LA MAIN COUPÉE

93ème semaine

Du lundi 8 au dimanche 14 mai 1916

BATAILLE DE CHAMPAGNE – 3/3

Blaise Cendrars, Légion Etrangère,
blessé le 28 septembre 1915 à Massiges (Marne)


Le 25 et le 26 septembre 1915, deux soldats meurent : ce sont Fernand Dugas et Camille Malzac, incrits sur la plaque commémorative de l’église d’Anduze. Ils ont été tués sur les pentes de la main de Massiges, formidable rempart naturel défendu par les Allemands, lors de la deuxième offensive de Champagne.

Le 28 septembre, c’est le tour d’un jeune suisse de 28 ans, nommé Frédéric Louis Sauser, mieux connu sous son pseudonyme d’auteur : Blaise Cendrars. Il n’est pas tué, mais un obus lui emporte le bras droit.

Il raconte :
« Ce n’était partout que fuites, cris, hurlements, gémissements, plaintes, et mon bras coupé me faisait si mal que je me mordais la langue pour ne pas gueuler, et de temps en temps de longs frissons me secouaient car j’avais froid, sous la pluie, ainsi, tout nu, allongé sur mon étroit brancard, immobile, ankylosé, ne pouvant faire un mouvement gêné que j’étais, comme une accouchée par son nouveau-né, par l’énorme pansement, gros comme un poupon, qui se serrait contre mon flanc, cette chose étrangère que je ne pouvais déplacer sans remuer un univers de douleurs, ni prendre dans ma main valide sans voir ce gros tampon blanc s’imbiber de rouge, ressentir une brûlure atroce et me rendre compte que ma vie m’échappait, s’en allait, goutte à goutte, sans que je puisse rien pour la retenir car on ne peut arrêter son cœur, et mon cœur, qui battait régulièrement, à chaque coup envoyait une refoulée de sang que je sentais, comme si je l’avais vue, gicler par le bout de mon bras coupé, - et ces pulsations moralement et physiquement insupportables, me permettaient de compter le temps qui seul dans la mêlée furieuse de cette nuit horrible, dont j’enregistrais tous les détails, s’écoulait inexorablement, ce qui est dans sa véritable nature de secondes, de fractions de seconde, d’éternité. » (La Vie dangereuse, pp. 46-48)


Blaise Cendrars est né en Suisse le 1er septembre 1887. Depuis 1912 la France est sa patrie d’élection. Cette année-là il revient des États-Unis avec Les Pâques à New York, œuvre qui le place d’emblée parmi les poètes les plus importants de sa génération. À Paris il se lie avec Apollinaire, Robert et Sonia Delaunay, Modigliani, Chagall, Fernand Léger… En 1913, il publie La Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France. « L’heure est grave. » C’est par ces mots que Blaise Cendrars s’engage dans la Grande guerre. Le 29 juillet 1914 il co-signe avec d’autres artistes et intellectuels non-français vivant en France un Appel invitant les étrangers à « offrir leurs bras » pour la défense de leur patrie adoptive : « Comme si la place d’un poète n’est pas parmi les hommes, ses frères, quand cela va mal et que tout croule, l’humanité, la civilisation et le reste. » (L’homme foudroyé, p. 43). Par ailleurs, à la veille de la guerre il craint, lui le poète, de s’enliser dans des conflits d’esthètes, dans des polémiques à coup de manifestes et de lettres ouvertes, d’entrer dans un milieu qui ne convient pas à son tempérament. D’une manière générale il n’aime pas les cadres. La déclaration de guerre est une occasion de sortir de l’ornière des conflits littéraires. C’est une chance pour lui parce qu’elle le sort des querelles stériles. Il s’engage dans la Légion Etrangère.

Il découvre alors un autre monde, une autre vie, une autre relation, surtout avec des légionnaires. J’ai tué, le premier texte que Blaise Cendrars consacre à la guerre, est écrit alors que celle-ci n’est pas terminée, le 3 février 1918 :
« Je revendique alors l’honneur de toucher un couteau à cran. On en distribue une dizaine et quelques grosses bombes à la mélinite. Me voici l’eustache à la main. C’est à ça qu’aboutit toute cette immense machine de guerre. Des femmes se crèvent dans les usines. Un peuple d’ouvriers trime à outrance au fond des mines. Des savants, des inventeurs s’ingénient. La merveilleuse activité humaine est prise à tribut. La richesse d’un siècle de travail intensif. L’expérience de plusieurs civilisations. […] Des mains d’hommes et des mains de femmes ont fabriqué tout ce que je porte sur moi. Toutes les races, tous les climats, toutes les croyances y ont collaboré. Les plus anciennes traditions et les procédés les plus modernes. On a bouleversé les entrailles du globe et les mœurs ; on a exploité des régions encore vierges et appris un métier inexorable à des êtres inoffensifs. » Et Cendrars conclut cet essai, écrit à Nice le 3 février 1918, par ces mots : « Me voici les nerfs tendus, les muscles bandés, prêt à bondir dans la réalité. J’ai bravé la torpille, le canon, les mines, le feu, les gaz, les mitrailleuses, toute la machinerie anonyme, démoniaque, systématique, aveugle. Je vis braver l’homme. Mon semblable. Un signe. Œil pour œil, dent pour dent. A nous deux maintenant. A coup de poing, à coup de couteau. Sans merci. Je saute sur mon antagoniste. Je lui porte un coup terrible. La tête est presque décollée. J’ai tué le Boche. J’étais plus vif et plus rapide que lui. Plus direct. J’ai frappé le premier. J’ai le sens de la réalité, moi, poète. J’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut vivre ».

Cette expérience de la guerre devient, chez Cendrars, comme chez beaucoup d’autres, un fondement de conscience existentielle : « La guerre m’a profondément marqué. Ça, oui. La guerre c’est la misère du peuple. Depuis, j’en suis… Mille millions d’individus m’ont consacré toute leur activité d’un jour, leur force, leur talent, leur science, leur intelligence, leurs habitudes, leurs sentiments, leur cœur. Et voilà qu’aujourd’hui, j’ai le couteau à la main ».


La main coupée n’est publié par Cendrars qu’en 1946, après la mort de son fils aviateur, et à l’aide des réminiscences que font surgir en lui cette nouvelle et deuxième guerre mondiale. Il ne s’est en effet pas mêlé aux nombreux auteurs qui, à peine sortis des tranchées, ont évoqué leur guerre.

La guerre, – et la somme d’ennui qu’elle représente –, n’incite pas Cendrars à faire des vers, mais lui inspire plutôt le silence :
« - Vous devez avoir des poèmes plein vos poches.
- Pas un !
- Alors, pourquoi vous êtes-vous engagé ?
- En tout cas, pas pour tenir un porte-plume. »
La « main coupée » figure aussi l’impuissance du soldat, qui n’a qu’une vue partielle de la guerre et de la situation militaire, qui, de plus, n’est pas un héros :
« Je m’empresse de dire que la guerre ça n’est pas beau et que, surtout ce qu’on en voit quand on y est mêlé comme exécutant, un homme perdu dans le rang, un matricule parmi des millions d’autres, est par trop bête et ne semble obéir à aucun plan d’ensemble mais au hasard. La formule marche ou crève on peut ajouter cet autre axiome : va comme je te pousse ! Et c’est bien ça, on va, on pousse, on tombe, on crève, on se relève, on marche et l’on recommence. De tous les tableaux des batailles auxquelles j’ai assisté je n’ai rapporté qu’une image de pagaïe. Je me demande où les types vont chercher ça quand ils racontent qu’ils ont vécu des heures historiques ou sublimes. »

Français ou Allemand, le blessé n’est après tout qu’un pauvre type qui n’a pas eu de chance : « Merde, voilà que je devais maintenant trimbaler monsieur sur mon dos. Je le chargeai tant bien que mal. Et nous voici partis l'un portant l'autre, la monture ployée en deux, le blessé lourd comme un mort qui se laisse aller, un drôle d'équipage, ahanant sacrant, jurant, chutant, tombant sur les genoux, se prenant les pieds dans les taupinières, se relevant. Jamais je n'oublierai cette équipée avec ce Boche qui me pissait dans le cou un sang mal engagé. Je dus décharger mon blessé et me frayer une nouvelle voie à coups de cisaille, puis revenir sur mes pas, rechercher le pauvre type et repartir à la sauvette car j'avais fait beaucoup de bruit et je n'en revenais pas qu'avec toutes ces allées et venues, personne dans aucun camp ne nous eût encore remarqués. Enfin je le balançai dans notre trou d'obus. J'avais eu chaud. C'était un dur.  Durant tout le trajet, il n'avait pas poussé un gémissement. 
La blessure du ventre n'était pas belle, j'y mis un tampon. Puis je lui pansai l'épaule.
- Ne t'en fais pas, pauvre vieux, ça n'est rien. On sera bientôt rendus et tu fileras à l'hôpital, veinard. Je ne te fais pas mal, non ? Comment t'appelles-tu ?
Il s'appelait Schwanenlaut. J'ai oublié son prénom. Il était de Hambourg. Il travaillait dans une banque. Il avait fait un stage en Angleterre pour apprendre l'anglais. La suite de notre conversation eut lieu en anglais. (...) Le pansement était terminé. Nous installâmes notre homme sur la civière improvisée, prenant grand soin de soutenir sa jambe cassée, une fracture de la cuisse gauche, pour ne pas le faire souffrir inutilement ».

La Main coupée se rapproche du Céline du Voyage au bout de la nuit (1932) et du Hemingway de L'Adieu aux armes (1929), dépeignant l'hébétude des sans-grade promis à l'anéantissement. Mais, ici, les scènes sanglantes sont bien plus atroces, à ras des lignes de feu : dans les basses-fosses, la crasse, l'eau croupie, les rats, entre l'éclatement des obus et les rafales de mitrailleuse… Les corps se vident, éviscérés, explosent en plein ciel comme sucés par des goules. Les sursitaires défèquent en piétinant avant de se pousser à la queue leu leu — comme du bétail qu'on va équarrir — dans les couloirs de la mort... car « la mort est le premier personnage du livre » ... Et tous ces hommes couturés, mais chaleureux et aimant la vie, tous seront « tués, crevés, écrabouillés, anéantis, disloqués, oubliés, pulvérisés, réduits à zéro, et pour rien… ».

Pendant l'entre-deux-guerres, Cendrars ignore la condamnation de tout militarisme par les surréalistes, ne prend part à aucune des polémiques où s'agite l'intelligentsia — nationalisme versus internationalisme —, ne se sent guère concerné par le pacifisme d'un Romain Rolland ni des écrivains prolétariens regroupés autour de Barbusse. Il en a trop vu... Il ne tira ni gloriole ni prérogative de son statut de mutilé. N’adhère même pas à l'Association des écrivains combattants...

Après la guerre, Blaise Cendrars ne se considère pas comme un ancien combattant. Il ne s’engage pas non plus politiquement. Le pacifisme lui paraît une bonne blague. Il y a chez l’homme, répète-t-il, une volonté de violence, un instinct de mort que la guerre sollicite. Il inculpe la société parce qu’elle se sert de ce besoin de violence. Il est dans une position de dénonciation non idéologique.

A suivre…

Contrepoint à son propre bras arraché ? Cendras insère dans La main coupée ce texte hallucinant, que l’on pourrait qualifier de surréaliste si Cendrars ne s’était pas soigneusement tenu éloigné de ce mouvement :
« Tilloloy. C'était le bon coin. À part les obusiers qui tapaient sur Beuvraignes à midi, il ne s’y passait jamais rien. J'en ai gardé le souvenir d’une robinsonnade, la plupart d'entre nous ayant construit des huttes de feuillage et les autres dressé des tentes, les Boches se trouvant au diable vauvert, quelque part, au fond de la plaine, du côté de Roye. Par une belle matinée du mois de juin, nous étions assis dans l’herbe qui envahissait notre parapet et cachait nos barbelés et qu’il allait falloir faucher et faner, nous étions assis dans l'herbe haute, devisant paisiblement en attendant la soupe et comparant les mérites du nouveau cuistot à ceux de Garnéro que nous avions perdu à la crête de Vimy, quand, tout à coup, cet idiot de Faval bondit sur ses pieds, tendit le bras droit l’index pointé, détourna la tête la main gauche sur les yeux et se mit à pousser des cris lugubres comme un chien qui hurle à la mort: – Oh, oh, regardez !... Quelle horreur !... Oh, oh, oh !... Nous avions bondi et regardé avec stupeur, à trois pas de Faval, planté dans l'herbe comme une grande fleur épanouie, un lys rouge, un bras humain tout ruisselant de sang, un bras droit sectionné au-dessus du coude et dont la main encore vivante fouissait le sol des doigts comme pour y prendre racine et dont la tige sanglante se balançait doucement avant de tenir son équilibre. D’instinct nous levâmes la tête, inspectant le ciel pour y chercher un aéroplane. Nous ne comprenions pas. Le ciel était vide. D’où venait cette main coupée ? Il n’y avait pas eu un coup de canon de la matinée. Alors, nous secouâmes Faval. Les hommes devenaient fous.
– ...Parle, espèce d’idiot ! D'où vient cette main ? Qu’est-ce que tu as vu ?...
Mais Faval ne savait rien. –... Je l’ai vue tomber du ciel, bredouillait-il en sanglotant les mains sur les yeux et claquant des dents. Elle s’est posée sur nos barbelés et a sauté à terre comme un oiseau. J’ai d’abord cru que c’était un pigeon. J'ai peur. Quelle horreur !... Tombée du ciel ?
Il n’y avait pas eu un avion de la matinée, pas un coup de canon, pas une explosion proche ou lointaine. Le ciel était tendre. Le soleil, doux. L'herbe printanière, pleine d'abeilles et de papillons.
Il ne s’était rien passé.
Nous ne comprenions pas.
À qui était cette main, ce bras droit, ce sang qui coulait comme la sève ? – À la soupe ! cria le nouveau cuistot qui s’amenait hilare avec sa marmite fumante, ses boules emmanchées, ses gamelles, ses boîtes de conserve, son pinard.
– Ta gueule, salaud ! lui répondit-on. Et les hommes se dispersèrent et pour la première fois depuis que nous étions dans ce secteur où il ne se passait jamais rien, ils allèrent se tasser dans les abris, descendirent se mettre sous terre.
Il faisait beau.
Le plus beau jour de l’année.
Seul Faval sanglotait dans l’herbe chaude, secoué de spasmes.
Des mouches bleues vinrent se poser sur cette main.
Jamais nous n’eûmes la clé de l'énigme ».
Blaise Cendrars, La Main coupée (Denoël, 1946), « Le Lys rouge », réédition Gallimard, Folio, p. 408 à 410.


Bibliographie :
Blaise Cendrars, La main coupée (1946). Paris : Gallimard Folio, 2002.
Du monde entier : Poésies complètes 1912-1924. Préface de Paul Morand. Paris : Poésie Gallimard, 1967.
L’homme foudroyé (1945). Paris : Gallimard Folio, 2001.
La vie dangereuse (1938). Paris : Grasset Les Cahiers rouges, 1987.
Aujourd’hui 1917-1929, suivi de Essai et réflexions 1910-1916. Paris : Denoël, 1987.
Stéphane Mosès, L’Ange de l’histoire (1992). Edition revue et augmentée. Paris : Gallimard Folio Essais, 2006.

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