ARGOT 9/10

139ème semaine

L’Argot des Poilus
Dictionnaire humoristique et philologique
du langage des soldats de la grande guerre de 1914

François Déchelette
Poilu de 2° classe, Licencié ès lettres


Sac, m. 1° Havre-sac du soldat, désigné généralement sous les noms d’Azor, Armoire à glace. 2° Aviat. Nom par lequel les aviateurs désignent l'observateur qu'ils transportent. Syn. : Ballot, Colis, Lest, Paquet.
Sachi. Sachipa. (Se prononce : ça chie, ça chie pas) Deux mots qui ont une origine mystérieuse — peut-être bulgare ou turque — et qui reflètent les deux aspects de l'âme du poilu, qui résument son impression dans toutes les circonstances de la vie à la guerre. De même qu'il y a opposition entre la pluie et le beau temps, entre le bon et le mauvais tabac, entre le côté pile et le côté face d'une pièce de cent sous ou d'un individu, et entre mille autres choses sous la calotte du ciel, de même « Sachi » est aux antipodes de «Sachipa». Traduisez en somme sachi : ça va mal ; sachipa : ça va bien. Quand les balles et les obus sifflent, sachi ; quand les balles et les obus vous ratent, sachipa. Comprenez-vous ? C'est une affaire d'impression ; l'apprenti poilu trouve souvent que sachi ; le poilu à tous crins ne dit plus sachi, mais il accueille toutes les contrariétés de la vie militaire, fussent-elles du calibre 420, par ce mot plein de joyeuse sérénité : sachipa. Parfois, pour instruire les jeunes, il raconte ses campagnes, dans une cagna au coin du feu ; quand il a campé son personnage au milieu d'un enfer de mitraille, il ajoute entre ses dents, en tassant son tabac dans le fourneau de sa pipe : sachiait. Remarquons que sachi se conjugue vaguement : Présent : sachi ; imparfait : sachiait ; passé : sahachié ; futur menaçant : sai'achier (traduisez : attention ! gare de dessous !). Par contre, sachipa ne se conjugue pas.
Saindoux, m. Caporal d'ordinaire.
Saint-Glinglin. C'est un saint très connu, bien qu'on ignore tout de sa vie ; on ne sait pas s'il a été livré aux bêtes pour amuser un César romain, ou s'il est mort benoîtement dans la cellule d'un cloître. Ce qu'il y a de plus certain, c'est que ce pauvre saint est arrivé à la sainteté trop tard pour trouver place dans le calendrier. Il est allé réclamer au Bon Dieu, qui lui a répondu que, vu son éternité, il ne s'inquiétait pas du calendrier. II a essayé, par persuasion, d'obtenir la place d'un saint catalogué ; mais aucun saint, même les plus ignorés n'ayant que quelques clients sur terre, ne voulut céder sa place. Il est allé implorer saint Pierre ; celui-ci l'a consolé en lui prédisant qu'il aurait une renommée universelle et que tout en n'ayant pas de jour dans le calendrier, il aurait pour lui les 365 jours de l'année, et même 366 les années bissextiles. Saint Glinglin s’en fut tout joyeux, et en effet saint Glinglin jouit maintenant d'une situation à faire crever de jalousie les saints les plus connus et jusqu'à des saints de bois. Tout ce que les hommes rêvent de chimérique, tout ce qu'ils attendent, tout ce qu'ils espèrent, tout cela a pour échéance la saint Glinglin. C'est une fête extrêmement mobile, que chacun place quand il lui plait et qui recule souvent à mesure que le temps passe, comme le mirage dans le désert ! La saint Glinglin, c'est la liquidation de nos rêves de bonheur, l'aboutissement de nos désirs et tous nous implorons ce brave saint en construisant l'avenir à notre fantaisie. On célèbre quelquefois la saint Glinglin ; mais la fête est bien médiocre si l’on ne se promet pas de la célébrer une autre fois, car, sans l'espoir, que serait la vie ? L'enfant a vite cassé le jouet qu'il a tant désiré ; mais il se console en en désirant un autre. Saint Glinglin est très souvent invoqué dans la vie militaire : veut-on refuser quelque chose d'une façon élégante ? On la promet pour la saint Glinglin ; le retour? Il aura lieu à la saint Glinglin. Ce jour-là, saint Glinglin ne cédera pas sa place, j'en suis sûr, pour celle du Père éternel lui-même.
Saucisse, f. 1° Bombe boche de tranchée en forme de saucisse ; on dit aussi Saucisson. 2° Ballon observateur allongé qui ressemble à une véritable saucisse. Les Boches les appellent drachen, ce qui veut dire : dragons. C'est le nom générique donné en Bochie aux cerfs volants : cela peut, en l'espèce, rappeler le rôle de gardiens joué par ces ballons. Les yeux des homards sont montés sur pédoncules ; de même les yeux des armées — qui sont les saucisses — sont montés sur un câble fixé à une auto, pour pouvoir se déplacer facilement. Les saucisses se tiennent à une dizaine de kilomètres du front ; dans certains secteurs particulièrement agités, on peut en voir à la fois des dizaines alignées d'un bout de l'horizon à l'autre, comme des ballons d'enfants à la sortie des grands magasins le jeudi. C'est à partir de cette région de saucisses que commence la véritable zone de l'avant ; car les saucisses ne sont pas à l'abri des obus.
Mais le véritable ennemi de la saucisse, c'est l'avion, qui vient démolir la saucisse à domicile, avant qu’elle ait eu le temps de redescendre à terre ou d'être protégée par un avion de chasse. C'est dire que la vie à bord des saucisses n'est pas de tout repos ; on peut dire qu’elle n'est certainement pas terre à terre et ce doit être passionnant de voir s'étaler les positions de l'ennemi comme sur une carte et de regarder éclore les panaches noirs de fumée des obus sur un objectif qu'on vient de signaler à l'artillerie.
— Mais c'est affreux, c'est un plaisir sauvage, dit une dame,
— Apprenez, madame, que le grand plaisir à la guerre est de détruire, surtout de détruire l'ennemi. Je vous assure que l'artilleur qui a vu sauter en l'air les bras et les jambes, est entouré d'une respectueuse envie par les fantassins.
La saucisse française est une amie ; mais la saucisse boche est pour le soldat la bête immonde et malfaisante, dont l'œil perçant épie implacablement tous les mouvements de troupe ; tout être qui bouge devient du gibier d'obus, car le drachen se repaît de carnage. Prudent, il s'entoure de chiens de garde qui sont des canons et des avions de chasse : cette meute attend silencieusement les avions qui tentent de s'approcher.
Les hommes-saucisse, comme on appelle parfois les observateurs, sont volontiers superstitieux et, comme les aviateurs, conservent précieusement dans leur nacelle les fétiches les plus bizarres : les plus recommandés sont une peau de serpent trouvée dans des conditions spéciales, ou un soulier de mariée, ou treize cailloux blancs.


Sauterelle, f. Lance-bombe à ressort dans le genre d'une arbalète.
Schlittage, m. Chemin formé de petits rondins alignés transversalement au-dessus d'un caniveau. Les chemins sont souvent rendus impraticables par la boue, aux alentours des premières lignes où la circulation est intense. Le schlittage, à cause du caniveau, est un chemin relativement sec où les corvées peuvent avancer sans glisser ; or, il est de la plus haute importance de ne pas tomber ni glisser, quand on a la mission de porter la soupe ou le pinard. On appelle schlittage dans les Vosges les chemins de bois qui servent à faire glisser sur les pentes les arbres abattus. On se sert pour cela de traîneaux appelés schlittes (en allemand schlitten). D'où l'application du mot schlittage aux chemins de bois, bien que, contrairement aux schlittages vosgiens, ils soient faits dans le but de ne pas glisser.
Singe, m. Ce mot est surtout employé dans le civil par les gens de maison pour désigner le patron ; subsidiairement, il désigne un animal que beaucoup d’hommes se flattent d'avoir pour aïeul lointain. Le soldat appelle singe le bœuf assaisonné renfermé dans des boites de 300 grammes ou 2 kilos ; assaisonné est une manière de parler, car c'est une viande bouillie plutôt fade, sans autre condiment que du sel. C'est tout de même une excellente viande qui n'a qu'un lointain rapport avec le véritable singe, à ce que l'on dit, car je n'ai jamais goûté de chimpanzé — ni vous non plus, sans doute. Mais le singe régimentaire est profondément méprisé du soldat en temps de paix et même parfois en temps de guerre ; il en est du singe, comme de la langue, qui, disait Esope, est ce qu'il y a à la fois de pire et de meilleur au monde ; à la vérité il ne mérite ni cet excès d'honneur, ni cette indignité.
La boîte de 300 grammes fait partie des vivres de réserve que le soldat doit toujours avoir dans son sac ; quand les étapes sont longues, le soldat considère sa boîte de singe comme un fardeau inutile ; tant qu'il mange à sa faim, il n'a que du dédain pour le singe ; mais que le ravitaillement ne puisse se faire, — ce qui arrive quelquefois en guerre — on se précipite sur sa boîte à singe comme sur un trésor, et l'on fait la chasse aux boites de singe de rabiot jusque dans les musettes ou les sacs des morts.
On mange alors le singe froid en le piquant au couteau à 3 ou 4 dans une même boîte. On fait parfois le rata en faisant cuire le singe avec des patates ; on a alors l'agréable impression de manger des cheveux à cause des longs filaments du singe ; le singe en salade a aussi des amateurs. Mais on se lasse de tout et le soldat n'a plus que du mépris pour le singe, quand le convoi amène de la bidoche fraîche. Un poilu de mes amis m'a affirmé que jadis les boîtes de bœuf assaisonné portaient un nom de fabricant: Singer, d'où était venu le mot de singe.
Soi-soi. Adj. Tranquille, confortable, bien à l'aise, bon. Mot arabe. On est soi-soi, on est bien tranquille. Le superlatif de soi-soi est maous-soi soi, très bon, très tranquille.
— Aviat. Atterrir soi-soi, atterrir doucement sans choc an moment où l'avion arrive sur le sol.
Sous-marin, m. Cuisine roulante. Le fait est qu'avec sa cheminée, ses couvercles vissés comme des trous d'hommes, la cuisine roulante offre quelque ressemblance avec la silhouette d'un sous-marin. Dans les papiers officiels, on ne dit ni « sous-marin » ni « cuisine roulante ». On dit par exemple : Les roulantes seront à l'issue nord du village à 22 heures.

Stration, 1° Au féminin : Administration de l'intendance. La langue française est une grande dame qui s'avance à pas lents afin de ne pas ébouriffer sa coiffure ni déranger ses atours ; la langue poilue est une enfant espiègle toujours pressée, comme si la vie était trop courte pour ses impatients désirs. Elle n'a pas pu s'accommoder d'un mot interminable comme ad-mini-stra-tion ; elle lui a coupé trois pattes et le fait courir sur les deux qui lui restent. C'est une trouvaille qui mériterait de passer dans la langue française, si d'autre part la longueur d'ad-mi-nis-tra-tion, surtout avec des tirets points d'orgue, n'évoquait si bien la lenteur administrative. Je ne sais si c'est à cause de cette amputation, mais la stration n'a pas les lenteurs de l'administration. C'est elle qui nourrit et habille le soldat et elle s'en acquitte fort bien. Le poilu l'accuse parfois de parcimonie, mais il a tort : il est évident que le pinard de la stration n'est jamais assez abondant et le poilu fera des kilomètres avec trente bidons autour du corps pour augmenter la ration de l'escouade. Mais il on serait de même si la stration était plus généreuse ; il est aussi impossible à la stration de satisfaire aux besoins de pinard du poilu qu'au polygone inscrit d'atteindre le cercle.
2° Stration au masculin signifie officier d'administration ; on dit, par exemple, un stration à deux galons. Les strations sont comme les astrologues ou les fées qui ont des étoiles sur un manteau couleur du temps ; leur tenue bleu azur avec les étoiles, à cinq ou dix branches, selon qu'ils sont affectés au ravitaillement ou au service de santé, semble taillée dans un pan de ciel.
Système D. Dites-moi si, chaque jour, quand vous avez fiévreusement dévoré cinq ou six journaux, que vous vous êtes farci la cervelle de tous les communiqués et des commentaires, vous ne jetez pas vos journaux avec dégoût, en disant : « Il n'y a rien dans les journaux ». Ne dites pas : non ; j'en suis sûr. Et cependant Dieu sait si vous vous êtes fatigué les yeux à lire des colonnes et des colonnes en petits caractères.
Eh bien, vous avez raison ! Tous les journaux ne vous racontent que balivernes ; ils vous parlent d'un tas de mouvements stratégiques où vous ne comprenez goutte, ni moi non plus, d'un tas de villes et de rivières avec des noms qu'on ne peut même pas prononcer en éternuant. Balivernes et fariboles, vous dis-je. Et, à côté de cela, aucun journal ne vous dira un mot de la plus merveilleuse invention française, de ce qui explique nos succès et légitime tous les espoirs : le système D. Si nous avons vaincu à la Marne, en Champagne, à Verdun, à la Somme, l'on vous dira que c'est grâce à tel général, ou à Dieu, ou à notre artillerie lourde ou légère, ou à nos poilus. Evidemment, il y a un peu de vrai dans tout cela, mais la vérité totale et définitive, la voici : tout cela, c'est grâce au système D.
Vous voilà fort curieux de connaître ce mystérieux système. Le « système Dé. ..brouille » consiste à faire quelque chose avec rien, à saisir au vol l'occasion et la chance, à utiliser les circonstances, le terrain, les hommes et tout ce qui tombe sous la main en vue du but à atteindre. On sait combien le Français y excelle, dans les grandes comme dans les petites choses. Un général voit le défaut de la cuirasse de nos ennemis et il en profite pour culbuter leurs armées : système D. Après avoir manqué d'artillerie lourde, nous en avons à revendre : système D. Un poilu ventriloque fait prisonnier une vingtaine de Boches, en causant de loin avec des camarades imaginaires ; système D. En arrivant dans un village ravagé, nos poilus trouvent encore le moyen de se procurer de savoureux suppléments à l'ordinaire : système D. On manque d'un objet quelconque, bouchon de bidon, couteau ou godasse, et on le ramasse dans le fossé, qui est proprement la boutique du guerrier : système D. Le système D résout tous les problèmes par des moyens improvisés : c'est le système français.
Le Boche travaillait depuis des années à créer une formidable machine de guerre ; le nez chaussé de lunettes d'or dont les branches font un double sillon dans le gras luisant de ses tempes, il fouillait dans de lourds in-octavos et travaillait à organiser la guerre dans ses moindres détails ; parfois il levait les yeux et regardait avec pitié, par-dessus la frontière, le petit Français qui s'amusait à organiser la paix : c’est ainsi que l'ogre regardait le petit Poucet. Mais quand fut déchaîné l'orage qui devait nous anéantir, qui fut étonné ? Ce fut le Boche, car le petit Poucet s'était débrouillé terriblement. Le Boche a eu beau ajuster ses lunettes d'or, il n'a pas encore compris que toute la force du petit Français est dans le système D. Un gravier suffît pour faire grincer ou mettre en panne l'énorme machinerie allemande ; le système D s'adapte instantanément à toutes les conjonctures et déconcerte toujours le Boche à l'esprit lent, qui a besoin de plans longuement préparés. Les Boches ne seront jamais que de gros lourdauds, tandis que les Français sont nés débrouillards. C'est pourquoi ceci tuera cela, comme aurait dit Victor Hugo, dans son langage apocalyptique. Croyez au système D avec la foi du charbonnier et ne perdez plus votre temps à lire tant de journaux.


A suivre…