ARGOT 4/10

133ème semaine

L’Argot des Poilus
Dictionnaire humoristique et philologique
du langage des soldats de la grande guerre de 1914

François Déchelette
Poilu de 2° classe, Licencié ès lettres 
Dache, Personnage légendaire dans les histoires militaires et dont on emploie par plaisanterie le nom. On dit : — Qui ça? — Dache, perruquier des zouaves. Ceux qui voudront connaître en détail les faits et gestes de Dache n'auront qu'à se reporter au livre de Paul de Semant, Dache, perruquier des zouaves, chez Flammarion.
Dégauchir, Trouver, découvrir par n'importe quel moyen. — Il a dégauchi un bidon de deux litres dans le fossé. Syn. : Dégoter.
Déglinguer, 1° S'enfuir. V’là les Boches qui déglinguent. 2° Détraquer, Ma toquante est déglinguée, ma montre est détraquée. Je suis déglingué, je suis malade. Se déglinguer, se détraquer.
Dégringoler. 1° Tuer ou blesser. Dégringoler son Boche. 2° Tomber. Les obus dégringolaient dur. Qu'est-ce qui dégringole !
Dégrouiller (Se). Voir se Débrouiller.
Dégueulasse, 1° Pour les choses : Affreux, vilain, dégoûtant, malpropre. Pantalon dégueulasse, temps dégueulasse. 2° Pour les personnes : malpropre, au physique ou au moral. Voir Moche.
Déguster. Recevoir des projectiles. Qu'est-ce qu’on déguste !
Déhotter. Congédier sans ménagements. — Se déhotter, partir.
Démurger. S'en aller, partir. Vient de démarger, desmarcher, même sens.
Descendre. 1° Descendre un avion. Abattre un avion à la suite d'un combat. N'est-ce pas un joli mot et pittoresque pour exprimer la suprême culbute ? 2° Tuer ou blesser. .J’ai descendu un uhlan. 3° Descendre des tranchées, venir des tranchées au repos.


Dessalé. Adj. Débrouillard, intelligent, actif, rusé, déniaisé. Vieux mot (qui se trouve dans Molière (Georges Dandin, I, VI), La Fontaine (La Coupe enchantée) et Voltaire.
Dingot. Fou, bizarre. Depuis qu'une torpille est tombée à côté de lui, il est tout ding-ot. Comme le mot fou, le mot dingot, de même que ses synonymes, ne s'applique pas qu'aux véritables fous. L'homme a un penchant incoercible à traiter de fou celui qui a des idées différentes des siennes ; naturellement la guerre n'y a rien changé et le poilu traite volontiers son camarade de dingot. Il y a parfois du vrai, et un La Rochefoucauld de tranchée de mes amis a pu dire : « La guerre, l'amour et la fièvre typhoïde ont le même résultat : on en meurt ou on devient dingot. » Evidemment, il exagérait un peu dans les trois cas. Dingot vient de tingo, qui lui-même vient de louftingue par aphérèse. Louftingue est un mot du jargon des bouchers formé avec fou. Voir Loufoque, à ce sujet. Syn. : Louftingue, Louf, Loufoque, Piqué, Dingue.
Dingue. Fou. Synonyme peu employé de Dingot.
Distribe, f. Distribution. C'est la distribution quotidienne de vivres aux compagnies : dans les premières lignes, elle se fait la nuit pour éviter les « arrosages ».
Les voilures arrivent sans lumière ; chaque homme des corvées de vivres sait ce qu'il a à faire : l'un va toucher la bidoche, un autre le pinard avec des seaux, un autre les boules de pain, un autre les petits vivres, et toutes ces ombres s'agitent dans le noir, silencieusement, car l'ennemi est proche et il ne faut pas lui laisser soupçonner la distribe. Les brèves lueurs du canon illuminent çà et là l'horizon, on entend le crépitement des fusils ; quelques balles bourdonnent dans l'air ; l'une d'elles atteint parfois en plein cœur un poilu qui s'écroule sous son sac de boules. Nos pièces, à quelques cents mètres, se mettent soudain à tonner et le poilu s'esclaffe en sourdine, en entendant le croulement lointain de nos obus : « Y tirent sur le ravitaillement. Qu'est-ce qu'on leur passe aux Boches ! Mais s'y savaient qu'on est là, qu'est-ce qu'y nous balanceraient ! ». Et il arrive en effet, parfois, que les Boches — Ah ! les vaches ! — « balancent » quelques obus sur la distribe. C'est du rabiot qui ne vient pas de la station, mais est importé directement d'Allemagne, Nos poilus se passeraient bien de cette camelote, si les fusées d'aluminium, vite ramassées, ne leur étaient indispensables pour faire des bagues.
Ecraser. Dormir. Le ciblot se figure peut-être que les obus et le voisinage des Boches empêchent le poilu de dormir : quelle erreur ! Surtout dans la guerre de tranchées. Gardé par de bons guetteurs, le poilu se plie dans sa couverture et dit : « Je vas en écraser ». Et souvent les obus éclatent à 50 mètres sans le réveiller, je dirai même plus : croyez m'en si vous voulez, le bruit du canon endort. Dormir à la guerre, c'est être heureux ; c'est rêver à sa marraine, ou à sa femme; c'est croire que la paix a éclaté et qu'on est rentré chez soi. Bienheureuses illusions ! Le bonheur ne s'atteint pas à la main, comme l'a dit un poète prosaïque, mais en rêve. Mais, me direz-vous, qu'est-ce que le poilu écrase ? Du sucre, parbleu ; en ronflant, il en écrase, comme certains — ou certaines — sur la tête de leurs amis.
Embuscade, f. Poste d’embusqué, où l'on est à l'abri. Il a trouvé une embuscade dans l'intérieur.
Embusqué. Celui qui a un bon poste, un bon filon. Il y a toujours une moitié du monde qui se moque de l'autre ; il y a aussi une moitié qui traite l'autre d'embusquée. On se moque toujours de plus embusqué que soi. Une embuscade est comme le filon, une chose très relative : pour le poilu qui fait une patrouille vers les fils de fer boches, tout le monde est embusqué. Demandez-lui son avis : ce sont des embusqués ceux qui attendent les marmites dans la tranchée. Embusqué le blessé qu'on amène au poste de secours, embusqué le téléphoniste, le cuistot ou l'homme de liaison qui ramassent les balles perdues (drôle d'idée, puisqu'il n'y a. pas de bureau des objets trouvés) pendant que les autres sont bien tranquilles dans la tranchée ; embusqués les mitrailleurs qui, en attaque, font le plus gros du travail ; embusqué le brancardier qui reçoit les marmites sur son poste de secours ; embusqué l'infirmier qui se dévoue jour et nuit, souvent sous le feu, ce qui ne vaut pas le coin du feu ; embusqué, l'aviateur qui paye souvent de sa vie tel renseignement précieux ; embusqué l'automobiliste qui, pour achever sa mission, regonfle avec des chiffons sa chambre à air crevée par un éclat d'obus ; embusqué le râleur (artilleur lourd) souvent arrosé, à qui nous devons les tirs formidables qui arrêtent les attaques et préparent les offensives ; embusqués les tringlots sans lesquels les poilus mourraient de faim ; embusqués les secrétaires des officiers d'état-major, sans lesquels l'armée ne serait qu'un troupeau de moutons sans guide ; embusqués les poilus qui sont au dépôt entre deux blessures ; embusqués ceux qui, dans les usines, travaillent dur à préparer la victoire ; embusqués les réformés rebutés à la fois par les majors et par leurs amis ; embusqués les pères de six enfants. Et le poilu conclura : « M'en parlez pas de ces gens de l'arrière, ce sont tous des embusqués qui se les roulent, pendant que je suis là à ramper dans la boue ; il n'y a que moi qui suis à l'avant ». Mais alors, me direz-vous, tout le monde est embusqué ? Presque ; même le patrouilleur volontaire qui passe ses nuits vers les Boches, au risque d'attraper des poux et des rhumatismes, après avoir traité tout le monde d'embusqué, se fera lui-même traiter d'embusqué, parce qu'il joue aux cartes la journée. — Vous m'inquiétez ; mais alors, quels sont donc ceux que personne ne peut traiter d'embusqués ? — Les morts ! Saluez.


Envoyer (s'). Avaler. S'envoyer une boîte à singe. On dit aussi se tasser ou étouffer une boîte à singe. On précise parfois qu'on se l'envoie « dans le bide », ou « dans la lampe ».
Epilé. Nom donné aux embusqués par opposition aux poilus.
Epingle à chapeau, f. 1° Baïonnette. Voir Rosalie, 2° Grenade à longue tige qui se lance avec un fusil.
Epluchure, f. Eclat d'obus. Qu'est-ce qu'ils nous envoyaient comme épluchures !


Evacuer. 1° Pour les personnes, envoyer à l'arrière du front ; se dit des blessés ou malades aussi bien que des civils habitant les villages de la zone d'opération.
Etre évacué sur l’intérieur, être envoyé dans un hôpital hors de la zone des armées (s'il s'agit de soldats). 2° Pour les choses, vider. Evacuer un hôpital, un village, vider un hôpital de ses blessés, un village de ses habitants. Evacuer une tranchée, un village, abandonner une tranchée, un village. — L'évacuation d'un village par ses habitants est toujours une scène émouvante. Il semble qu'on prend la vie aux pauvres gens qui doivent fuir devant la bataille. Abandonner sa maison, choisir ce qu'il faut laisser, car on ne peut tout emporter, jeter un dernier regard à ces objets familiers, sans être sûr de retrouver même l'emplacement de sa maison, quelle tristesse ! On entasse sur la voiture des meubles, la literie, des ustensiles, une cage à poules; on y juche les enfants; le chien suit tristement ses maîtres, effaré de ce désastre familial qu'il ne peut arriver à comprendre... C'est devant ce spectacle qu'on prend le plus conscience de la tragique réalité qui se cache sous les mots banals des historiens qui nous parlaient jadis des « horreurs de la guerre ».
Fade. Etre fade, c'est-à-dire avoir son fade, avoir son compte, être bien partagé, bien loti (sens ironique)
Le fade, dans le jargon des voleurs, est la part de vol ; fader, c'est partager le vol.
— Il est fade, il est gris, ou il est blessé.
— On est fade, ou bien fade, on est bien partagé, en parlant d'un mauvais secteur, d'un coin dangereux.
Avec une gourde comme ça, on est bien fade, avec un abruti comme celui-ci, on est bien monté (sens ironique).
Comme on le voit, fade, même précédé de bien, s'emploie toujours dans un sens ironique et signifie en réalité mal partagé.
Falot, m. Passer aux falots, passer en conseil de guerre. Cette expression a son origine dans le fait qu'autrefois les officiers juges des conseils de guerre siégeaient coiffés du képi à plumet bleu, blanc, rouge. Les accusés comparèrent ces plumets à une rangée de falots, c'est-à-dire de ces lanternes en papier tricolore d usage pour les fêtes publiques. Le sens de képi d'ordonnance, que Lucien Rigaud assigne au mot falot dans son Dictionnaire d'argot
Fantabosse, m. Ce terme vient d'un mauvais jeu de mots : fantassin peut s'écrire fente à sein, d'où l'on a fa.il fenie à bosse, fantabosse, puis fantaboche.
Ficelle, f. Autom. Câble qui sert à remorquer une voiture en panne. Revenir à la ficelle, revenir en remorque.
Fayot, m. L'emploi de fayot et de boule pour signifier engagé volontaire vient de ce que les trois sont durs à cuire.
Ficelle, f. Galon d’officier. Il n’a qu'une ficelle de plus, il a trois ficelles. On est parfois embarrassé dans le civil pour savoir, entre deux interlocuteurs, qui a tort ou raison. Dans le militaire, c'est très simple : il n'y a qu'à compter les ficelles; celui qui a le plus de ficelles a raison. Cela évite beaucoup de pertes de temps.


Fiflot, m. Soldat.
Filleul, m. Soldat adopté par une femme, dite marraine, qui lui envoie des paquets et des lettres. Voir les règles du jeu à l'article Marraine.
Filon, m. Bon poste, Chercher le filon, attraper le filon. C’est le filon, c'est le bon poste où l'on est tranquille. Il y a des bons filons el des petits filons ; le civil serait parfois déconcerté par l'opinion des poilus sur la qualité des filons. Ainsi, être au repos à l'arrière paraît un filon. Eh bien, non! Demandez au soldat de 1ère classe Bidon-d'eau ; il vous dira : « Ah ! non ! c'est pas le filon, il faut faire l'exercice et pivoter comme des bleus. Y a qu'une chose de bien, quand on est au repos, c'est qu'on peut trouver du pinard à quinze, tandis que dans la tranchée, y a que le pinard de la station baptisé par le cuistot ». Et puis, celui qui a un filon n'est jamais complètement satisfait ; il trouve toujours que « ce n'est pas le filon », un peu pour écarter l'envie, un peu parce que l'homme n'est jamais content de son sort. On a envie d'un meilleur filon et on combine des plans pour arriver à l'exploiter; tel un ingénieur des mines qui perce des puits et des travers-bancs pour atteindre la zone de haute teneur. On s'écrie alors : c'est le plan, c'est la combine ! Les filons ont, c'est vrai, une valeur très relative; je ne connais qu'un bon filon à la guerre ; je vais vous le dire à l'oreille, mais ne le répétez pas, parce que tout le monde s'y précipiterait : c'est d'être chez soi, père de six enfants. « Farceur ! Me direz-vous, ce n'est pas à la portée de tout le monde ! — Pourquoi pas ? Cherchez une veuve qui a six enfants, en mettant une annonce dans le journal ».
Flingue, m. Fusil. Le flingue est le compagnon inséparable du soldat et s'il pèse à l'épaule pendant les marches, il semble léger quand on prend sa ligne de mire sur un uniforme gris... Le flingue est un confident discret ; il connaît vos émotions ; il sait si la première fois que vous avez fait le geste meurtrier, votre main s'est crispée sur son fût, mais il ne dit rien et rouillé, plein de la boue des tranchées, il reste l'ami de tous les instants.
Flotte, f. La flotte n'a rien de maritime ; c'est tout simplement l'eau, aussi bien l'eau à boire que l’eau de la pluie. La flotte, c'est l'ennemi du soldat. Naturellement, le soldat ne boit de la flotte que faute de pinard, et il l'accuse alors de tous les troubles intestinaux qu'il ressent... Quand il tombe de la flotte — (on dit aussi : ça flotte), le soldat l'accueille avec une indifférence qu'il n'avait pas dans le civil ; mais si ça dure, il devient morne. La flotte qui coule dans les manches jusqu'au coude, qui rentre dans le cou et mouille entre les deux épaules sous le sac, le poilu la craint plus que les marmites ; mais quand il est mouillé, il attend avec philosophie que ça sèche.
Foies. Avoir les foies, avoir les foies blancs, les foies tricolores. Expressions synonymes : Avoir les grelots, avoir la trouille. Avoir peur. Cela arrive. D'aucuns se scandaliseront de voir ces expressions dans le langage poilu; je leur répondrai par ce mot d'un maréchal du Premier Empire qui s'y connaissait en bravoure guerrière : « Je voudrais bien connaître le jean-f., qui prétend qu’il n'a jamais eu peur. » Je crois que tout soldat qui arrive au feu, passe par trois phases : 1° une curiosité insouciante du danger. 2° la trouille. 3° une indifférence qui est la base du courage militaire qui est causée par l'habitude, la connaissance des lieux et des distances dangereuses; cette indifférence n'exclut pas la prudence. Naturellement, on peut osciller entre le 1° et le 3° et nul de ceux qui sont dans le 3° cercle ne peut être assuré de ne jamais revenir dans le second. L'essentiel n'est pas de ne jamais avoir les foies, mais de savoir reprendre sans retard son sang-froid. Celui qui peut se dominer instantanément, celui-là est un chef.
Fourchette, f. Baïonnette. Aller à la fourchette, charger à la baïonnette.
Fusil. Estomac. Rien dans le fusil. Il y a tant de mots poilus pour exprimer l'idée de fusil que le mot lui-même devenu sans emploi a été appliqué à une autre chose.


A suivre…