ARGOT 6/10

135ème semaine

L’Argot des Poilus
Dictionnaire humoristique et philologique
du langage des soldats de la grande guerre de 1914

François Déchelette
Poilu de 2° classe, Licencié ès lettres



Lacrymogènes, m. Gaz ou obus qui font pleurer les yeux. Voilà qu'y nous envoient des lacrymogènes. Autrefois, on disait que le rire désarme; mais à la guerre, ce sont les larmes qui désarment ; on n'y meurt pas de rire, mais parfois de pleurer, quand le soldat, qui ne sait plus pleurer, sent les larmes lui venir aux yeux malgré lui.
Lance-pierres, m. Fusil.
Limoger. Envoyer à Limoges. Se dit des généraux que l'on mettait en disponibilité et que l'on groupait à Limoges.
Louper. Rater, manquer. Un loup, dans beaucoup de corps de métier, c'est un travail manqué, une pièce ratée, loupée ; et celui qui a raté le travail a loupé la commande. A la guerre, la commande, c'est de tuer l’ennemi à coups de fusils, de mitrailleuses, de grenades, de canons ou de baïonnettes, et c'est en riant que le poilu qui a eu le poil roussi par une marmite se relève indemne et dit au Boche lointain :  Loupé, mon vieux Fritz ! à recommencer !
Lucarne, f. Trou pratiqué devant le couvre képi des officiers au début de la guerre, pour permettre de voir leur grade. Connue la lucarne signalait trop les officiers aux boches tireurs d’officiers, on en ordonna la suppression : on ferma la lucarne.


Maous. Gros, lourd, volumineux. S'applique à un obus, à un homme ; c'est un maous, c'est un gros obus. Un maous pépère, c'est un gros territorial : Maous-pépère est devenu une expression toute faite qui s'est appliquée aux choses: dans le sens de beau, bon. Ça c'est maous-pépère, ou maous-soi-soi, ça c'est beau, bon.
Marcher sur la France. Avoir des souliers percés. Cette expression donne une idée charmante du génie de la langue poilue. N'est-ce pas joli de reconnaître dans la poussière ou la boue, sur laquelle on marche avec insouciance ou dédain, la douce terre de France, la France elle-même ?
Margoulette, f. Gueule. Se faire casser la margoulette, être tué.
Marie-Louise, m. Nom donné en 1914 aux jeunes conscrits de la classe 15. On avait déjà donné ce surnom sous le Premier Empire aux conscrits levés en 1814 par un décret signé de l'impératrice Marie-Louise, à qui Napoléon 1er avait confié la régence pendant qu'il était aux armées. Cent ans après, on redonna le même surnom, par analogie, à la première classe appelée d'avance.
Mariole. Faire le mariole : 1° Faire le brave avec ostentation; 2° Faire l’important, chercher à amuser la galerie, faire la mauvaise tète, répondre à une remontrance par une plaisanterie ou une impertinence. Le bon sens poilu sait discerner avec finesse le vrai courage de la fanfaronnade. La bravoure qui s'ignore et ne s'occupe que du but est admirable : une pointe de vanité suffit pour tout gâter. C'est à ce moment que le poilu moqueur criera : Fais donc pas le mariole ! S'exposer inutilement par gloriole, pour la galerie ne sert à rien qu'à se taire tuer : le poilu se rend compte qu'il faut être brave et non bravache.
Mariole, vient de l'italien mariolo, voleur, fripon, sens un peu différent de celui que le poilu lui a donné : Machiavel ne faisait pas le mariole bien que Manzoni ait dit de lui : « Mariolo, si, ma profondo ». Fripon, oui, mais profond. Syn. : Faire le zouave, le zigotot.  Adj . Débrouillard, dégourdi. Un gars mariole.
Marmite, f. Ce n'est pas dans le sens culinaire que ce mot est le plus employé : il désigne le plus souvent les gros obus dont les éclats semblent des morceaux de marmites. Différence capitale entre les deux sortes de marmites : quand le soldat entend le bruit des marmites des cuistots lui annoncer l'heure de la soupe, il sort la tête de la tranchée ; quand c'est le bruit des marmites boches, il se terre avec prudence dans son terrier. Une grande préoccupation du poilu est de chercher à distinguer le calibre des obus qu'il voit ou entend éclater, d'après le son et la couleur de la fumée : Ça c'était du 105, du 150, un lacrymogène, un asphyxiant, c'est un gros noir, c'est du 88 ou 130 autrichien. C'est une science intéressante que l'on acquiert au péril de sa vie. A noter que sous Louis XV, on donnait, selon un dictionnaire du temps, aux boulets de canon le nom de marmite ; mais les marmites du temps de Fontenoy n'avaient certainement pas grand rapport avec les marmites de la guerre actuelle : nous avons fait mieux.


Marraine, f. On appelle ainsi les femmes qui adoptent comme filleuls les soldats pauvres ou sans famille ou sans allocation et s intéressent à leur sort. Les filleuls peuvent avoir In peau blanche, noire ou jaune ; ceux qui l'ont noire sont les plus demandés, surtout par les petites filles ou les jeunes filles gaies qui ne craignent pas les idées noires. A noter que les poilus sont bien plus nombreux que les marraines ; celles-ci peuvent donc choisir et avoir plusieurs filleuls ; la marraine fait son choix soit dans son entourage, soit à l'hôpital, soit dans les annonces des journaux, comme on tire à la loterie.
Les devoirs d'une marraine consistent : 1° à prodiguer à son poilu les plus chaudes effusions sentimentales par lettre ou de vive voix ; 2° à lui envoyer des paxons contenant des chaussettes, du tabac et du chocolat; 3° à l'héberger quand il est en permission. C'est à chaque marraine de doser, selon son tempérament, et les désirs du poilu, l'affection et les chaussettes : il y a des poilus qui aiment mieux les tendresses que les chaussettes et vice-versa.
Les devoirs du poilu envers sa marraine consistent: 1° à répondre à ses lettres; 2° à en devenir amoureux ou à le lui laisser croire, surtout si la marraine est une vieille fille ou une vieille dame sur le retour; 3° à lui raconter ses exploits même imaginaires et les pires horreurs de la guerre, sans sourciller, en évitant — c'est là le difficile — de prononcer les mots les plus courants du langage militaire.


Le poilu et la marraine qui se conformeront à ces préceptes élémentaires auront une charmante lune de miel ; mais le temps amène toujours des complications sentimentales. Car une marraine peut avoir pour son filleul toutes les nuances de sentiment, depuis la bonté désintéressée jusqu'à l'amour, en passant par la curiosité désœuvrée, l'amitié et l'amitié amoureuse ; et il n'est pas toujours possible au poilu de répondre par un sentiment équivalent. Cela finit quelquefois par un mariage, d'autres fois, par une brouille. Les visites surtout sont fertiles en déceptions; j'ai connu un poilu qui, d'après des lettres enflammées, s'était forgé un charmant portrait de sa marraine ; il devait passer chez elle sa permission; mais quand à la gare, il la reconnut de loin,au signe convenu, il comprit combien son imagination l'avait égaré, et disparut dans la foule sans se faire connaître. Il eut tort évidemment, l'ingrat ; mais le cœur a ses raisons, et de retour au front, il racheta sa faute avec un héroïsme sublime, en donnant par lettre à sa marraine toutes les illusions d'un amour partagé.
Ne médisons pas des marraines: c'est la plus charmante invention de la Grande Guerre. Elles sont les agents diplomatiques du Pays poilu dans l'Intérieur. C'est encore une invention due au fameux système D; car, oubli inconcevable, les marraines n'étaient pas prévues dans les plans de mobilisation. On avait prévu les infirmières du corps et non les infirmières du cœur. Va cependant, pour être bon soldat, il faut être amoureux, il faut se battre pour une femme, comme au temps de la chevalerie ; c'eût été impossible à beaucoup sans les marraines. Le poilu est, en dépit des apparences un être tendre et sentimental ; il n'est rien de tel que le voisinage de la mort pour donner à l’homme le désir d'aimer et d'être aimé. Une vieille chanson du XIVème siècle, nous fournit en outre au sujet des marraines une précieuse indication : Si pour deffendre et garder leur frontière Les Français sont toujours tant valeureux, C'est qu'il n'est point de femmes sur la terre, Qui, plus qu'en France, ayent le cœur amoureux.
La marraine est divine et diverse comme la femme : laide ou jolie, vieille ou jeune, candide ou rusée, sérieuse ou frivole, elle sait verser dans le cœur du poilu la tendresse qui console des rudes souffrances de la guerre ; elle connaît les mots berceurs qui enchantent les grands enfants que sont les poilus. Pour eux, elle est la sœur ou la femme, ou la mère qui n'est plus ou qui est aux pays envahis. La marraine, c'est la petite fille, dont la grâce mutine se mêle de gravité précoce, au contact de la souffrance ; c'est la jeune fille au cœur timide et plein de promesses ; c'est la jeune femme qui, en écrivant à son filleul, songe au cher disparu qui dort, on ne sait où, là-bas, sous la terre ; c'est la grand'mère, toute joyeuse de trouver de nouveaux petits-enfants ; c'est l'infirmière, qui n'oublie pas celui qu'elle a dorloté à l'hôpital, pendant qu'il risque à nouveau une vie si fragile naguère. La marraine, c'est la femme française, avec toutes ses exquises qualités. Vraiment, il faut plaindre les ciblots de ne pas avoir de marraines.
Marsouin, m. Soldat de l'infanterie coloniale on infanterie de marine. Ce surnom vient, sans doute, de ce que les marsouins sont tantôt à terre, tantôt sur mer, comme les marsouins paraissent sur la mer et disparaissent. C'est dans la coloniale, comme on dit, qu'on trouvait, avant la guerre, les derniers soldats de métier, des simples soldats ayant quinze ans de service. Ces durs-a-cuire ont écrit avec leur sang les plus belles pages d'héroïsme.
Mitraille, f. Corps des mitrailleurs. J’ai passé dans la mitraille, je suis à la troisième mitraille, j'ai passé mitrailleur, je suis à la 3° compagnie de mitrailleuses.
Comme on voit, le poilu s'écarte beaucoup du français sur ce point. J'ai passé dans la mitraille, ça vous a un air tragique en français et veut dire tout simplement, en poilu, un changement d'affectation. Pour exprimer en poilu ce que la phrase ci-dessus signifie en français, le poilu dirait : Qu'est-ce que j'ai ramassé comme épluchures !
La mitraille est un petit filon dans la guerre de tranchées ; dans la guerre de mouvement elle est pleine d'intérêt et d'imprévu.
Mitraillou. Surnom du mitrailleur.
Monter. Monter aux tranchées, aller aux tranchées. Les tranchées sont toujours censées être sur un point élevé. D'ailleurs, ces trous bourbeux, où a fleuri tant d'héroïsme, ne sont-ils pas le sommet glorieux de la France ?
Moulin à café, à poivre. Syn. : Machine à coudre ou à découdre. Mitrailleuse. Ces noms viennent du bruit régulier que fait la mitrailleuse : ta ta ta ta... pendant qu'elle sème implacablement la mort. Mais un mitraillou ne se sert jamais de ces noms; il dit avec amour : ma Saint-Etienne, ou ma Hotchkiss : car nous avons deux modèles : la Saint-Etienne; et la Hotchkiss. De plus, les mitraillous, suivant l'exemple des artilleurs, donnent généralement un surnom à leur pièce : Terreur des Boches, la Revanche, ma Mie, ou des noms de femmes aimées.

Le moulin à café, c'est proprement la machine à tuer : le principe des machines de tous genres se résume toujours en une augmentation de la capacité de produire de l'ouvrier. On n'a pas manqué de chercher à augmenter la puissance meurtrière de l'homme ; et l'on a inventé la mitrailleuse qui, à raison de 4 ou 500 coups à la minute, place méthodiquement une balle à intervalles égaux, comme des pieds de salade dans une platebande. Impossible de passer à travers ce quadrillage mathématique, si la mitrailleuse a un champ de tir assez restreint. Ce qui rend la mitrailleuse si meurtrière, c'est qu'elle achève presque infailliblement les blessés par le tir fauchant ; comme disait un mitraillou avec un gros rire satisfait : « On commence par les asseoir... après, c'est rare s'ils en reçoivent pas encore... »
Et maintenant, cher lecteur, si votre âge ou vos infirmités vous ont empêché d'entendre le moulin à café, je vais vous donner un moyen de satisfaire une légitime curiosité sans quitter vos pantoufles ; il a été inventé par un de mes amis qui a six enfants à amuser. Prenez une corde d'environ 3 mètres de long ; nouez les deux extrémités ensemble, comme si vous vouliez jouer au furet ; faites un nœud simple au milieu, les deux brins ensemble. Si vous avez bien suivi mes explications, vous obtenez un 8 ; passez la tête dans une des boucles, bouchez-vous les oreilles avec la paume des mains et placez la corde sur les mains ; puis priez une personne de bonne volonté, placée devant vous, de faire tourner doucement un bouchon ou un crayon dans l'autre boucle du 8 en tendant la corde. Si l'on tourne le bouchon de façon régulière, en le faisant grincer, vous obtenez, fidèlement reproduit, le bruit du moulin à café ; en tournant de façon irrégulière, vous obtiendrez les coups de fusils isolés ou les feux de salve ; enfin, en pinçant la corde comme une guitare, vous aurez la basse magistrale du canon. Vous pouvez employer à la fois 2 ou 3 cordes de grosseurs différentes, si vous trouvez 2 ou 3 personnes de bonne volonté. Ce sera alors le grand jeu : avec une corde, c'est la bataille de la Marne ; avec 3, c'est la bataille de Verdun, ou de la Somme. Essayez : c'est la guerre chez soi, mise à la portée de tout le monde, sans danger. Les femmes en pleurent d'émotion, les enfants, de joie et les hommes d'âge en deviennent songeurs.
Mousse. Se faire de la mousse. Se faire de la bile, du mauvais sang, s'inquiéter. La mousse, parasite du poilu, est inconnue des botanistes et elle offre cependant cette particularité remarquable de servir de transition entre le règne végétal et le règne animal. Si vous laissez croître un géranium ou un héliotrope, vous obtenez ces mêmes plantes en arbustes ; de même, si vous laissez grandir une écrevisse, vous obtenez un homard, chacun sait ça. Mais si on laisse se développer la mousse du poilu, elle se transforme en cafard: une humble plante devient — ô surprise! — un insecte, et quel insecte ! La nature, contrairement au vieux proverbe, fait là un saut formidable qui n'est pas sans danger pour le poilu. Certaines constitutions, qui ont résisté à la vaccination antityphique et aux obus, sont terrassées par la transformation de la mousse en cafard.
Je me suis laissé dire qu'en Russie, les conducteurs de traîneaux se retournaient de temps en temps sur leur siège pour voir si leurs clients n'avaient pas, d'aventure, sans qu'ils s'en doutassent, le nez ou les oreilles gelés et que, s'ils voyaient la peau se colorer d'un violet de mauvais augure, ils se précipitaient à bas de leur siège pour frictionner avec de la neige la partie malade. C'est de la même façon que les poilus se surveillent entre eux pour dépister la mousse et l'empêcher de devenir cafard : la friction à la neige est remplacée par le refrain perpétuel : « T'en fais pas ! » (sous-entendu : de la mousse), refrain souvent complété par ces mots : « Tu la reverras ta mère ! ». A quoi bon se faire de la mousse, puisque ça ne change rien au destin : l'insouciance est le premier devoir du soldat, — et du ciblot.
Museau de cochon, m. Masque à gaz asphyxiants. Le masque à gaz donne au poilu une sorte de groin qui fait songer à quelque monstre antédiluvien, ou à un scaphandrier.
Musette, f. Sorte de sac en toile que le soldat porte en bandoulière et qui lui sert en principe de garde-manger II contient le quart, la cuiller, la fourchette, le pain, pêle-mêle avec la boîte de singe, de la bidoche, de la ficelle, du chocolat, des paquets de cartouches, du fromage. Tout cela forme un mélange du plus heureux effet avec les miettes de pain qui remplissent le fond ; le papier des cartouches, mouillé et usé, finit par ressembler à la bidoche ; la bidoche s'y enrobe de panure et de chocolat ; le chocolat fond comme du beurre. Qu'importe ? Le poilu n'y attache aucune importance : « Ça n'y fait rien » dit-il.
Musicot, m. Musicien. Les musiciens portent sur le bras la croix de Saint André et servent de brancardiers : ils sont nombreux les musicots qui furent tués en relevant les blessés .


Nia-quoué, m. Paysan indochinois et, par extension, l'indigène. Argot des troupes indochinoises.
Nouba.f. Fête, bombance. S'il arrive quelque chose d'heureux au poilu — et il n'en faut pas beaucoup, un paquet ou un quart de vin supplémentaire suffisent — il s'exclame : C'est la nouba ! La nouba, en arabe, désigne les musiques qui accompagnent toutes les fêtes arabes. Faire la nouba, faire la fête. Syn. : Ribouldingue, bombe.

A suivre…