ARGOT 7/10

136ème semaine

L’Argot des Poilus
Dictionnaire humoristique et philologique
du langage des soldats de la grande guerre de 1914

François Déchelette
Poilu de 2° classe, Licencié ès lettres



 Officemar, m. Officier, On emploie plutôt le diminutif : Off.
Os. Tomber sur un os, être désagréablement surpris, trouver une résistance inattendue. En argot d'escarpes, un os de mouton est un coup de poing américain.
Avoir de l’os, avoir de l'argent.
Ours, m. 1° Vieux cheval ; 2° Mandat-poste ; 3° Prison ; 4° Individu de mauvais caractère. Envoyer à l'ours, envoyer promener.


Pajot, m. Lit. Terme peu usité dans les tranchées, vu la rareté du meuble ; il faut aller jusque dans les ambulances ou les hôpitaux pour trouver un confort aussi inusité. Un poilu qui ne s'est pas déshabillé pour se coucher depuis des mois considère déjà avec quelque curiosité un sac à viande et une paillasse posée sur un sommier de bois ; mais s'il se trouve devant un pajot avec des draps bien blancs, son étonnement n'a plus de bornes ; on dirait un sauvage devant un téléphone : il a envie de se coucher par terre pour ne pas salir les draps. Syn. : Pucier, Plumard.
Palace. Epatant, beau, joli. Ces trois mots signifient : épatant : puisque épatant a maintenant droit de cité dans le français, il a bien fallu trouver pour l'argot d’autres mots admiratifs. On dit : Ça, c'est palace ou ridère ou bath ; nous allons être palaces. Sans que ceux qui l'emploient s'en doutent, palace a son origine dans le mot anglais palace qui évoque le summum du confort et du luxe. Mais la guerre rend peu exigeant sur ce chapitre ; de la paille et un toit suffisent pour faire dire aux poilus : « Nous allons être palaces. » La plus humble maison est évidemment un palace pour ceux qui ont passé des nuits et des nuits à dormir à la belle étoile sur la terre.
Mais que les ciblots ne s'apitoyent pas, car les poilus seraient fort étonnés d'être plaints au moment où ils se trouvent palaces. Et même, ils craignent, quand ils rentreront chez eux, de ne plus pouvoir dormir dans un lit et d'être obligés d'aller se creuser une cagnat dans leur jardin. Hum... Enfin on verra...
Panard, m. Pied. J'ai les panards en malines, j'ai les pieds fatigués, en dentelle (de Malines). Syn. : Pinceau.
Peau de toutou. Le faire à la peau de toutou, vouloir en faire accroire, raconter des histoires invraisemblables. Des boniments à la peau de toutou, histoires invraisemblables, blagues par lesquelles on essaye de duper quelqu'un ou de lui en faire accroire. On dit aussi des boniments à la graisse de chevaux de bois, à la graisse d'oie ou d'hérisson, à la noix.
Pépère, 1° Adj. Confortable, tranquille, bien à l'aise, bon. Le poilu qui s'installe dans une bonne cagnat dit : On est pépère ; ou devant un bon rata : Ça, c'est pépère. Le superlatif de pépère est maous-pépère, très bon, très bien. 2° Subst. Pour les jeunes, les territoriaux sont les pépères, c'est-à-dire les petits pères.
Perco, m. 1° Aérost. Tout ballon, captif, dirigeable ou saucisse. Vient de percolateur, ustensile à faire le caté, auquel ou compare le ballon. Mot usité longtemps avant la guerre : 2° Au figuré, tuyau, potin. Perco en ce sens est dérivé du sens de ballon, mais il se rattache aussi directement au percolateur, car c'est surtout autour de cet ustensile que se racontent les nouvelles : les cuistots sont de grands fabricants de percos, d'histoire à la graisse d'oie : ce sont eux qui racontent que, dans l'âne du village, blessé d'un éclat d'obus, on a taillé un rôti pour la table des officiers, que le régiment va au repos, ou qu'un gars de la 6 a fait prisonniers 20 Boches. D'une phrase entendue de travers, on conclut que les alliés ont remporté une grande victoire, ou que la paix est pour la semaine prochaine et voilà un perco mis en circulation dans la tranchée. M. Maurice Donnay, l'académicien qui connaît le mieux le poilu, dit avec une subtile pénétration: « Il y a une grande différence entre le potin et le perco. Le potin de la tranchée ne diffère pas beaucoup, dans son essence, du potin de l'arrière, du village ou de la grande ville... Mais le perco est à la fois sans consistance et grave ; il n'a pas de pieds, mais il a des ailes. D'où vient-il ? D'une parole tombée de haut et mal entendue et surtout mal interprétée ; deux négations très lointaines mais rapprochées brusquement en affirmation peuvent créer un perco. Il peut être inventé de toutes pièces par un malin, qui à cette demande : «As-tu un perco? » ne veut pas perdre son prestige, être pris sans vert. »
Perlot, m. Tabac. Le perlot est une espèce particulière de tabac composé de troncs d'arbres et de feuilles de tabac ; le poilu appelle fin le tabac qui ne contient pas de troncs d'arbres. Le tabac est indispensable au poilu. Comme dit Sganarelle dans le Don Juan de Molière : « Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie, il n'est rien d'égal au tabac : c'est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac, n'est pas digne de vivre. Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l'on apprend avec lui à devenir honnête homme ». Ainsi, chaque pipe de perlot « instruit les âmes à la vertu » : la pipe, la quenaupe, comme disent les poilus, est donc un grand instrument de perfectionnement moral et ce sera l'éternel honneur du peuple poilu d'en avoir héroïquement généralisé l'emploi. Au XVIII° siècle, on s'occupait, avant de charger, « d'assurer les chapeaux et les rubans de queue ». Au siècle des poilus, on se prépare au combat en allumant sa pipe, et il y a une belle crânerie à la française dans le geste du poilu qui, en dépit des obus, s'absorbe dans le souci de rallumer une pipe qui ne tire pas. Dans la tranchée, le perlot est un grand magicien: il ouvre les portes du paradis du rêve ; il tue le cafard mieux que n'importe quel insecticide ; et dans les volutes de sa fumée, le poilu, évoquant le pays et les visages aimés, croit que la guerre est finie... Aristote a tort, Sganarelle a raison : il n'est rien d'égal au tabac.
Perme, f. Permission. Si, au poilu qui partait au front au début de la guerre, on avait promis une permission, il aurait cru à une plaisanterie et cependant ce rêve absurde est devenu une réalité. Dans l’ancien temps, la guerre s'arrêtait en hiver et souvent alors on fraternisait entre ennemis pour tuer le temps, en attendant de se tuer. La campagne d'hiver de Turenne en Alsace fut considérée connue une innovation de génie. Nous avons changé tout cela : plus de trêve, sauf pour les confiseurs ; il faut toujours être à l'affut, malgré pluie et froid. C'est pourquoi on a inventé les permes. Alors on voit des poilus, encore couverts de boue, débarquer à Paris ou dans leur tranquille province, tels des hommes de l'âge de pierre faisant irruption dans le xx° siècle. Il faut qu'ils réapprennent à coucher dans un lit bien douillet, à marcher sur le pavé et à ne pas parler comme certain général à Waterloo : c'est très difficile, cette rééducation des endurcis de la guerre : Les femmes y excellent et s'y adonnent avec une sollicitude et une abnégation dignes d'éloges. Enfin, au moment du départ, les endurcis de la guerre se trouvent rattendris à point, presque trop et ils s'essayent alors à endurcir leurs femmes. Il faut certainement plus de courage pour monter dans le train du retour que pour sortir de la tranchée : on se sent effleuré par l'aile du Destin, qui plane sur les adieux et l'on est en présence des plus douces raisons de vivre. Que dire aussi de la femme qui s'en retourne stoïque. traînant les enfants par la main, vers la maison solitaire ? Cela vaudrait une citation et la croix de guerre !
Perroquet, m. Tireur habile qui se perche dans un arbre pour se cacher. Un bon perroquet peut parfois à lui seul descendre une patrouille avant qu'elle ait pu découvrir où est le tireur.


Petit français, m. Canon de 75. C'est le nom de famille, car dans beaucoup de régiments, les petits français ont des noms peints sur le canon ou l’affut : Terreur des Boches, Jupiter, la Revanche, etc., ou des prénoms féminins.
Philoboche, Adj. Germanophile.
Piler (La). Crever de faim, avoir faim. Il y a des jours où le ravitaillement devient impossible sous les obus ; alors le poilu la pile, réduit au singe et aux biscuits. Syn. : La Sauter, la Peter.
Pinard, m. Vin. Quand le soldat arrive dans un patelin, la première chose qui le préoccupe, c'est le prix du pinard ; il a à ce sujet une mémoire étonnante et vous dira sans hésiter le prix du «kilo» (litre) partout où il a passé.
Pinard, d'abord usité surtout dans les troupes coloniales, est devenu d'un usage général. Ce mot semble avoir une origine lointaine, car pineau, dans le sens de petit vin, se trouve dans Rabelais. On appelle pineau, une variété de vigne que l'on trouve principalement en Bourgogne.
M . Marc Leclerc a chanté le pinard avec verve :
Plus ça va, et plus je réfléchis
Qu' si tu n'existais pas en somme,
Il aurait fallu t'inventer :
Y a pus d' pinard, y a pus d' bonhommes ! »
C'est le nouveau cri de l’Humanité...
Salut, Pinard de l’lntendance,
Qu'as l’ goût d' trop peu ou l’ goût de rien,
Sauf les Jours où t'aurais tendance
A puer le phénol ou ben l’ purin...
Y a même des fois qu’ tu sens l’ pétrole!...
T'es trouble, t'es louche, et t'es vaseux ;
Tu vaux pas mieux qu’ ta sœur la gnole ;
C'est sûr comme un et un font deux.
Que les Riz-Pain-Sel, des fois te mélangent
Avec de l’eau d’une mare à canards...
Mais que faire ? La soif nous démange ; Salut, Pinard !
(Les Souvenirs de tranchées d'un poilu, par Marc Leclerc, Salut, Pinard)
Pingouin, m. Aviat. Avion à ailes rognées qui roule sur le sol et ne s'élève qu'à a ou 3 mètres et qui sert à apprendre à piloter. Rouler son pingouin, apprendre à voler.
Poilu, m. Soldat de la Grande Guerre, c'est-à-dire gars à poil. Les poilus de l'Argonne, les poilus de Verdun.
Une définition ? En voici une charmante autant qu’exacte par un poète anonyme et trop modeste qui a signé : « Un poilu » :
LE POILU
Un poilu? C'est un tas de glaise et de grésil.
Agrémenté d'un sac, aggravé d’un fusil.
Ça vous a constamment la bouffarde à la gueule ;
C'est vêtu comme un ours et ça n'est pas bégueule.
Mais c'est si délicat, ce pithécanthropus,
Que ça se fait conduire au bal en autobus.
Est-ce un grognard ? Non pas. Un Marie-Louise ?
Mieux. C'est l'un et l'autre dans la même chemise.
C'est aussi bien Barras que Lannes ou Masséna,
C'est l'archer de Bouvines et le dragon d'Iéna,
C'est un monde, une époque, un symbole, une aurore,
Un rayon prodigieux, un astre, un météore.
Un beau rêve enchâssé dans du cuir et du fer.
C'est parfois un sourire et parfois un enfer,
C'est toujours un héros, trop souvent anonyme,
D'Artagnan dans Brutus, Kléber dans Cyrano.
Un poilu, c'est une âme avec un numéro.
Ça mange on ne sait quand, ça dort comme un termite.
C'est fier comme un vidame et pur comme un ermite.
C'est informe, innommable et c'est couvert de poux !
C'est votre fiancé, madame... ou votre époux.
Le mot, venu on ne sait d'où, fit subitement fortune en 1914 au commencement de la guerre. Ce n'est qu'après coup qu'on s'aperçut qu'il avait été employé dans ce sens par Rabelais, par Balzac (Le médecin de campagne, le père Goriot) et que le poil avait toujours passé pour le signe du courage, de la force virile. Car c'est dans ce sens qu'il faut chercher l'origine du mot poilu et non dans le fait que les soldats des premiers mois de la guerre avaient, par nécessité, laissé pousser leurs barbes.
Ce mot a choqué assez généralement. M. Henry Bordeaux — attribuant, à tort, à notre avis, l’origine du mot au port de la barbe — a protesté avec véhémence contre son emploi dans son beau livre : les Derniers jours du fort de Vaux : « C'est une nation d'honnêtes gens qui se bat pour ses foyers, pour son sol envahi, pour son droit et sa liberté, pour tout le passé qu'elle continue, pour tout l'avenir qu'elle est chargée d'assurer, et non pas une troupe de bohèmes à demi-sauvages, mal policés, sans feu ni lieu. Les plus jeunes classes sont d'ailleurs presque imberbes ; les plus âgées, afin de mieux assujettir le masque contre les gaz asphyxiants ont sacrifié le port de la barbe. » M. Henry Bordeaux, pour dénigrer le mot, l'a chargé d'un sens péjoratif qu'on ne lui a jamais donné.
Mme Lucie Delarue-Mardrus proteste, mais se résigne : « Ce n'est pas un très joli mot. Il serait même fort choquant, ce mot, s'il n'était épique. Mais il fait partie du dictionnaire de notre guerre à nous et il veut dire beaucoup de choses. En temps de paix, nous disions des soldats. A présent, nous disons des poilus ».
Cette différence d'appellation explique peut-être tout. Du reste, en cherchant bien, nous trouverions certainement que ces poilus sont les descendants directs des bonnets à poil de l'Empire…
M. Maurice Barrés dit aussi : « Poilu ! Le vocable a quelque chose d'animal... il respire une jovialité qui est peu de saison et nous entraîne trop du côté de la farce. ». Cependant, il avoue : « Dans l'action même, poilu est admirable de spontanéité, de vérité farouche. Il est juste, hardi, fait image et l'on serait bien chétif de s'offusquer... Et puis poilu ne peut plus ne pas être. Le mot est créé. »
Le mot poilu est plus usité à l'arrière qu'à l'avant ; il n'est usité à l'avant que par les officiers et les sous-officiers. Les hommes ne disent pas poilus en parlant deux-mêmes, mais bonhommes, sans doute par modestie. Le capitaine dira : Il me manque 30 poilus ce soir. Le poilu dira: Il a tombé des bonhommes. Il appliquera plutôt le mot poilu à des civils ou à des troupes indigènes, c'est-à-dire à des êtres différents de lui-même. Qu'est-ce que c'est que ces poilus-là ? dira-t-il. Néanmoins le mot poilu restera toujours attaché aux glorieux combattants de la Grande Guerre et l’on ne mettra dans ce mot qu'un témoignage d'admiration pour ces gars à poil.
Nous ne pouvons mieux clore cette étude du mot poilu qu'en citant la jolie ballade qu’il a inspirée à Jean-François Oswald :
Contents de rien, furieux de tout,
C est nous qui sommes de la danse !
Jeunes bleus, vieux brisquards, partout
L'on va, pourvu que notre panse
Ait du pinard en abondance :
Le reste, c'est du superflu !
C'est nous les guerriers de la France,
C'est nous qui sommes les Poilus !
Quoiqu'il arrive, on s'en fout
On laisse avec indifférence
Sur notre peau courir les poux.
Et si nous manquons d élégance
Nous marchons avec arrogance
Débraillés, crottés et velus...
C'est nous les guerriers de la France.
C'est nous qui sommes tes Poilus!
Chassant les Boches de leurs trous
Nous combattons avec vaillance.
Nous saurons chercher jusqu'au bout
Notre sublime récompense.
Tous ces deuils, toutes ces souffrances
Nous ne les connaîtrons plus.
C'est nous les guerriers de la France,
C'est nous qui sommes les Poilus !
Civils, sachez prendre patience :
Tous ces Boches seront exclus
De notre cher pays de France.
C'est nous qui sommes les Poilus!
Jean-François Oswald
Popote, f. Réunion d'officiers, sous-officiers, ou même de simples hommes qui mangent ensemble. Une popote tient ses assises indifféremment dans une cagnat, une bicoque ou un château. Les déplacements n'altèrent en rien sa constitution qui est basée sur la double fraternité de la fourchette et des armes, et sur le despotisme tempéré d'un chef de popote. Ce dernier paye les dépenses, puis se fait rembourser ; au premier temps, personne ne dit mot ; au second, toute la popote rouspète, puis paye, quand le chef de popote pose la question de confiance en menaçant de rendre son tablier. La caisse de la popote est aussi alimentée par des amendes infligées généralement à ceux qui arrivent en retard ou parlent du service ou de la guerre. En dehors de ces sujets défendus, il ne reste plus guère place que pour la raillerie mutuelle qui est la règle des popotes. Puis une popote, c'est un ménage sans femme ; et comme on ne peut s'en passer tout à fait, on se rattrape en en parlant...
Poteau, m. Diminutif : Pote. — Camarade, copain. C est un terme de grande amitié, celui qu'on emploie pour demander un service ou aborder un inconnu ; telle est la fraternité militaire que l'inconnu est d'emblée appelé : mon poteau. Et qui n'a pas entendu avec quelle douceur dans la voix, l'on prononce : mon poteau, mon pote, ne connait pas les sources si bien cachées de la sensibilité populaire, ni la délicatesse que recouvre la rude écorce du poilu.
Purge, f. Prendre la purge, éprouver des pertes, être battu. Les Boches ont pris la purge. On dit aussi : prendre la piquette, la pilule, la pipe. L'expression prendre la purge est bien venue, étant donné les effets bien connus du combat sur les muqueuses intestinales.

A suivre…