ARGOT 8/10

137ème semaine

L’Argot des Poilus
Dictionnaire humoristique et philologique
du langage des soldats de la grande guerre de 1914

François Déchelette
Poilu de 2° classe, Licencié ès lettres


Quart, m. Gobelet contenant un quart de litre. Il y a des quarts avantageux qui font plus que le quart et qui permettent à leurs propriétaires de bénéficier parfois d'un petit supplément, ou dans tous les cas de grogner contre le cuistot qui « ne lui donne pas son compte ». Le quart réglementaire est en fer-blanc, mais il y en a aussi en aluminium, soit de la forme évasée ordinaire, soit plats, à la mode anglaise. L'usage successif du vin et du café dans un quart qu'on ne lave jamais, lui donne une patine dorée, d'un bel aspect. Le quart est avec le bidon le meilleur ami du soldat, celui qui vous a soulagé pendant l'attaque et qu'on emmène en permission. C'est comme l'étendard de Jeanne d'Arc : puisqu'il a été à la peine, il doit être à l'honneur. Ce qu'est le quart pour le soldat, seul un soldat poète peut le dire : aussi cédons-nous la parole à un poète de la tranchée, J. Noël, qui a su à merveille comprendre et traduire l'âme des choses familières :

LE QUART
Salut ! vieux compagnon des soirs d'insouciance,
Des soirs un peu trop frais, qui font tout oublier.
Tu souris complaisant sans te faire prier,
Redonnant à chacun courage et confiance.
Je t’ai connu tout neuf et des rayons splendides
Semblaient t’environner quand brillait le soleil.
Tu es sombre à présent, presque noir, et pareil
Au mélange effarant des différents liquides.
Car tu fus tour à tour, au cours de la campagne,
L'humble verre d'eau claire ou de vin violet,
Ma tasse de café, mon joli bol de lait,
La coupe où pétillait la mousse du Champagne.
Lancé par une mine, un gros éclat de pierre,
Un jour, tout près de moi, faillit bien t’écraser.
Pourtant tu me donnas le suprême baiser
Avant d'exécuter la charge meurtrière.
Aussi je te promets une place choisie,
Si nous en revenons au jour victorieux ;
Tu vivras doucement, respecté, pauvre vieux.
Dans l’éclair des cristaux et de l’argenterie.
J. NOEL
(Les Auteurs de la tranchée. La Renaissance du Livre.)
Quedalle. Rien : j’y comprends quedalle, j'y vois quedalle : je n'y comprends rien, je n'y vois rien. Mot bien fait pour rebuter le ciblot présomptueux qui, croyant qu'on parle le langage poilu sans l'avoir étudié, veut se passer de dictionnaire.
- Vous êtes orfèvre, monsieur Josse, direz-vous ! - Oui, un peu ; je suis un vieil orfèvre qui occupe ses loisirs à fixer les accents d'une langue éphémère, tel le missionnaire qui recueille en un lexique l'idiome d'une race polynésienne près de disparaître.
Quenaupe, f. Pipe
Queue de rat, f. Grenade boche terminée par une tige de 40 centimètres environ, d'où le surnom donné par les poilus. Cette tringle sert à lancer la grenade avec un fusil à une distance de 350 à 400 mètres. La queue de rat peut aussi se lancer à la main.

Rab. m. Diminutif de Rabiot. Aussi usité que rabiot. Le rab de rab est ce qui reste du reste. Le cuistot qui distribue le jus par exemple le distribue en deux ou trois fois pour être sûr d'en avoir assez pour tout le monde ; à la deuxième tournée, c'est du rab, à la troisième tournée, c'est du rab de rab.
Rabiot, m. 1° Ce qui est de reste, d’une distribution de vivres, d'effets, d'argent, de tabac. Y’a du rabiot de jus, il y a du café de reste. Nib de rabiot ou de rab, il n'y a pas de reste. As-tu un bricheton de rabiot ? As-tu du pain de reste? J'en ai en rabiot. Le rabiot est une aubaine, mais il est rare, surtout s'il s'agit de pinard ou de gnôle : il n'y a de rabiot que des choses qu'on dédaigne, comme les riz (riz est pluriel en poilu). Le rabiot représente pour le poilu le superflu (qui est si nécessaire au pays poilu.
2° Détournement. Faire du rabiot, détourner une partie de ce qu'on doit distribuer.
3° Temps que les punis de prison doivent faire en plus du temps normal, après le départ de leurs camarades de classe. Faire du rabiot, rester au service après les autres par suite de punitions de prison. Dans le premier sens, on emploie beaucoup le diminutif Rab. Rabiot existait dans l'argot militaire avant la guerre.
Rabioter. 1° Sens neutre. Prélever en fraude une part sur une distribution de vivres, d'effets, d'argent, détourner. Il est bon cuistot, mais il rabiote trop sur le pinard et le jus. 2° Sens actif. Trouver, découvrir quelque chose; prendre quelque chose qui est de reste, ou qui simplement le paraît. Rabioter un litre de pinard, une veste, un couteau. En principe, tout ce qui n'a pas de maître bien apparent ! Pour le poilu bon à rabioter. Rabelais dit que « Panurge avait soixante et trois manières de trouver toujours de l’argent à son besoin, dont la plus honorable et la plus commune était par façon de larcin furtivement fait. » Le poilu, cependant fertile en ruses, tel Ulysse, n'a pas tant de manières de se procurer ce dont il a besoin et les deux plus usitées sont ou de le toucher (voir ce mot) ou de le rabioter, mais elles suffisent à tout. Je ne veux pas dire que le deuxième moyen ait quelque rapport avec les soixante et trois de Panurge ; loin de là. Le rabiotage est une application du célèbre système D. Grâce au rabiotage, rien ne se perd, ou plutôt tout se retrouve; le poilu rabiote tout ce qu'il trouve et c'est pourquoi il n'existe pas de bureau des objets trouvés au pays poilu. Un proverbe ne dit-il pas : Ce qui tombe dans le fossé est pour le guerrier.
Râler. Syn. : rouscailler, rousser, rouspéter. Réclamer, grogner, protester vivement. Le soldat français est volontiers rouspéteur, on dit aussi râleur, rouscailleur ; on dit encore: y a de la rouspétance, ou de la rousse, c'est-à-dire : Il y a des réclamations, des protestations. C'est la tradition napoléonienne qui veut ça : jadis les grognards grognaient ; maintenant, les poilus râlent, rouscaillent, mais ils se battent aussi bien que les grognards. Il y a même un certain rapport entre la rouspétance et la valeur militaire : ceux qui rouscaillent le plus, et qu'on appelle forts cailloux, sont souvent les plus hardis poilus. J'ai connu un rouscailleur, qui rouscaillait dès qu'il fallait creuser la terre; il préférait aller, pendant ce temps, en patrouille vers les tranchées boches.
Raquette, f. Grenade à main appelée aussi calendrier. Voir ce mot.
Récupéré, m. Un récupéré, c'est un soldat réformé en temps de paix et repris pendant la guerre dans l'armée.
Relève, f. 1° Action de remplacer une troupe fatiguée par une troupe fraîche. La relève est parfois troublée par l'ennemi et l'on court plus de risques pendant cette opération que dans la tranchée. 

La relève, par Auguste Brouet
2° Les troupes fraîches qui font la relève. Enfin, voilà la relève qui arrive. La relève est un des aspects tragiques de la guerre qui a souvent inspiré les poètes et les dessinateurs des tranchées. Il est aussi émouvant de voir ceux qui montent aux tranchées que ceux qui en descendent, selon les deux termes consacrés. Ceux qui vont en première ligne ont la figure grave, en pensant à la rude tâche qui les attend et l’incertitude du retour. Sur le visage de ceux qui vont au repos, on lit le bonheur de revenir encore une fois dans des régions plus hospitalières et la trace des fatigues endurées, des dangers courus. La relève sculpte ainsi dans les traits les sentiments profonds que l'on n'a le loisir d'éprouver ni à la tranchée, ni au cantonnement ; c'est le moment où le poilu fait son examen de conscience. M. Marc Leclerc a peint la relève en des vers, où s'allient de brillantes qualités de poète et d'observateur réaliste. En voici deux strophes, dans lesquelles on appréciera la saveur de terroir de la langue angevine, mêlée au langage poilu :
« V là qu'on part! »... Et chacun sait
Dans la pluie, dans la bouillasse...
C'est point gai, de marcher la nuit :
On a dl’eau plein les godasses,
On bute dans tous les cailloux.
On s'accroch' dans tout' les branches;
Le casque vous chavir' dans l’cou,
Le ceinturon vous coup' les hanches,
Le sac est d’pus en pus lourd...
On aurait envie d'fair' grève.
Mais y a pas : faut, avant le jour. Faire la Relève.
Nous voilà quand même rendus.
Et on nous reçoit, on peut l’dire.
Comme des gens ben attendus :
« Ben, c'est pas trop tôt qu'on s' tire ! »
Que dis'nt les guetteurs aux créneaux;
On r' lèv' vit' les post' d écoute
« A la r’voyure tas de fourneaux ! »
Qu’a dit la « Cinq » qui s' met en route...
...Et maintenant c'est à notre tour
D'espérer qu’not' temps s'achève
En guettant le Boche,
Jusqu’au Jour de la Relève !
(Les souvenirs de tranchées d'un poilu. La Relève, par Marc Leclerc).
Repos, m. Ce mot a l'air d'un honnête mot français qui aurait dû rester ignoré pendant la guerre et qui ne nécessite pas d'explications. Erreur. Lorsqu'au début de la guerre, il semblait qu'on ne devait songer qu'à se battre, dans l'espoir dune guerre courte, et ne s'inquiéter ni de la faim ni de la fatigue, le repos était l'espérance et le désir souvent déçus de ceux qui prirent part à ces gigantesques mêlées ; et l'on devine que ce mot avait alors une saveur toute spéciale : c'était le retour à l'arrière, loin du cauchemar quotidien, à des conditions plus normales d'existence. Puis, pendant la guerre de tranchées qui suivit, il fallut bien organiser le repos des unités en vue d'une guerre longue. Les régiments, les divisions, par les relèves, se succédaient en première ligne et allaient à tour de rôle à l'arrière pour aller au repos, voire même au grand repos. Ce repos était souvent bien relatif et consistait souvent en marches d'entraînement ou en exercices du temps de paix, qui faisaient parfois regretter les premières lignes aux poilus. Repos, pour les poilus, voulait alors dire travail. Mais un chef vint qui rendit à ce mot son sens français : « Cessation de travail » et les poilus reconnaissants donnèrent à ce vrai repos le nom de son inventeur et l'appelèrent le repos à la Pétain. Telle est la simple histoire des variations d'un mot français pendant la guerre.


Réseau, m. Réseau de fils de fer barbelés ou non qui protègent les tranchées en avant. On connaît l'emploi des réseaux barbelés ; on connaît moins les réseaux Brun qui sont un enchevêtrement de fils où l'on se prend comme un lapin au collet.
Les réseaux sont une garantie contre les surprises, car il est difficile aux ennemis de traverser la nuit les réseaux sans faire de bruit et sans donner ainsi l'alerte aux sentinelles.
Ribouis, m. Souliers.
Rif. 1° Feu. Donne-moi du rif, file-moi du rif, donne-moi du feu. 2° Feu, au figuré, dans le sens de zone de combat. On va remettre ça au rif, on va retourner au feu. Ça, c'est la carcasse du poilu qu'on remet au feu comme une marmite sur un fourneau. On dit aussi par abréviation remettre ça.
Riz-pain-sel, m. Soldat ou officier du service de l'intendance. C'est un riz-pain-sel.
Rocade, f. Route ou chemin de fer parallèle au front. On appelle rocade dans le Midi les routes taillées dans le rocher qui épousent les contours de la côte, le long de la mer ; d'où le nom de rocade appliqué aux routes qui suivent les sinuosités du front, cette mer aux tempêtes artificielles. De même que les vagues déferlent sur les rocades côtières, de même les obus arrosent parfois les rocades du front. Ce sont souvent d'anciennes routes délaissées qui sont promues par les hasards de la guerre à la dignité de rocade. La rocade est toujours encombrée de convois et défoncée dès qu'il pleut.
Rondin, m. Tronc d’arbre ébranché qui sert à confectionner les abris de tranchées ou de batterie. Le rondin est un instrument de supplice de la Passion de Notre Frère le poilu, car avant que le rondin ne vienne abriter le poilu contre les marmites, il a dû être porté à dos d’hommes jusqu'à la tranchée. Ecoutez l'émouvante Prière pour ceux qui portent des rondins du grand poète, Louis Mercier :
Seigneur, pitié pour ceux qui portent des rondins
Au long de la tranchée étroite et tortueuse !
C'est la nuit; il fait noir, et les pieds incertains
Clapotent lourdement dans la terre boueuse.
Ils vont, le dos meurtri par un joug plus pesant
Que n'est le joug des bœufs liés à la charrue;
Ils titubent dans l'ombre et heurtent en passant
Le pare-éclats épais dont leur route s'obstrue.
Lourds, somnolents, muets, ils ne songent à rien,
Sauf que la dure tâche est loin d'être achevée.
Et qu'une fois au bout, quelque part, on revient
Sur ses pas, et qu'il faut poursuivre la corvée.
Ils s'arrêtent parfois et posent leur fardeau;
Le fusil des veilleurs, de loin en loin, crépite;
Une balle voltige au-dessus d'un créneau,
Une fusée éclate et monte, et s'éteint vite !
Ils ont repris déjà leur chemin douloureux...
Par le fardeau qui tint votre face penchée,
Au nom de votre croix, Jésus, pitié pour ceux
Qui portent des rondins, la nuit, dans les tranchées.
Poèmes de la Tranchée. (Lyon, H. Lardanchet).
Rosalie, f. C'est la compagne de tous les instants pour le poilu ; le jour, la nuit, au combat, au repos, Rosalie est toujours à son côté ou à portée de sa main ; elle est bonne à tout faire, aussi bien les travaux domestiques que les héroïques Mais cela ne vous dit pas ce qu'est Rosalie, et je crains bien qu'il ne se trouve quelques lectrices jalouses pour penser : « Quel scandale ! nos maris ne nous avaient pas dit qu'ils avaient une Rosalie, bonne à tout faire dans leur tranchée ! » Calmez-vous, mesdames, Rosalie n'a de féminin que le nom, car c'est tout simplement la baïonnette. La baïonnette est évidemment une arme, mais c'est aussi un instrument merveilleux qui sert à tout : ouvrir les boites de singe, confectionner une passoire, déboucher une bouteille, enfoncer un clou avec la poignée, mettre une volaille à la broche, percer les courroies; si l'on pique la pointe dans le plafond d'arbres de la cagnat et si l'on pose une calebombe — je veux dire une bougie — sur l'anneau de la poignée, on obtient un lustre de tranchée, qui a éclairé maintes parties de manille à la barbe des Boches. Mais le véritable emploi de la baïonnette est de « zigouiller » les Boches. Tel est le prestige traditionnel de l'arme blanche que les pékins demandent toujours curieusement aux poilus s'ils sont allés à la fourchette et quelles sont leurs impressions à ce sujet. Le poilu qui « va à la baïonnette » n'a pas le temps de réfléchir, ni l'envie de s'attendrir, car il faut tuer pour ne pas être tué soi-même. Mais quand il cherche dans sa mémoire, il vous dira que « ça entre très bien », trop bien même, car la chute du corps que l'on a « piqué » vous arrache le fusil des mains, si on ne le retire pas vigoureusement en arrière, ainsi que le prescrit la théorie. Il faut avoir la main légère, pour éviter de rester désarmé ou de tordre la baïonnette : ce sont les ficelles du métier. Rosalie a une concurrente dans le combat corps à corps : la grenade à mains sous toutes ses formes ; c'est l’arme moderne qui permet de tuer proprement, scientifiquement. Rosalie a un inconvénient dans les marches d'approche : elle est bruyante. Le cliquetis de la lame dans le fourreau s'entend de très loin ; aussi les chefs recommandent-ils souvent de mettre le fourreau dans le pan de la capote ou de le tenir à la main pour ne pas donner l'éveil à l'ennemi. Le poilu ingénieux pare à ce désagrément soit en coinçant la baïonnette dans le fourreau avec une paille, un papier, soit en recourbant légèrement l’extrémité du fourreau; encore une ficelle du métier. Syn. : Aiguille à tricoter, fourchette.
Roustir. Priver de sa part. Je suis rousti, je n'ai pas ma part. Roustir est un vieux mot de jargon qui veut dire escroquer
Royal cambouis, m. Train des équipages. Le mot royal rappelle pompeusement les dénominations des régiments sous l’ancien régime et le mot cambouis fait allusion, par moquerie, au graissage des roues qui est l'occupation ordinaire des royaux.
Royaux. Soldats du train des équipages, qu'on appelle aussi le royal cambouis, d'où le surnom de royaux. A noter que royaux est invariable au singulier et au pluriel ; on dit un royaux. Les convois forment un assemblage hétéroclite de véhicules réquisitionnés qui gardent encore souvent les inscriptions de l'époque d'avant la guerre. A côté des inscriptions réglementaires, par exemple : C V. A. D. 2/6. Graissé le ..., on lit encore : Fruits, légumes et fromages. Durand à Quimper. Ces voitures sont comme les vieux G. V. C. qui, au commencement de la guerre, montaient la garde avec un képi et une veste civile : elles font ce qu'elles peuvent pour paraître militaires, mais n'y parviennent pas. Ce n'est pas un défaut, car le poilu qui, en passant, lit sur une voiture un nom de sa région, se sent tout ému à la pensée de la petite patrie lointaine; il cherche curieusement sur les sièges une figure de connaissance parmi les royaux et des phrases brèves s'échangent : — Tu es de Quimper ? — Oui. — Moi, je suis de Lorient. Et le poilu, content d'avoir rencontré un pays, oublie le poids de son sac pendant un quart d'heure. Mais au fond, le fantassin nourrit pour les royaux une secrète envie ; et cependant ; ce n'est guère le filon, de faire 50 kilomètres par jour au pas, au froid, à la pluie, au soleil. Les carrioles marchent avec une roue éternellement dans le fossé, car le milieu de la route est impérieusement réclamé par la limousine du général ou par le lourd camion automobile. Je vous assure que les royaux — ces prolétaires de la route — auront bien enduré toutes les misères de la guerre, dans leur ingrate tâche. Syn. : Tringlot.

A suivre…