DEBUTS



121ème semaine

Du lundi 20 au dimanche 26 novembre 1916

LA FABRICATION D’UN GENERALISSIME

Joseph Joffre, une grande carrière avant la guerre (1/5)


En 1914, en face de Joffre, il y a d’abord Erich von Falkenhayn, qui cumule les postes de ministre de la guerre et de chef de l’Etat-Major de l’armée en campagne. Mais l’échec de sa grande offensive sur Verdun conduira à son éviction, et à son remplacement par Hindenburg, véritable icône aux yeux du peuple allemand et des troupes. Avec son adjoint Ludendorff, Hindenburg conduira l’Allemagne à une véritable dictature militaire, menant une guerre totale sur les fronts de l’Est et de l’Ouest.


En France, il s’est passé à peu près la même chose : le général Joffre a d’abord paru inamovible, malgré ses erreurs. Il n’a pas cru à une menace sur Verdun au début 1916, il a cru pouvoir gagner sur la Somme au cours de l’été de la même année. Vains combats qui ont fait tuer de part et d’autres des centaines de milliers de soldats, mais qui n’ont rien changé, ni dans les zones territoriales, ni dans l’équilibre des forces. Il sera donc remplacé par Foch début 1917, sans pour autant que l’on rassemble, comme en Allemagne, les pouvoirs politiques et militaires. 

Qui donc est cet homme, à qui la France, avec confiance, a remis la conduite de la guerre en son début ?

Joseph Joffre naît à Rivesaltes, le 12 janvier 1852. La famille est aisée, nombreuse et catalane : le père est tonnelier et sa mère gère le foyer. Élève brillant, il fait d'abord ses études secondaires au lycée François-Arago de Perpignan, puis en 1868 au lycée Charlemagne à Paris en classe préparatoire aux grandes écoles. Classé 14e sur 132 au concours d’entrée à l'École polytechnique de juillet 1869, il est le benjamin de sa promotion car il n'a que dix-sept ans.

Il suit l'instruction militaire depuis quelques mois quand la guerre franco-prussienne éclate durant l’été 1870. Il est aussitôt affecté au bastion 39, près de La Villette. Il est déçu par la médiocrité de la défense française. Joseph Joffre participe à la guerre comme sous-lieutenant dans l’artillerie. En mars 1871 seulement, il retrouve l'École polytechnique avec ses camarades. Durant la Semaine sanglante, Joffre se montre hostile à la Commune de Paris8.

En juillet 1871, il retrouve une nouvelle fois l'École. À sa sortie de Polytechnique, il choisit le génie militaire et est affecté au 2e régiment à Montpellier en novembre 1871. Promu lieutenant en 1872, il est détaché à l'École d'application de l'artillerie et du génie à Fontainebleau.

Joffre est affecté au 1er régiment à Versailles au cours du printemps 1874. Il participe à la reconstruction de l'enceinte fortifiée de Paris puis il dirige la construction du fort de Montlignon (Seine-et-Oise, 1874). Initié franc-maçon en 1875, il fait partie de la loge Alsace-Lorraine. Nommé capitaine, le jeune officier part pour Pontarlier travailler aux fortifications du Jura en 1876, puis dans les Pyrénées-Orientales de 1883 à 1884.

De retour à Paris, le capitaine Joffre reçoit sa mutation en Extrême-Orient, où la France cherche depuis plusieurs années à accroître son emprise économique et militaire. En janvier 1885, il embarque à Marseille et arrive sur l'île de Formose un mois et demi plus tard. Là-bas, il est nommé chef du génie sous les ordres de l'amiral Amédée Courbet. Chargé de fortifier la base de Chilung (organiser la communication, fortifier et loger), Joffre suit l'objectif de remporter la mainmise sur le Tonkin dans la guerre franco-chinoise.

Deux ans plus tôt, en avril 1883, l'Annam avait accordé un protectorat français sur le Tonkin contre l'avis de la Chine. Nommé chef du génie à Hanoï, Joseph Joffre organise les postes de défense du Tonkin septentrional en juillet 1885. Il tente d'améliorer les hôpitaux, d'ouvrir de nouvelles routes, des digues et des bureaux pour l'armée française. Son supérieur écrit : « Officier très intelligent et instruit. Capable, zélé, tout dévoué à son service. A déjà eu l'occasion de faire de grands travaux de fortification […]. Par son mérite, par sa manière de servir, cet officier est digne d'arriver aux grades élevés de l'armée du génie. »

Au mois de septembre suivant, la Chine abandonne toute prétention sur le Tonkin. Très satisfait de son subalterne, Courbet fait décorer l'officier du génie de la Légion d'honneur le 7 septembre. En janvier 1887, le capitaine Joffre obtient sa première citation pour sa participation, au sein de la colonne Brissaud, aux opérations contre la position retranchée de Ba Dinh. Il y dirige les travaux de sape contre la citadelle assiégée et joue un rôle dans la victoire : il est cité à l'ordre de la division du Tonkin (mars 1887). En janvier 1888, il quitte le Tonkin pour faire le tour du monde (Chine, Japon et États-Unis).

De retour en France en octobre 1888, il est attaché au cabinet du directeur du génie et promu au grade de commandant l'année suivante. Chef de bataillon, il est affecté au 5e régiment du génie à Versailles où il se spécialise dans la logistique ferroviaire. En 1891, on le retrouve chargé de cours à l'École d'application de l'artillerie et du génie à Fontainebleau. En octobre 1892, le commandant Joffre est envoyé en Afrique dans la région du Soudan français (aujourd'hui le Mali) réclamé par le colonel Louis Archinard. Là, son objectif est de diriger la construction d'une ligne de chemin de fer entre Kayes, la capitale de la région depuis 1892, et Bamako.

En décembre 1893, Louis Albert Grodet succède au général Archinard comme gouverneur du Soudan français. Paris lui demande d'étendre la conquête française, mais de manière pacifique à la différence de son prédécesseur. En déplacement à Tombouctou avec son secrétaire le lieutenant Boiteux en janvier 1894, Grodet est irrité par les officiers français. Prétextant un danger réel et malgré le refus du gouverneur, le lieutenant-colonel Bonnier envoie deux colonnes de troupes, terrestre et navale, pour les protéger. La colonne terrestre est confiée au commandant Joffre alors mêlé à « la campagne de 1894 ». Bonnier ayant péri au cours d'une bataille contre les Touaregs, ce sont les hommes de Joffre qui prennent avec succès Tombouctou le 12 février.

Joffre avant 1914
Après la prise et la pacification de Tombouctou, Joffre est promu commandant supérieur de Kayes-Tombouctou avec le grade de lieutenant-colonel en mars 1894. À son départ, la région semble pacifiée. En mars 1895, il est affecté à l'état-major du génie et devient secrétaire de la commission d'examen des inventions pour l'Armée. Nommé colonel deux ans plus tard, il participe sous les ordres du général Joseph Gallieni, gouverneur général de Madagascar, à la campagne de colonisation de l'île lancée depuis les années 1895 et 1896. Joffre est alors chargé de la fortification du port de Diego-Suarez pour lutter contre la poche de résistance malgache qui irrite beaucoup Gallieni. À cause d'intrigues politiques, il est contraint de repartir en métropole en janvier 1901. Entre-temps, il est promu général de brigade et rappelé par Gallieni. Joffre est de retour à Madagascar pour achever sa mission en avril 1902. Son travail exécuté, il retourne en France au cours du printemps 1903 ; il est fait commandeur de la Légion d'honneur.

Après un bref passage comme commandant de la 19e brigade de cavalerie à Vincennes, il est nommé directeur du génie au ministère de la Guerre en janvier 1904. En 1905, il obtient sa troisième étoile de général de division et devient en 1906 le nouveau chef de la 6e division d'infanterie à Paris, puis il est nommé inspecteur permanent des écoles militaires en janvier 19078. En mai 1908, le divisionnaire prend en charge le commandement d'un corps d'armée : le 2e corps d'armée à Amiens. Le général Joffre devient membre du Conseil supérieur de Guerre en mars 1910. Il prend une part active dans l'élaboration des plans de stratégie militaire contre l'Allemagne.

Le 19 juillet 1911, le général Victor-Constant Michel, chef d'État-Major et président du Conseil supérieur de guerre, présente son plan XVI. Celui-ci propose une attente défensive et un élargissement du front jusqu'à la Belgique en mobilisant tous les réservistes. Il est rejeté à l'unanimité par les membres du Conseil. Le 28 juillet, qualifié d'« incapable » par le ministre de la Guerre Adolphe Messimy, il est destitué de ses fonctions en Conseil des ministres.

Messimy réforme le haut commandement militaire français. Les fonctions de chef d'État-Major général et de généralissime ne font plus qu'une. Dans un premier temps, le général Gallieni, 62 ans, est consulté pour prendre la tête de l'Armée ; mais il refuse en faisant état de la limite d'âge (64 ans) et de sa santé fragile. Deux autres généraux sont proposés : Paul Pau et Joseph Joffre. Le général Pau refuse pour deux raisons : son âge également de 62 ans et le fait que le gouvernement aura son mot à dire sur la nomination de ses officiers généraux. Par défaut, c'est Joffre qui est nommé le 28 juillet 1911.

Grandes manoeuvres de 1911
À 59 ans, il est un des plus jeunes généraux de l'époque, également un des rares officiers de haut rang à avoir une expérience internationale (Formose en 1885, Japon en 1888) et enfin il a été un des brillants artisans de l'enracinement de la France dans tous les territoires d'outre-mer (Tonkin, Soudan français, Madagascar). Le 2 août 1911, le généralissime exige la nomination du remuant général Édouard de Castelnau pour le seconder à la tête de l'État-Major.

En août 1911, éclate le coup d'Agadir : il y a danger de guerre. Le président du Conseil Joseph Caillaux se renseigne auprès de Joffre : « Général, on dit que Napoléon ne livrait bataille que lorsqu'il pensait avoir au moins 70 % de chances de succès. Avons-nous 70 % de chances de victoire si la situation nous accule à la guerre ?
- Non, je ne considère pas que nous les ayons, répond Joffre.
- C'est bien, alors nous négocierons… décide Caillaux »

Grandes manoeuvres de 1912
Conscient que le conflit est proche et de dimension mondiale, Joffre réorganise l'Armée. Il obtient des financements importants, met en place les aspects logistiques, les infrastructures indispensables et enfin il mise sur de nouvelles unités : l'artillerie lourde et l'aviation. En dernier lieu, le généralissime consolide durant l’année 1913 les rapports avec la Russie et l'Angleterre, avec qui la France s'est engagée militairement au sein de la Triple-Entente depuis août 1907.

Au cours de l’été 1914, l'Armée française achève de combler une partie de son handicap face au puissant voisin grâce à l'organisation du généralissime Joffre. Le 11 juillet, le généralissime est fait grand-croix de la Légion d'honneur.

Au fil des mois, le rapprochement des Français et des Britanniques se précise. On décide du volume de soldats britanniques disponibles, qui seraient prêts à intervenir en cas de conflit et à quel moment : « Nous souhaiterions savoir si les relations établies entre états-majors sont la conséquence d'un traité ou d'un accord verbal entre les deux gouvernements, ou s'ils résultent d'un consentement tacite entre ceux-ci. En outre, peut-on admettre que, selon toutes probabilités, l'Angleterre serait à nos côtés dans un conflit contre l'Allemagne ? »

Le chef d'État-Major exige que l'Armée soit profondément réformée (la doctrine militaire, les règlements, le matériel, le haut commandement et la mobilisation), alors qu'elle est divisée par l'affaire des fiches et les influences politiques. D'ailleurs, le 19 juillet 1913 une loi instituant le service militaire à trois ans est votée. Le nouveau haut commandement élabore divers plans d'offensive dont le fameux plan XVII. Ce dernier est l'œuvre d'un des stratèges de l'État-Major qui donne des conférences au centre des hautes études militaires, le colonel Louis Grandmaison pour qui — comme pour beaucoup d'officiers français — l'objectif primordial est la récupération de l'Alsace-Lorraine perdue en 1871. Joffre fait également établir des thèmes de travail et des règlements qu'on expérimente lors des manœuvres sur le terrain.

Le 21 février 1912 a lieu une réunion secrète au Quai d'Orsay à Paris, à laquelle le général Joffre est présent : l'objectif est la mise en commun des différentes mesures des États-Majors russes, britanniques et français. Rapidement la question de la neutralité belge arrive dans les débats. En janvier 1912 à ce sujet, le président du Conseil Raymond Poincaré conseille à Joffre de se montrer prudent afin de ménager l'opinion anglaise : « En tout état de cause, il faudrait assurer qu'un plan de pénétration française en Belgique ne déterminerait pas le gouvernement britannique à nous retirer son concours. »

Joffre prévoit dans son plan XVII une pénétration préventive en Belgique mais le gouvernement l'en dissuade. En effet, en novembre 1912, la Belgique est toujours neutre en vertu des traités de 1831 et 1839. Ceux-ci lui font un devoir de se défendre contre toute intrusion militaire et d'appeler immédiatement ses garants qui sont la France, l'Angleterre et l'Allemagne. Dans le cas d'une initiative militaire française, la Belgique se trouverait ipso facto obligée d'appeler l'Angleterre à son secours, mais aussi l'Allemagne. Donc si la France violait la première la neutralité belge, il en résulterait un embarras diplomatique avec l'Angleterre et cela donnerait un avantage numérique consolidé à la Triplice.

Le plan XVII esquisse une stratégie : la victoire dépend de la supériorité des forces morales. Il s'agit pour la plupart des généraux de reprendre les provinces perdues uniquement grâce à l'esprit combatif et à la volonté des soldats seulement armés de fusils à baïonnette accompagnés du canon de 75 : la guerre à outrance. Stratégiquement, pour Joffre la clé de la victoire c'est de « rompre le front adverse pour déboucher sur les vastes espaces où la « vraie » guerre pourrait avoir lieu ». Pourtant certains se montrent plutôt hostiles à la proposition du généralissime : c'est le cas du capitaine Bellanger, du général Estienne, du général Lanrezac et du colonel Pétain.

Ces derniers préconisent plutôt la puissance matérielle de l'artillerie, la manœuvre et l'initiative. D'autant que l'État-Major général sous-estime la puissance militaire allemande. Helmuth von Moltke dirige une armée rapide, facilement manœuvrable et surtout une double stratégie à la fois offensive et défensive (mitrailleuses). Joffre est à la base un officier du génie qui n'a pas reçu les enseignements de l'École de guerre. Il n'a qu'une maigre expérience de la direction d'une armée et il fait confiance aveuglément au plan XVII en minimisant le rôle de l'artillerie lourde.

Depuis 1904, l'État-Major français est en possession du plan Schlieffen fourni par un officier allemand félon, qui prévoit la prise de Paris et la défaite française en quarante-et-un jours. Le général Joffre, qui dirige les opérations sur le terrain, est persuadé que les Allemands ne vont pas utiliser toutes leurs réserves — comme le prétendait le général Michel — et qu'ils ne pourront pas à la fois mener une grande offensive en Belgique, comme leur plan le prévoit, et repousser les assauts du plan XVII en Lorraine. Ce que le généralissime n'a pas prévu, c'est qu'en Lorraine l'ennemi a rassemblé des forces importantes et qu'il a la supériorité du feu (mitrailleuses et artillerie lourde). La plupart des officiers français, eux, ne veulent pas entendre parler de ces armes modernes ; ils les jugent superflues… Excepté le canon de 75, l'artillerie française est très inférieure à l'allemande. Début 1914, l'artillerie lourde française est constituée de 280 pièces pour 848 à l'artillerie allemande.

Le 29 juillet 1914, le Royaume-Uni demande à la France et à l'Allemagne si elles s'engagent à respecter la neutralité belge en cas de guerre : la France accepte. Le lendemain, Joffre obtient l'autorisation du ministre de la Guerre de replier les troupes de couverture à dix kilomètres de la frontière afin d'éviter toute provocation. Grâce à cette tactique, si les armées allemandes veulent entrer au contact des armées françaises, elles devront franchir la frontière, assumant le rôle d'agresseur. La France pourra alors stigmatiser l'Allemagne et s'assurer la faveur de l'opinion anglaise et l'aide militaire future de la Grande-Bretagne. Ceci d'autant plus que celle-ci est tenue, par son engagement de garante de la neutralité belge, d'intervenir contre l'Allemagne qui a elle-même garanti la neutralité belge. En attendant, la Grande-Bretagne reste réservée, attendant l'initiative allemande.

A suivre…

Merci Wikipédia !