment, semble-t-il, ne vit pendant toute cette nuit que pour ceux qui se sont battus, et ce n'est pas un mince réconfort que l'arrivée des camarades joyeux et fiers. On se serre les mains, on se félicite.

Voici d'abord des vivres, en petite quantité, malheureusement, mais on ne peut faire mieux; des bidons de vin, d'eau-de-vie, chose précieuse. Les téléphonistes se sont chargés des grenades, les mitrailleuses manquantes sont remplacées. Quant à l'eau dont le besoin se fait si cruellement sentir, elle est le souci constant du commandement. Une réserve de bidons vides est constituée. Chacun, quoi qu'il porte, devra en sus en descendre deux et les remonter pleins. L'échange se fait au poste 4e secours. Ainsi on aura une réserve pour les blessés, et même on pourra faire parvenir quelques bidons aux camarades de la première ligne. Les muletiers de la compagnie de mitrailleurs laissant leurs animaux à la garde de quelques-uns, montent le ravitaillement presque complet de leur compagnie, on le partage équitablement avec les voisins.

Les pertes ont été très sérieuses. Le capitaine Ronjat a été blessé mais continue à exercer son commandement, la tête bandée. Plusieurs officiers, moins heureux, sont atteints gravement et doivent être évacués. Sur l'ensemble, il y a de nombreux morts, déchiquetés par les obus. Dans l'espace de quelques heures, 200 blessés au moins passent au poste de secours. Après un pansement rapide, tout ce qui peut marcher ou se traîner file vers l'arrière. Combien ont été atteints de nouveau ou sont morts en route ? Certains meurent au poste même. On les dépose dans la cour, devant la porte tout simplement.

Un grand nombre ne sont que commotionnés : ils sont sourds, hébétés, suffoqués par l'explosion. Leur visage et leurs mains ruissellent de sang qui coule par mille blessures projection de terre et de sable et se mêle à la poussière pour former des caillots affreux. Ils m'ont bien maquillé le portrait !, dit l'un d'eux. D'ailleurs, ils sont gais, plaisantent et ne pensent qu'à leurs succès. Qu'est-ce qu'ils ont pris, les Boches ! C'est le refrain.

Les brancardiers et les musiciens ont une besogne écrasante : le poste est plein de blessés couchés; certains ont besoin d'une intervention rapide. On voit le moment où il faudra les étendre dehors. Les brancards sont insuffisants. Un relai est établi à Fontaines-de-Tavannes où se trouve le véritable poste de secours. L'abri de combat n'est qu'un refuge provisoire. Sans arrêt, durant cette nuit, les brancardiers font le trajet et reviennent en courant. Au matin, le poste est presque vide ».

C’est donc sur ce terrain de Fontaines-de-Tavannes qu’est tué le 21 mai 1916 Georges-Maurice Clauzel, 21 ans. Son courage lui aura valu deux citations. La première est à l’ordre du régiment, le 16 octobre 1915. La seconde est à l’ordre de l’armée, elle lui est attribuée le 23 mai 1916 avec le libellé suivant : « Téléphoniste d’un courage allant jusqu’à la témérité. Tombé glorieusement devant Verdun, le 21 mai 1916, pendant qu’il rétablissait, sous un violent bombardement, le réseau de commandement entièrement bouleversé par l’artillerie ennemie » (parution au Journal Officiel du 7 novembre 1920).

Georges-Maurice Clauzel, photo de famille
Il nous reste d’autres informations concernant Georges-Maurice Clauzel. Sa mère était née Marguerite Hébrard, elle était la parente de Jeanne-Juliette Hébrard qui épousa en 1897 Félix Mazauric, dont la fille Lucie épousa André Chamson et dont la petite-fille, Frédérique Hébrard, a écrit une ode à son grand-père sous le titre Félix, fils de Pauline. Dans ce livre elle évoque avec émotion ce lointain parent dont la mort a ravagé sa mère qui l’adorait :
« J'ai l'honneur de vous prier de vouloir bien avec tous les ménagements nécessaires dans la
circonstance, prévenir la famille de la mort du soldat Clauzel Georges, Maurice, mort au champ d'honneur (tué à l'ennemi), le 21 mai 1916. Je vous serais très obligé de présenter à la famille les condoléances de Monsieur le Ministre de la Guerre... ».
Cette lettre du capitaine du 52e régiment m'horrifie comme si la nouvelle venait de tomber. L'inacceptable peut-il jamais être admis ? Au creux de ma main je tiens ton bracelet, Georges, avec sa plaque d'identité. Elle ressemble à ces plaques que portent les chiens. Quelqu'un a ôté le bracelet de ton pauvre bras et, maintenant, il repose au creux de ma main, auprès du livret militaire déchiqueté où ton sang a pâli. Je suis le seul être au monde qui se souvienne encore de toi que je n'ai pas connu. De toi qui n'as pas eu le temps d'avoir une femme et des enfants. De toi, soldat dont je suis la descendante mystique... J'ai gardé la photo et le bracelet. J'ai refermé le coffret, respectant les dernières lettres, jamais ouvertes, que ta mère t'a envoyées pendant les jours où elle ignorait encore ta mort. J'ai rangé le coffret et, comme je le remettais dans l'armoire, une carte joliment ornée de drapeaux alliés s'en est échappée. Je l'ai ramassée :
« Le 17/5/16 Ma chère Lili, Tu n'as pas à avoir honte des jours heureux que tu as passés chez tes grands-parents à Valleraugue. Tu es bien jeune pour vivre ce que nous vivons. Rassure-toi, ici, nous avons de bons moments avec les camarades. Aujourd'hui il fait un temps superbe. Garde le moral ma cousinette ! Je t'embrasse et te charge d'embrasser tout le monde pour moi. P.-S.: Ne pense pas trop à la guerre ». Facile à dire, soldat. Georges est mort à Verdun le 21 mai 1916, à l'heure où sa mère revenait du maset les bras pleins de genêts parfumés. C'est toi qui as reçu la lettre de son camarade, l'adjudant Plantier, devançant la lettre officielle du ministère de la Guerre. C'est toi qui as dû annoncer à Marguerite que son fils était mort ».

A suivre…


JMO du 52 RI, le jour de la mort de Georges-Maurice Clauzel