ARGOT 5/10

134ème semaine

L’Argot des Poilus
Dictionnaire humoristique et philologique
du langage des soldats de la grande guerre de 1914

François Déchelette
Poilu de 2° classe, Licencié ès lettres



Gau, m. Syn. : Toto. Pou. Gau, qu'on écrit aussi got, vient de sergot, sergent de ville. Tous ces mots ne s'emploient guère qu'au pluriel et pour cause : les gaux craignent la solitude et ont un profond sentiment de la famille. Si vous en prenez deux ou trois en pension, — je dis « vous » par simple hypothèse, — vous en avez bientôt 50, 100 et plus. L'homme est obligé de travailler pour trouver sa nourriture, pour se défendre contre les intempéries et le froid ; tandis que les gaux ont une chambre à coucher bien chaude, bien douillette, où la table est toujours mise. Alors, dans leurs nombreux loisirs, ils suivent les conseils du Créateur: ils multiplient.
Depuis la guerre, ils multiplient même terriblement, et c'est à croire que la guerre a été voulue par eux pour donner un plus grand essor à leur race. Qui sait? Une cause infime est souvent à l'origine des événements qui bouleversent les empires; Pascal l'avait déjà remarqué. Mais ne cherchons pas la petite bête... étudions-la.
Or, avant la guerre, il y avait des races de poux qui s'ignoraient entre elles : le pou des provinces reculées de la France, espèce en voie de régression ; le pou de l'Arabe, le pou du Soudanais, — ces deux derniers sont de charmants insectes apprivoisés ; le pou du Boche ; le pou volant, usité dans les comparaisons. J'en passe, et voici que la guerre a rapproché toutes ces espèces, suscitant au hasard des cantonnements et des cagnats, des croisements multiples et féconds.
Chose bizarre, c'est précisément la zone la plus dangereuse pour I’homme qui est la plus favorable aux gaux : pendant que les hommes pensent à s'entretuer, les gaux s'en donnent à cœur-joie. Ils se rient des obus et des balles ; si leur propriétaire est tué, cyniquement ils déménagent et tout est dit. Ce fait même offre une riche matière aux esprits curieux qui voudront étudier la philosophie de la guerre : l'énorme obus qui démolit les forts, les cathédrales ou les bonhommes restent à peu près impuissants devant les gaux. Un ciron brave l'énorme mécanique moderne ; la voilà bien la faillite de la science !
Une autre remarque philosophique, — le sujet y prête, — la guerre a démocratisé les totos, elle les a mis à la portée de toutes les peaux, même les plus distinguées ; il y en a pour tout le monde, même pour ceux qui les avaient toujours ignorés. Je dirai même plus : nul ne peut prétendre avoir fait la guerre et être un vrai poilu, s'il n'a eu des gaux. On pourrait peut-être à la réflexion admettre les officiers généraux sans cette condition.
— Mais, me direz-vous, ô candide civil, c'est affreux d'avoir des gaux, cela doit être intolérable ?
— Non, je vous assure, croyez-m'en, on arrive à prendre provisoirement à cet égard l'indifférence d'un Arabe ou d'un Soudanais. C'est la guerre. Il n'y a que le premier pou qui coûte en cette affaire, mais alors c'est tragique. Un camarade trouve-t-il soudain des locataires insoupçonnés — eh oui ! ça arrive, — ou parle-t-il seulement de ce sujet irritant, vous déchirez vos vêtements pour les quitter plus vite, comme un simple personnage de l'Ancien Testament, car c'était et c'est toujours le plus grand signe d'agitation de déchirer ses vêtements, — et vous ne trouvez rien. Vous concluez seulement que la crainte des totos est le commencement de la démangeaison. Remarquez que je dis toujours « vous » par simple hypothèse.
Mais quelque temps après, vous sentez à l'omoplate, lorsque vous vous endormez, une sensation bizarre, comme si vous aviez une miette de pain automobile dans le dos. Vous bondissez. Vous déchirez encore une fois vos vêtements : ça y est, vous en avez. Après une chasse en règle vous vous endormez rasséréné, jusqu'à l'heure de la faction ou de la patrouille. Mais le lendemain et les jours suivants, la scène se reproduit. Alors, devant le flot toujours renaissant de ces ennemis qu'aucun tir de barrage ne peut arrêter, qu’aucun obus ne peut tuer, vous vous lassez de déchirer vos vêtements et vous vous résignez à ce fâcheux voisinage jusqu'au retour au cantonnement.
On dirait, chez lecteur, que vous remuez l'épaule comme si vous en aviez. Cela me prouve que vous avez parfaitement saisi la signification des mots qui sont en tête de cet article. Vous êtes un bon élève. La leçon est finie. Passons à une autre.
Géranium, m. Fromage. Il empeste, ton géranium. Dépoter son géranium, être tué.
Glinglin, m. Obus qui éclate. Glinglin (Saint). Voir à Saint.
Gniaule, 1°. Gnôle, f. l’eau-de-vie. La gnôle occupe, dans la hiérarchie des paradis artificiels du poilu, un rang encore plus élevé que le pinard. La gnôle peut transporter le poilu au septième ciel, celui où fut ravi saint Paul pour une cause toute différente ; le résultat est aussi très différent : c'est souvent la prison ou le conseil de guerre pour le poilu. Du reste, l'autorité militaire est devenue antialcoolique ; elle a supprimé la gnôle de la ration ordinaire du soldat : le moral et le physique s'en portent certainement mieux.
Godasse, f. Soulier. Ce mot a complètement détrôné les anciens vocables: croquenots, godillots, pompes, tatannes. Le soldat est rarement satisfait de ses godasses, mais il marche quand même.
Gourbi, m. Trou couvert de rondins, de tôles ondulées ou de sacs à terre où l'on se met à l'abri des projectiles. Le gourbi est en somme une maison, où l'on trouve souvent tout un mobilier moderne : lit, table, poêle, chaises, glace, suspension, piano ; mais il y a fréquemment des gouttières ; il arrive qu'il y ait 15 centimètres d'eau par terre, ou sur le parquet, quand il y en a un ; le bruit des voisins, généralement des canons, y est gênant, et l'on est parfois obligé de déménager plus vite qu'on ne voudrait ; mais le propriétaire n'est pas exigeant : jamais il ne présente de quittance de loyer. Mot algérien. En Algérie un gourbi est une hutte en terre et branchage où toute la famille vit dans une saleté repoussante. Syn. : Cagnât, Guitoune.
Graisse, f. Tout le monde connaît la graisse qu'on met dans la marmite et la graisse d'armes ; mais beaucoup ignorent sans doute la graisse de chevaux de bois et la graisse de foie ou la graisse d'hérisson (qui sont très employées dans lu vie militaire. On dit: « le faire à la graisse de chevaux de bois » ou « à la graisse d'oie », ou « à la graisse » tout court. Cela signifie monter le coup à quelqu'un, lui en faire accroire, l'entortiller par des « boniments à la graisse d'oie ». Cela suggère des idées de hâblerie et de ruse, de blagues énormes débitées sérieusement avec un grain d'humour et de fantaisie. Une phrase amphigourique ou qui cache une plaisanterie est dite « à la graisse d'oie ». C'est intraduisible en français.
Graisseux, m. 1° Hommes de corvée de cuisine qui sont toujours couverts de taches de graisse. 2° Armurier des mitrailleuses.
Grand-père. Surnom familier que les poilus avaient donné au général, depuis, maréchal Joffre.
Grifeton. Fantassin. Voir Griveton. Syn.: Trouffion.
Grigri, m. Nom donné par les nègres à leurs amulettes. Tout tirailleur a au moins un grigri. Les grigris les plus usités sont des dents ou des grilles d'animaux, ou pour les musulmans un verset du Coran calligraphié ; le grigri est enfermé dans un petit sachet de cuir, lui-même fixé à une courroie que le nègre porte au cou ou en sautoir, directement sur la peau. Souvent, le long de la petite courroie, s'alignent cinq ou six grigris, formant chapelet. Les grigris ont la vertu merveilleuse de protéger contre la mort. Cependant, me direz-vous, il y a des nègres tués, bien que tous aient leur grigri, et le tirailleur qui voit tomber un camarade muni d'un grigri doit douter de l’efficacité de son amulette. Cette objection n'embarrasse pas le nègre qui a la foi et qui a payé très cher son grigri : il vous répondrait : Li, mauvais grigri, mourir ; moi, bon grigri, pas mourir ; revenir Sénégal, beaucoup de médailles, riche, acheter beaucoup de femmes. Et c'est vous qui seriez chocolat. Le nègre a foi dans son grigri comme Napoléon en son étoile.
Grosse, f. Prison. Il a 4 jours de grosse, il va à la grosse. Syn. Tôle, Caisse.
Grouiller (Se). Syn. : Sauter. Faire vite quelque chose. A la guerre, tout presse ; l'agilité, la promptitude sont nécessaires au succès. Il ne suffit pas de courir, il faut sauter. Aussi un commandement fréquemment répété, bien qu'il ne figure pas dans la théorie, c'est : « Grouillez-vous ! Sautez ! Je veux vous voir sauter! ». Voilà un commandement qui doit être inconnu dans l'armée allemande ; le Boche ne sait pas sauter, il ne sait que marcher au pas de l’oie.
Gueule, f. Figure. Quand on reçoit un obus sur le coin de la gueule, ça vous fixe les idées pour quelque temps.
G. V. C. Garde des voies de communications. En algèbre militaire, G. V. C. = R, A. T., autrement dit : les G. V. C. sont des réservistes de l'armée territoriale. Ce sont les barbes grises qui gardent avec conscience et mélancolie les voies ferrées et les ponts. Ils ne sont souvent pas bien dégourdis, presque toujours fagotés dans des capotes de couleurs bizarres qui ne sont guère à leur mesure, armés de fusils Gras et de baïonnettes antiques qui s'adaptent mal à leur fusil. Ils ont dû faire allonger leur ceinturon pour pouvoir le boucler et ils portent les derniers pantalons rouges. Ils ne sont pas élégants, mais qu'importe ? Ce sont de braves gens et si utiles, quoi qu'il en paraisse.
Je suis allé voir, au coin du pont où il était de faction, un de mes amis, M. Cuche, G. V. G. et lui ai demandé ses impressions sur la guerre.
— Nous remplissons ponctuellement, me dit-il, notre humble et ingrate besogne ; on ne saura jamais, monsieur, le mérite de nos fatigues et de nos veilles par la pluie et le froid, le long des voies. Puisque vous écrivez dans les journaux, dites bien que nous ne sommes pas des embusqués ; nos souffrances sont obscures et sans gloire ; si nous sommes tués par un train, c'est pour la France, monsieur, mais on l'ignore...
Nous nous ennuyons parfois et voudrions pouvoir, nous aussi, aller aux endroits où il ne passe pas de train et où la mort est glorieuse, mais ce n'est plus de notre âge.  
Et M. Cuche, G. V, C, secouait sa tête grise d'un air mélancolique,
— Mais, dis-je, vous, monsieur Cuche, qui êtes dans la zone des armées, sur le front, en somme, vous avez bien un peu vu la guerre ? Il chercha dans sa mémoire :
— Oui, reprit-il, évidemment, nous entendons le canon ; nous voyons passer parfois de jolies femmes avec des talons hauts, qui ont toutes pour cousines ou tantes des fermières du village voisin..., c'est bizarre, n'est-ce pas? dit-il d'un air malicieux.
— Vous avez de l'esprit, monsieur Cuche !
— Il faut bien s'occuper, et puis il ne faut pas croire que nous ne voyons pas clair ; mais enfin, ça ne nous regarde pas, ça regarde le gendarme. Nous voyons aussi passer les aréos français ou boches, et tenez, monsieur, avec ce fusil j'ai tiré sur un aréo boche ; il a continué sa route tout de même, mais je crois bien que je l'ai touché.
Un silence lourd de pensée. Soudain, M. Cuche G. V. C. mit son képi en arrière :
— Ah ! Et puis j'ai vu des Boches.
— Prisonniers ?
— Que non pas ! répliqua dignement M. Cuche, G. V. C. J'étais dans une tranchée ce jour-là, je veux dire dans une tranchée de chemin de fer. Tout d'un coup, je vois des Boches sortir d'un fourré et dégringoler le talus de la voie. Ah ! Monsieur, vous pensez si j'ai armé et mis mon fusil en joue vivement ! Et j'ai crié : Halte-là ! Rendez-vous ou je tire !
— Et alors ? Dis-je avec intérêt.
— Alors, les Boches ont jeté leurs fusils et levé les bras. Seulement, il y en a un qui m'a dit avec l'accent de Belleville :
— Fais pas de blague, espèce de courge, tu vois bien qu'on travaille pour le cinéma.
Je l'ai prié d'être plus poli ; mais j'ai bien ri ; ils avaient eu tout de même le trac, ces Boches! Vous voyez, on a bien quelques petites distractions, et puis on s'en fait pas. Telles sont exactement notées pour l'histoire future, les impressions de guerre de mon ami, M. Cuche, G. V. C.


Hosteau, m. Hôpital.
M. René Benjamin a fort bien dit : « On ne dit pas l'hôpital. L'hôpital, c'est pour les dictionnaires académiques — vocable lugubre, qui commence en soupir et finit par une plainte ; tandis que « l'hosteau », ça rime avec château, et il y a là toute la blague d'un peuple souffrant mais pudique, spirituel jusque dans ses misères, et qui meurt avec un bon mot, pour que les gens ne sachent plus s'ils doivent pleurer ou rire » (Gaspard).
L'hôpital pour un civil, c'est un lieu de souffrance et d'épouvante. L'hosteau, pour un poilu, c'est le paradis où l'on repose ses chairs endolories dans des draps blancs après avoir couché des mois dans la boue. Quand le poilu voit un visage de femme se pencher maternellement sur lui, il oublie ses souffrances ; il s'étonne que sa vie, dont il a fait si bon marché, ait tant de prix ; il est à la fois honteux, amusé et touché de voir de grandes dames le dorloter et le servir. Dans le jargon populaire, hosteau, ou ousteau, désignait aussi bien l’hôpital que la prison.
Huiles, f. Syn. : Légumes. — Quelque étrange que cela puisse paraître à une cuisinière, les huiles et les légumes ont un même sens ; les officiers, les hauts gradés. L'opposé des huiles, c'est le simple bibi, c'est-à-dire le simple soldat.
Hurleur, m. Pour corriger un tir d'artillerie on emploie, à défaut de téléphone, une chaîne d'hommes de liaison espacés de 100 en 100 mètres entre l'observateur et la batterie. Les renseignements de l'observateur sont ainsi hurlés de bouche en bouche, d'où le nom de hurleurs pour les hommes employés à cette transmission.


Intérieur, m. L'intérieur de la France qui ne fait pas partie de la zone des armées.
L'intérieur est un mot qui fait rêver les poilus : c'est le pays lointain où il ne tombe pas d'obus, où il y a des civils qui s'en font pas, des embusqués qui se les roulent, et les êtres chers que l'on ne reverra peut-être jamais.


Jus, m. Café. Les Arabes prononcent li ji.
— Avant la guerre, on disait jus de chapeau. le poilu dénigre perpétuellement le jus, en accusant le cuistot de garder le meilleur pour lui, mais il ne peut s'en passer. Avec un quart de jus, on mène le poilu où l'on veut ; mais s'il n'a pas reçu son viatique du malin, ça va rien faire, comme il dit. Il se passera plus facilement de manger que de boire le Jus. Si l'on est en mauvais termes avec le cuistot, il peut sournoisement vous faire bomber de jus : c'est une terrible vengeance : le poilu ne peut pas plus vivre sans jus que le poisson sans eau.


Kapout. Mot latin caput, tête, prononcé ainsi par les Allemands. Kapout exprime la menace de mort, exactement de décapitation. Les Allemands en se rendant demandent la vie sauve en disant : Kamarade, pas kapout; d'où son emploi par les poilus.

 A suivre...