FRÈRES ENNEMIS

156ème semaine

Du lundi 23 au dimanche 29 juillet 1917

LA FRANC-MACONNERIE ET LA GUERRE (2/2)


Mais comment la Franc-maçonnerie internationale s’est-elle accommodée des alternances de guerre et de paix au cours des siècles ? On peut rappeler que les constitutions d'Anderson, en tant que fondement de la maçonnerie spéculative universelle, énonçaient que : «... le maçon n'est jamais impliqué dans des complots contre la paix.  La guerre et les effusions de sang ont toujours été funestes à la Maçonnerie qui toujours prospéra en temps de paix ».

Sous Napoléon la France et la Prusse furent tantôt opposées, tantôt alliées. Alors on se réunissait entre frères quand c’était possible, ou l’on se canonnait quand il le fallait, mais c’était encore sans rancune. Et nombre de maçons furent impliqués dans les différentes sociétés pour la paix qui fleurirent au XIXe siècle en Europe.

Mais la guerre de 1870 déchira le monde maçonnique, chaque obédience embrassant avec ferveur la cause de son gouvernement. D'Italie, de Belgique, de vains appels solennels ont été lancés aux frères belligérants. Voici les termes de l'adresse des « amis philanthropes » de Bruxelles « à tous les maçons de France et d'Allemagne » : « L'Europe entière ne peut penser sans rougir qu'après des siècles de civilisation, après une longue pratique du régime des lois, des peuples habitués à confier chez eux les moindres différends à la Justice, repoussent entre eux tout arbitrage et remettent les plus grands intérêts à la force aveugle ... Toute l'humanité est en cause… C'est une honte pour le siècle... ». L'accueil fait à cette adresse ? Les loges allemandes refusent de l'accepter, portent plainte auprès du Suprême Conseil de Belgique… qui blâme la loge pour cet envoi !  Par ailleurs, intégralement symboliques, les trois grandes loges prussiennes - l'essentiel de la maçonnerie allemande - interdisent formellement le domaine du politique. En revanche, appliquant à la lettre les constitutions qui font de la fidélité au souverain et aux lois du pays un devoir maçonnique, elles vont épouser le point de vue impérial et avaliser l'annexion de l'Alsace et de la Lorraine. La rupture sera totale avec les Français. Les nationaux allemands sont exclus des loges françaises.

À Paris, en 1889, à l'occasion de la célébration du centenaire de la Révolution, un congrès maçonnique international réunit les représentants de nombreuses nations. L'idée est lancée de la création d'une structure internationale. C'est d'une coopération technique qu'il est d’abord question dans une assemblée qui célèbre néanmoins les idéaux fraternels de la Révolution française, en l'absence de tout Allemand, et en acclamant aux cris de « vive la France » l'évocation des « Provinces détachées ». Il faudra attendre cinq années pour que se côtoient à la Conférence maçonnique universelle de 1894 Français du Grand Orient et Allemands des Grandes Loges d'Anvers dites Humanitaires. Et six années passeront encore avant que, exploit célébré avec émotion, en 1900 à Luxembourg, le Vénérable local réussisse à mettre la main d'un Vénérable français dans celle d'un Vénérable allemand !

L'une des premières décisions de l'organisme international enfin mis sur pied en 1902 sera de faire célébrer par la « Maçonnerie du globe » le 18 mai, date anniversaire de l'ouverture de la conférence de La Haye, comme fête de « la Paix et de la Justice entre les nations, un des buts de la Franc-maçonnerie universelle ». Ainsi la première structure internationale dont se dote la maçonnerie se place sous l'invocation de la Paix.

La Grande Loge suisse Alpina a réalisé le mandat qui lui avait été confié : le Bureau international de Recherche Maçonnique (BIRM) s'ouvre sous ses auspices et son administration : prudemment installé comme un intermédiaire entre les puissances maçonniques, bourse d'échanges d'informations, de publications, fort attentif aux questions de rituels et de symboles. Mais le train pacifiste est lancé. Dans certaines provinces du monde maçonnique, il est possible de pousser l'illusion lyrique et autosatisfaite jusqu'à proclamer, à la fête de la Paix de 1904 : « Succès oblige. La maçonnerie vient de prouver qu'elle pouvait entraîner à sa suite le monde profane. Seule elle est capable de réaliser la paix du monde, parce qu'elle est le seul lien entre les nations ». Un appel à jeter au feu les soldats de plomb est lancé par le Grand Maître adjoint de Belgique lors d'un congrès ultérieur ! Mais confrontée à la réalité du conflit russo-japonais, la même assemblée de Bruxelles recule devant une démarche directe, rappelant avec tristesse l'échec rencontré déjà lors de la guerre des Boers !

Jusqu’en 1910, il y a des rencontres franco-allemandes, initialement timides puis fréquentées par un nombre de plus en plus élevé de loges, notamment belges et françaises. Ces réunions, convoquées « Au nom de la paix et de la fraternité universelle » proclament que «La suppression de la guerre a toujours été un des points capitaux du programme social de la franc-maçonnerie. Celle-ci a sans cesse travaillé à la propagation des idées pacifistes et elle n'a jamais cessé de répéter que la paix universelle n'est pas une chimère, mais une des idées les plus généreuses et une des tâches les plus sublimes dont la réalisation n'est pas seulement désirable mais possible… Nous croyons que le moyen le plus sûr pour éviter une guerre sanglante, c'est de travailler avant tout à la réconciliation de deux grandes nations dont l'antagonisme menace perpétuellement la paix en Europe ... Ce sont les Loges maçonniques qui peuvent et doivent travailler avant tout à préparer cette réconciliation ».

Les premières réunions, tenues en des lieux périphériques, se déroulent sous les meilleurs auspices. Mais en 1911 à Paris, la quatrième rencontre se heurte aux portes closes de la rue Cadet : le Conseil de l'Ordre du Grand Orient a reculé devant « la crainte de réactions anti-allemandes et anti-maçonniques ». En fait il n'est plus possible d'ignorer - même au sein de cette assemblée des meilleures volontés - les tensions qui déchirent l'Europe. Du côté français on souligne chaque année que c'est de « par delà le Rhin que nous vient le plus souvent le danger menaçant », que  « tout dépend de vous, frères allemands ». À quoi fait écho, du côté allemand, la déception ressentie à Paris devant le chauvinisme français par ceux-là mêmes qui sont en butte à l'hostilité de leurs compatriotes pour avoir entamé le dialogue : « Aussi longtemps que l'idée d'une revanche sera présente chez la plupart des Français, nous ne parviendrons pas à une entente ». Président du Bureau international de la paix, Henri Lafontaine, par ailleurs sénateur socialiste belge et futur prix Nobel de la Paix, va apostropher les deux puissances : « Donc nous, les petits, nous venons vous dire : Finissez, cessez de vous haïr ; Triple Alliance, Triple Entente, avec vos alternatives de calme et de frayeur, disparaissez ! Et faites place au rapprochement de ces deux grands peuples, rapprochement dont dépend la paix du monde ! ».

Mais assez sensiblement le maçon cède devant le socialiste, le neutre devant le francophile : « Impartialement en voyant ce qui se passe, je dois avouer franchement, - nous sommes ici non pour nous congratuler, mais pour nous dire nos vérités - que, du côté français, avec ce sentiment élevé d'altruisme du pays qui a fait la Révolution pour l'humanité, le désir de paix paraît plus sincère que chez les Allemands. Nous osons dire cela, car nous aimons l'Allemagne, mais l'Allemagne que nous aimons n'est pas celle de Bismarck hérissée de canons et de forteresses. Et c'est vous, maçons allemands, qui devez ramener l'Allemagne à son ancien idéal ! ».

Il poursuit : « J'estime qu'à la prochaine manifestation en 1914 à Francfort, nous serons non plus cinq cents, mais trois ou quatre mille dont deux mille Allemands ! Vous devez nous le promettre. Et si nous ne trouvons pas de salle suffisamment vaste, nous nous réunirons sous le ciel bleu ! ...». Surmontant les reproches, un frère allemand saisit alors la balle au bond : « Je ne veux dire qu'un mot en réponse au discours de Fr. Lafontaine. Suivez son conseil, venez à Francfort. Nous avons à votre disposition deux salles, l'une peut contenir cinq mille personnes et l'autre peut en contenir quinze mille ! ». Et le F:. Lafontaine de s'écrier : « Alors soyons quinze mille ! ».

Pour conclure, la réunion de la 7ème Manifestation maçonnique internationale est convoquée à Francfort pour le 16 août 1914...

Mais début août 1914 c’est le début de la guerre, fin septembre il y a déjà plusieurs centaines de milliers de morts, et encore quatre ans d’interminables combats devant soi.

Alors, qu’est devenue, qu’a fait la Franc-maçonnerie pendant ces longues années ?  

Si la maçonnerie belge interrompt ses travaux après l’invasion de son territoire, dès janvier 1915 une loge militaire allemande fonctionne à Liège sous le nom évocateur de « A la Croix de Fer ». À la fin du conflit dix-sept loges militaires allemandes auront été constituées. Dans le Luxembourg envahi, l'activité se poursuit. Parmi les belligérants réfugiés ou internés dans les Pays-Bas neutres coexistent des ateliers temporaires belges et allemands. La maçonnerie belge en particulier essaimera plusieurs loges à l'extérieur. Et en France, en Italie, en Allemagne, la Maçonnerie continue à travailler.

Mais, à l'inverse même d'une Internationale, cette Maçonnerie poursuit son existence solidement retranchée dans chaque camp.

Le 27 septembre 1914, le Sérénissime Grand Maître national belge, le sénateur libéral Charles Magnette s'adresse solennellement aux neuf Grandes Loges d'Allemagne en des termes qui se veulent au-dessus des passions immédiates : « Car si le franc-maçon a le devoir essentiel d'aimer et de défendre sa patrie menacée, il doit en même temps regarder plus loin et plus haut, ne pas oublier qu'il professe le culte de l'humanité et que l'idéal serait que, parmi les peuples comme parmi les races, tous les hommes, ainsi que dans les Loges, fussent des frères ».

Il propose de constituer une commission d'enquête maçonnique sur le déroulement des combats, et de lancer un appel pressant à l'observation impartiale des règles humanitaires. Réponse allemande : silence de sept loges, les deux réponses reçues se résumant ainsi : « les soldats allemands sont incapables de cruauté. Ils ont toute notre confiance. L'appel demandé constituerait une injure, la commission est sans objet. La guerre a été imposée à l'Allemagne et d'ailleurs les cruautés sont le fait des Belges, des Français, des Russes... ». Ayant protesté à nouveau auprès des loges allemandes contre les déportations de 1916, Charles Magnette sera emprisonné. Ses gestes, son exemple seront magnifiés par les maçonneries des pays alliés. Mais aussi quand la Grande Loge suisse Alpina proteste contre la violation de la neutralité belge, l'ensemble de la maçonnerie allemande rompt avec elle.

Deux discours antagonistes se distinguent alors : le premier est celui des franc-maçonneries alliées (Grande-Bretagne exceptée, qui refuse toute position politique) qui se veulent incarner les idéaux mêmes de la maçonnerie universelle, dans une bonne conscience lyrique et sans faille, identifiant l'adversaire au mal absolu. L’autre est celle du discours maçonnique allemand qui proteste du bon droit allemand et de la soumission nécessaire au pouvoir politique impérial.


À l'issue d'une conférence des maçonneries alliées à Paris en janvier 1917, il est convoqué un « Congrès des maçonneries des nations alliées et neutres » qui se tient effectivement en juin 1917 à l'invitation du G.O. et de la G.L. de France. Seize obédiences y sont représentées, essentiellement européennes, mais plusieurs Grandes Loges américaines du Nord et du Sud ont assuré de leur appui. La création d’une Société des nations figura au centre des débats et de la résolution finale. Il suffira plus tard aux anti-maçons de republier le compte rendu de ce Congrès pour démontrer à bon compte que la SDN était un « super-état maçonnique ». Ce qui importe ici est de relever que toutes les puissances présentes font leur l'idée que « cette guerre, déchaînée par les autocraties militaires, s'est transformée en une formidable querelle des démocraties organisées contre les puissances militaires et despotiques ». Elle est « l'affrontement de deux principes: celui de la Démocratie et celui de l'Impérialisme, celui de la Liberté et celui de l'Autorité, celui de la Vérité et celui du Mensonge ... Il s'agit de savoir si l'Humanité va atteindre son salut ou marcher à sa perte ... ».

La propagande officielle allemande mit en exergue le caractère politique des Maçonneries des pays alliés. Ce qui permettra à la littérature allemande de parler très vite d’un complot maçonnique international anti-allemand.

Malgré tout la graine plantée en 1917 finit par porter ses fruits. En 1920 le premier Bureau International est dissous, mais une nouvelle structure voit le jour : c'est en octobre 1921 que fut convoqué à Genève le premier congrès maçonnique international d'après guerre. L'initiative en revint encore à la G.L. suisse Alpina. Mais l'intransigeance franco-belge soumit la présence éventuelle des Allemands à la reconnaissance écrite préalable de la culpabilité allemande. Une seule loge, marginale, signa ce désaveu et fut admise.

Ce congrès donna naissance à l'Association maçonnique internationale  (A.M.I.) dont la direction fut internationale et le siège placé à Genève.

Mais, après tant de vains discours aussi creux que solennels, c’est peut-être ce qui sauva finalement la Franc-maçonnerie d’une faillite totale dans le cadre de cette première guerre mondiale : l’émergence de son concours absolu à l’idée et à la construction d’une structure de concertation internationale. Beaucoup de Frères de divers pays s'y sont illustrés. Voulue avec acharnement par le président des Etats-Unis, le F:. Woodrow Wilson, cette Société des Nations (SDN) fut instituée par une charte fondamentale intégrée au texte du traité de Versailles en 1919. Et c’est en 1920 qu’elle naquit officiellement, son premier président étant le F:. Léon Bourgeois du Grand Orient De France.

A suivre…