101ème semaine
Du lundi 3 au dimanche 9 juillet
1916
LES PROFITEURS DE LA GUERRE
Quand l'obus va, tout va...
Quand l'obus va, tout va...
Face aux gains excessifs accumulés par certains titulaires de
marchés de guerre, le Parlement vote le 1er juillet 1916 une loi qui prévoit
une contribution extraordinaire sur les bénéfices exceptionnels ou
supplémentaires réalisés à compter du 1er août 1914. Les assujettis doivent
produire une déclaration indiquant leurs bénéfices sur un imprimé fourni par
l'Administration et la transmettre au directeur des contributions directes du
département.
L'article 7 de cette loi institue dans chaque département une
commission de 1er degré, composée des directeurs des Contributions directes,
des Contributions indirectes et de l'Enregistrement, des domaines et du timbre
ainsi que du trésorier-payeur général. Cette commission est chargée de statuer
au vu des déclarations qui lui sont soumises ; elle fixe les bases de la
contribution et notifie les décisions aux intéressés.
L'article 11 de la même loi instaure une commission supérieure des
bénéfices de guerre qui siège au ministère des finances. Ses membres, dont le
directeur général des Contributions directes, sont nommés par un décret du 6
juillet 1916, et ses conditions de fonctionnement prévues par un décret du 12
juillet 1916. Son secrétariat est assuré par la direction générale des
Contributions directes. Cette commission statue en dernier ressort sur les
appels formés contre les décisions par les personnes, les sociétés ou
l'administration.
Pour le Gard, un certain nombre d’entreprises ont été signalées
par la commission départementale :
Alès, ANGEAU Gabriel (fabricant
d'emballages), BELLEGARDE Louis (tourneur sur bois), CHAMPEYRACHE David
(automobiles, cycles), GUIRAUD Frères (mécaniciens), REYDON Frères (scierie),
RICHARD-DUCROS (constructeurs), SABATIER Jules (fonderie) ;
Arpaillargues, CHALIER David (entreprise de
transports) ;
Bagnols, PASCALINI Paul (fabricant de
cartonnages) ;
Beaucaire, LANDRE Frères (fabrication de
chaises, vannerie) ;
Bessèges, Compagnie houillère de Bessèges
;
Moussac, CARENOU & TUR (usine de
réglisse) ;
Nîmes, BANCEL Jules (boucherie), BOYER
Louis (fondeur de fer), CANCELLIERI et LACHAZETTE (exploitants de scierie),
CORDESSE Père et Fils (tanneurs), CREMIEUX Martial (fournitures génerales),
ETIENNE Victor (constructions mécaniques), GARDET Frères (fumistes),
GRILL-CAMROUX (quincaillerie), ODOT et GINIER (fournisseurs), ROLLAND Fernand
(industriel), SAY Adrien (manufactures de chaussures) ;
Saint-Gilles, BENOIT Auguste (distillateur) ;
Saint-Hippolyte-du-Fort, BOURGUET André (tanneur),
BOURGUET Raoul (tanneur) ;
Sauve, FORESTIER Frères (industriels)
;
Théziers, société anonyme des Grandes
Tuileries & Briqueteries de Théziers.
On note avec intérêt qu’Anduze ne fait pas partie des villes
épinglées. Ce qui ne fait que souligner le fait que cette petite cité, pourtant
fortement industrialisée avant la guerre, n’a pas su prendre le tournant de la
demande ni su reconvertir ses usines.
En 1917 un auteur anonyme, sous le pseudonyme de Mauricius, publie
dans le journal « Ce qu’il faut dire », un pamphlet intitulé « Les profiteurs de
la guerre ». Malgré plusieurs coupures dues à la censure, ce texte reste d’une
grande vigueur. Il commence par rappeler le contexte politico-industriel qui
avait fait des maîtres de forges, bien avant la guerre, ceux qui tiraient les
ficelles de l’opinion :
« Alors... Supposez une maison dont la fortune est attachée à
la guerre, une maison fournissant à la France une partie de son matériel
guerrier, une maison par conséquent pour qui la paix, une paix sûre et
définitive, serait la fin des bénéfices colossaux qu'elle réalise ; supposez en
outre une maison fournissant aux puissances étrangères atteintes de la folie
des armements tout ou partie de leur matériel militaire. Quel est l'intérêt de
cette maison ?... En premier lieu, empêcher que la presse entraîne l'opinion
publique dans les voies du pacifisme et de la réconciliation générale. Plus la
discorde sera vive, plus l'atmosphère sera troublée, plus les menaces de
conflit s'accuseront, et plus la maison fera d'affaires. En second lieu, opérer
sur les Etats étrangers qui contractent des emprunts en France, une pression
suffisante pour que ces Etats, en échange de l'emprunt consenti, fassent à «
l'industrie française », c'est-à-dire la maison qui nous occupe, des commandes
importantes d'armes de guerre. Ainsi, vous pensez que les « Cocoricos » de nos
grands journaux sont payés et que les manigances qui précèdent certains
emprunts étrangers sont destinées à rabattre des clients vers le Creusot ?...
Ce n'est pas d’aujourd’hui, en effet, que date cette caste de traitants
qui ont une part jusque dans les Conseils de Gouvernement. Avant que ne soit
déchaînée la guerre actuelle, il y a toute une catégorie de grands spéculateurs
qui préparaient le moment de bâtir leur fortune sur la famine, sur là mort, sur
le torpillage. Patiemment, savamment, ils attendaient l'heure propice à la
perpétration de leurs rapines.
La place me manque pour m'étendre plus amplement sur la puissance
colossale des rois de la métallurgie et de la finance. Qu'il me suffise de dire
que le Creusot est cadet dans cette famille des charognards. Le trust anglais
compte parmi ses administrateurs : 13 lords, 12 membres de la Chambre des
Communes, et parmi ses actionnaires 3 princes du sang, 75 lords, 6 archevêques,
etc. Il contrôle 6 grands journaux, subventionne la Ligue maritime et la Ligue
pour le Service obligatoire. Il vend des cuirassés et des canons au Chili, au
Brésil, à la Turquie, contrôle quatre firmes en Italie; il a construit et
outillé les usines de Fiume en Autriche, fondé avec Krupp les usines Skoda de
Pilsen et la Société anglo-allemande de dynamite.
Quant à Krupp, son usine d'Essen comptait avant la guerre 300.000
ouvriers; il possède 43 succursales en Allemagne et fournit lui aussi très
internationalement toutes les nations mondiales. Ses actionnaires comptent huit
ministres passés et présents, six princes de la maison royale et l’Empereur
lui-même qui a mis une grosse partie de sa fortune dans cette usine d'outils de
meurtre. Il a à sa solde une vingtaine de députés et contrôle 38 journaux.
J'arrête cette documentation malgré son intérêt. J'espère que le
lecteur commence à saisir, au moins dans son ensemble, le formidable complot
mené contre les peuples, et comment ces patriotes du canon, par leurs
intrigues, par leur presse, par toutes leurs créatures stipendiées, ont été les
grands responsables de la tuerie affreuse qui ravage l'humanité ».
Mauricius donne ensuite des chiffres édifiants sur les fortunes
multipliées dans les industries de guerre. Nous n’en retiendrons que deux
exemples :
Les Fabricants d’Obus
La Liberté signale avoir en main le bilan d'une firme qui en un
an, sur 36 millions d'obus, a gagné 18 millions. Le député Mistral signalait à
la Chambre des députés (8 juin 1917) des prospectus adressés par des banquiers
indiquant qu'en souscrivant 25.000 francs on est certain de rentrer dans son
capital après 6 mois, de toucher 33.000 francs de bénéfices et de continuer à
toucher ainsi pendant toute la durée de la guerre.
La Vieille Montagne
La Vieille Montagne est le seul producteur de zinc pour la France.
En temps de paix, le zinc extra employé pour les usines de guerre se vendait 63
francs les 100 kilos; en janvier 1915, 133 fr ; en juillet 1915, 320 fr ; en
mars 1916, 332 fr. La raison officielle de ces augmentations ? L’alignement
des prix sur le zinc importé à grands frais d’Amérique…
Les Compagnies maritimes
Ainsi la Compagnie Sud-Atlantique indique à ses actionnaires la
marche de son exploitation : « Les résultats des deux premiers exercices
1912-1913 et 1913-1914 avaient été franchement mauvais. La situation s'est
nettement améliorée à partir de 1915 grâce à la hausse des frets et les
bénéfices ont été suffisants pour amortir la perte qui figurait au bilan de
1914. Le bilan de 1916 fait ressortir une excellente situation financière.
L'ensemble des bénéfices s'élève à 20 millions. En résumé, la Compagnie
Sud-Atlantique a bénéficié dans une large mesure de la hausse des frets
occasionnés par la guerre. Il est permis d'envisager prochainement une
distribution de dividendes. C'est une perspective qui aurait été beaucoup plus
éloignée sans les événements ».
Et ainsi de suite…
Mais revenons un peu sur la « Vieille Montagne », car la
région d’Anduze a récemment été secouée par des analyses révélant le fort taux
de pollution résiduelle des sites miniers de cette entreprise, appartenant
aujourd’hui à la multinationale Umicore.
La Société des Mines et Fonderies de Zinc de la Vieille-Montagne
est une entreprise d'origine liégeoise productrice de zinc fondée en 1837 et
dont le siège d'exploitation était à Angleur. Elle a pour origine un procédé
inventé par Jean-Jacques Dony au début du 19e siècle. Le nom provient d'un
lieu-dit sur la commune de La Calamine (en allemand, Altenberg) où elle
exploitait une riche mine de carbonate de zinc. Vieille-Montagne acquiert, en
1871, l'usine de Viviez, dans l'Aveyron. Celle-ci jouera un rôle important lors
de la première Guerre mondiale pour l'approvisionnement en zinc de haute
qualité, nécessaire au laiton entrant dans la fabrication des munitions ainsi
que dans la production d'acides sulfurique et nitrique pour la production
d'explosifs.
Exploitée depuis 1848, la mine de La Croix-de-Pallières, aux
confins des communes de Saint-Félix et de Thoiras, reçoit en 1915 une forte
impulsion liée aux besoins de ces métaux pour l’industrie de guerre. Elle a
produit, à elle seule, 80 000 tonnes de zinc et 34 000 tonnes de plomb. On en a
extrait également 520 tonnes de cadmium, 30 tonnes d’argent et, enfin, 28
tonnes de germanium. L’exploitant belge est parti en 1971, en laissant derrière
lui près de 3 millions de tonnes de déchets contaminés. Il en a enfoui une
partie, sans le reconnaître. Ces résidus recèlent des concentrations hautement
toxiques d’arsenic, cadmium, antimoine, thallium, plomb…
Des "bandits", des "chacals", des
"gredins", des "thénardiers"... Ce 21 octobre 1915, dans
les colonnes du Midi socialiste, la journaliste Séverine, ancienne secrétaire
de Jules Vallès, n'a pas de mots assez durs contre ceux qui "s'engraissent
de la chair d'autrui" et "pressurent le soldat" en "raflant
à tout prix ce qu'ils sont certains de lui revendre le triple". Faut-il
voir dans cette philippique contre la "rapacité des exploiteurs" le
cri isolé d'une femme qui a toujours eu la langue bien pendue ? La réponse est
non. Car de tels propos sont alors très répandus. Et pas seulement au sein
d'une extrême gauche prompte à brocarder les "forbans de l'agiotage"
qui réalisent des "fortunes scandaleuses" quand d'autres
"meurent sur les champs de bataille" (L'Humanité, 6 août 1917). Même
un radical bon teint comme le ministre de l'intérieur Louis Malvy doit bien
l'admettre publiquement, en avril 1916 : "Dans la zone des armées, les
mercantis exploitent nos soldats, personne ne peut le contester."
Les "profiteurs" font partie de ces figures qui, bien
qu'elles n'aient cessé de hanter l'imagination des contemporains de la Grande
Guerre, n'avaient guère retenu l'attention des historiens jusqu'à ces dernières
années. Un manque désormais comblé avec un livre* passionnant, issu d'une thèse
de doctorat, de François Bouloc.
Passionnant, ce livre l'est d'abord en raison de la variété des
diatribes "antiprofiteurs" que l'auteur a exhumées. Fustigés par les
poilus, les journalistes et les hommes politiques, les "nouveaux
riches" ont inspiré aussi les écrivains. On en croise chez Barbusse,
Colette, Dorgelès et Jules Romains. Certains leur ont même consacré des oeuvres
entières : c'est le cas de J.-H. Rosny jeune, auteur en 1919 d'un savoureux Mimi, les profiteurs et le poilu ; ou
encore d'Emile Barthe, qui construisit l'une de ses pièces autour d'un couple
d'épiciers dont le nom, Ventredor, est tout un programme (Los Profitaires, 1922).
Ces textes font aujourd'hui sourire. D'autres sont franchement
sordides. Ce sont ces lettres de dénonciation adressées par des citoyens
ordinaires aux journaux et aux pouvoirs publics. Des dénonciations abusives ?
Pas toujours. Car ces lettres reflètent souvent une réalité. Pour le prouver,
l'historien s'est efforcé chaque fois qu'il le pouvait de confronter les
rumeurs aux faits. Chose rendue possible grâce aux dossiers fiscaux générés par
la loi du 1er juillet 1916 instituant une "contribution extraordinaire sur
les bénéfices exceptionnels ou supplémentaires réalisés pendant la
guerre". Un texte proposé par les socialistes et adopté malgré le lobbying
acharné du patronat.
Or que montrent ces dossiers ? D'abord, que le conflit a largement
profité à certains secteurs comme les charbonnages, la sidérurgie, l'armement
ou la viticulture. Ensuite - et l'historien a eu la bonne idée de consulter
aussi les archives d'entreprises comme Schneider ou Hotchkiss, l'un des grands
fabricants de mitrailleuses - que les chiffres déclarés furent souvent très
inférieurs aux bénéfices réalisés. L'auteur distingue d'ailleurs, sans pour
autant proposer une estimation de leur part respective parmi les assujettis à
la loi de 1916, les "profiteurs" des simples "profitants",
autrement dit ceux qui sont devenus riches tout en restant de bons
contribuables.
François Bouloc met en tout cas bien en lumière l'écart saisissant
entre les professions de foi patriotiques et certaines pratiques fort éloignées
de tout "civisme fiscal".
Sans en prendre son parti, L'Humanité en faisait le constat en
février 1917 : les "malheurs du temps", déplorait alors un
journaliste, n'avaient guère moralisé les affaires. Ce qu'il résuma d'une
formule adaptée aux circonstances : "Quand l'obus va, tout va."
A suivre…
A lire : LES PROFITEURS DE GUERRE (1914-1918) de François Bouloc.
Complexe, 386 p., 26 €.