144ème
semaine
L’Argot
des Poilus
Dictionnaire
humoristique et philologique
du
langage des soldats de la grande guerre de 1914
François
Déchelette
Poilu
de 2° classe, Licencié ès lettres
Tambouille, f. Soupe, nourriture. J'apporte la tambouille. Il tombe bien
quelquefois dans la tambouille de la terre ou des feuilles d'arbre avant qu’elle
n'arrive aux tranchées ; on y trouve aussi les restes des « fayots » de la
veille ; mais qu'importe ? Elle est toujours mangée de bon appétit malgré les «
marmites » qui viennent interrompre sa dégustation.
Tank, m. Mot anglais signifiant citerne appliqué aux automobiles
blindées, appelées aussi chars d'assaut, qui peuvent rouler dans les champs et
à travers les tranchées. Les premières machines ont été construites en grand
mystère en Angleterre, et, pour assurer le secret de la construction, on avait
fait croire que c'était de pacifiques citernes : d'où le nom de tank. — Pluriel
: Tanks.
Taube, m. Sorte d'avion boche ressemblant à un pigeon (taube en allemand).
Téléphoner. Il y a téléphone et téléphone comme
il y a fagots et fagots ; il y a le téléphone où l’on parle et celui où l'on…
boit. Ce dernier est le plus connu au pays poilu. Voici en quoi consiste cette
invention : Téléphoner, c est percer
un petit trou dans un tonneau de pinard, adapter subrepticement un tuyau de
caoutchouc à cette ouverture et aspirer le nectar à longues goulées, comme un
enfant au biberon. Le pinard n'est-il pas le lait nourricier du poilu ? Le
procédé est ingénieux et n'expose pas celui qui l'emploie à des suites graves,
s'il sait modérer ses désirs, selon les conseils judicieux d'Epictète, ou si
l'opération est faite entre la distribe
et l'arrivée du pinard à la compagnie : le cuistot y rajoute de l'eau et tout
est dit. Le cas n'est pas pendable I Comment voulez-vous qu'un poilu accompagne
un tonneau de pinard pendant 3 ou 4 kilomètres parfois, sous un soleil de feu —
ou par un froid de loup — sans avoir besoin de se rafraîchir — ou de se réchauffer
? Car le pinard a ces merveilleuses et contradictoires propriétés. Le glouglou
d'un tonneau de pinard, à la guerre, ferait bien tourner la tête à un saint en
bois, peut-être même à Epictète. Le cas est plus mauvais quand le délit est
commis en grand par les convoyeurs du ravitaillement et se trouve découvert par
le stration qui fait la distribe : certains furent ainsi
traduits en conseil de guerre pour avoir poussé au delà des limites
raisonnables l'application du fameux système D.
Tiraillou ou Tirailleur, m. Tirailleur
arabe ou sénégalais. Ce sont des soldats terribles, mais les
meilleurs garçons
de la terre si vous savez leur parler sans froisser leur amour-propre ; car ils
ont toujours la crainte d'être méprisés. Ils ont conscience d'avoir conquis sur
les champs de bataille le droit de cité française et ils n'ont pas tort.
Souvenez-vous-en, quand vous leur parlez ; rappelez-vous que les Arabes sont
vexés d'être traités de bicots ou de nègres, et que le nègre rit jaune — si
j'ose m'exprimer ainsi — quand vous l'appelez Chocolat. Les Français disent: tiraillou et les arabes et les nègres : tiraillour, en mettant plutôt deux r
qu'une à la fin et au milieu. Les tiraillous sénégalais sont déjà entrés dans la légende de la Grande
Guerre, avec leurs histoires terrifiantes de coupe-coupe ; ils ne parlent que
de « couper cabèche » et comme ils voient que ça amuse les infirmières, je
crois qu'ils inventent parfois pour faire plaisir à la « dame blanche». Ces
pauvres Sénégalais, il a fallu qu'ils apprennent à faire la guerre à la manière
d'Europe, c'est-à-dire à se cacher dans des trous. « A Maroc, y a pas canon, ici boum-boum », disent-ils. Et pas
moyen de se faire suivre de sa fatma, comme au Maroc ; c'est une bien triste
guerre ! Ils se consolent en pensant qu’ils reviendront dans leur lointain
village couverts de décorations et de gloire : ils en sont sûrs puisqu'ils ont
un bon grigri.
![]() |
Caricature allemande du tirailleur sénégalais |
Tire-boches, m. Baïonnette. Mot formé par
analogie avec tire-bouton.
Tommy, pi. Tommies. Surnom du soldat anglais. Ce nom vient d'un soldat
anglais appelé Tommy Atkins, qui se distingua à la bataille de Waterloo, en 1815,
et reçut des félicitations particulières du duc de Wellington. Son nom devint
populaire, et l'on appela les soldats Tommy Atkins, puis par abréviation Tommy.
Toriale, f. Armée territoriale. Je
suis dans la toriale.
Toriaux, m. Territorial. Substantif invariable au singulier et au
pluriel. Exemple : je suis toriaux.
Syn. : Terribles toriaux, Terribles taureaux, Tirititis. Toriaux
est le mot propre ; les trois autres synonymes sont les termes un peu ironiques
employés par ceux qui ne sont pas toriaux, car on blague autant les toriaux en
guerre qu'en temps de paix. Notez qu'il n'y a pas qu'une question d'âge : on
n'est vraiment tirititi que si l'on est dans un régiment de territoriale. Un
toriaux faisant partie d'un régiment d'activé ou de réserve se moquera
volontiers des tirititis. Blaguez-les bien, les tirititis ; n'empêche qu'ils
savent se battre comme les jeunes, quand il le faut.
Tortillard, m. Chemin de fer à voie étroite
(qui fait de brusques courbes). Il y avait avant la guerre de paisibles
tortillards d'intérêt local qui se sont trouvés tout d'un coup au milieu de la
guerre sans savoir comment : ils ont été mobilisés comme de simples civils et
font bravement leur devoir en ravitaillant les troupes. Mais à côté d'eux, a
poussé tout un réseau de petits tortillards de guerre, que l'on appelle officiellement
« Voies de 60» (de 60
centimètres). Et dans des campagnes jadis reculées, on peut voir des petites
locomotives-joujoux, un peu poussives, mais vaillantes, qui traînent de lourds
trains d'obus, sur des pentes et dans des courbes invraisemblables. Le poilu
blague le tortillard, parce qu'il aime blaguer, mais au fond il sait bien toute
la reconnaissance qu'il doit à cet humble auxiliaire. Syn. : Tacot.
Tortue, f. Syn. : Crapaud, Montre. Sorte de grenade boche qui est ronde
comme une montre et porte six tubes percuteurs qui semblent les pattes, la tête
et la queue d'une tortue. Le poilu a le sens du pittoresque.
Toubib, ra. Médecin-major. C'est le mot arabe signifiant médecin,
importé par les troupes d'Afrique. Le métier de toubib demande des dispositions
radicalement opposées à celles du médecin : l’idéal pour un médecin est d'avoir
beaucoup de clients : l'idéal d'un toubib est de n'en point avoir du tout, ni
malades, ni blessés. Cependant, depuis la guerre, on a recruté beaucoup de
toubibs parmi les médecins. Il faut espérer que, quand ces toubibs seront
redevenus simples médecins, la santé publique sera soudain considérablement
améliorée : ils ne « reconnaîtront » plus malades aucun de leurs clients.
Par contre, il est à craindre que les chirurgiens, ne pouvant plus se passer de
blessés, n'aient le bistouri trop facile.
Toumani. Nom donné à tout tirailleur noir. Argot des troupes coloniales. Toumani, équivaut à mon vieux, dans la langue de la tribu des Bambaras, qui a fourni de
nombreux contingents aux bataillons noirs. Anissigué
toumani, bonjour, mon vieux, est la phrase avec laquelle s'abordent les
Bambaras.
Tourne-broche, m. Baïonnette. On dit aussi
tourne-boche, par une macabre plaisanterie.
Tourniquet, m. Conseil de guerre. Passer au
tourniquet. Syn. : Falot.
Tricule, m. Numéro matricule. Triculer.
Donner un numéro matricule.
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Troufion, m. C'est ainsi que le fantassin est baptisé avec dédain par les
cavaliers, artilleurs, qui, chacun le sait, sont d'une essence supérieure.
Comme la vanité ne perd jamais ses droits, on entend même les fantassins employés
au convoi de ravitaillement se servir de cette expression dédaigneuse en
parlant de leurs camarades combattants : il y a toujours une moitié du monde
qui se moque de l'autre, même à la guerre.
Usine à gaz, f. Aviat. Surnom de l'aéroplane
Bréguet.
Vache au Rhin, f. Les boches chantaient la
vache au Rhin, le Wacht am Rhein (la
garde au Rhin), chanson patriotique allemande. Les poilus prononcent le boche à
leur façon.
Valise, f. 1° Torpille aérienne boche. C'est un gros obus qui a la forme
d'un énorme saucisson ; il n'a pas d'ailettes comme nos torpilles et arrive
sans bruit ; c'est un engin de tranchée car il ne peut pas se lancer très loin,
mais il est très meurtrier à cause du poids considérable d'explosif qu'il
renferme. C'est pour cela que les poilus l'appellent valise : quand on reçoit
une valise sur le coin de la... gueule, on part pour un grand voyage. Les
poilus emploient aussi le mot allemand et disent : un minen. 2° Nom donné parfois au havresac. Poser sa valise. En l'employant, le poilu se divertit à jouer au
civil. Syn. : Armoire a glace, As-de-Carreau,
Azor.
Verni (Etre). — Se dit de celui qui a la chance de ne rien attraper
dans les pires moments, et qui a toujours « passé au travers », comme on dit.
Il faut bien, en effet, avoir un vernis résistant aux balles et aux obus pour
faire campagne longtemps sans anicroche. Malheureusement, ce vernis ne se
trouve pas dans le commerce et l'on n'est jamais sûr qu'il ne s'écaille pas un
beau jour. Mais il semble que certains semblent devenir incassables à force de
le croire : la trouille est mauvaise conseillère. Et puis, je crois que les
Sénégalais ont raison : l'important est d'avoir un bon grigri.
Vété ou Véteau. Vétérinaire. Le vêté a sa visite quotidienne, comme un
toubib, mais non sans quelques différences. D'abord, comme ses malades sont
parfois récalcitrants, il y a toujours un aide muni d'un « tord-nez » pour les
mettre à la raison. Le tord-nez consiste en une grosse trique d'environ 60 centimètres
de long ; dans un trou percé à l'extrémité passe une lanière de cuir avec
laquelle on forme une double boucle ; on passe la lèvre supérieure du cheval
dans cette boucle et l'on tourne. On tourne d'autant plus que le cheval fait
plus de galipettes : ce procédé mate les chevaux les plus rétifs. Alors, le vété s'avance, grave, dans sa blouse
blanche dont il ramène les pans sur ses bottes vernies ; il se penche, les
mains sur les genoux, il examine le malade en prenant soin d'y toucher le moins
possible, hoche de la tête, prescrit de la teinture d'iode (vulgairement
appelée « peinture d'idiot ») ou autre drogue, qu'un aide applique aussitôt
avec prodigalité malgré les réactions de la bête.
Dans les dépôts de chevaux
éclopés, la visite est presque émouvante : là sont rassemblés les pauvres
chevaux fourbus ou blessés, souvent couverts de larges plaies ; les éclats
d'obus n'épargnent pas plus les chevaux que les hommes. Le vété est suivi d'un acolyte armé d'un revolver : si le cas est
désespéré, le véteau fait un signe,
on emmène le cheval, une détonation retentit, la bête en a fini avec les
misères de la vie. Le véteau a beau
ne soigner que nos frères inférieurs, son métier n'est pas sans danger ni sans
gloire et plus d'un est mort noblement au champ d'honneur.
Vieux,
m. 1° L'officier commandant une unité ; s'applique le plus souvent au capitaine
ou au colonel. Voilà le vieux qui arrive.
2° Père.
Vitrier, m. Chasseur à pied. Ce surnom vient de ce que les chasseurs à
pied portaient autrefois des sacs en cuir verni reluisant au soleil comme les
vitres que les vitriers portent sur leur dos.
Zèbre, m. 1° Bon cheval, 2° Terme d'argot par lequel un gradé désigne
souvent un homme, et spécialement un homme dégourdi, déluré. Il me faut deux zèbres de corvée. Ce
sens est dérivé par métaphore du premier. 3° Appellation amicale Vieux zèbre, mon vieux zèbre, mon vieux.
Zéphir, m. Soldat des compagnies de discipline. Vient d'un calembour sur
le mot zéphyr qui vole lui aussi.
Zigomar, m. Sabre des cavaliers. Faire le zigomar, même sens que : faire le
Zigotot.
Zigouiller. Syn. : Escofier, Bousiller, Descendre, Dégringoler. Autant de mots qui signifient
tuer, avec cette nuance que « zigouiller » — presque une onomatopée — est
réservée à l'arme blanche et que « bousiller » veut dire : tuer ou blesser,
mettre hors de combat. Tous ces verbes sont essentiellement actifs ; ils ont
malheureusement un passif, que l'on voudrait voir tomber en désuétude, faute
d'usage. Vous pensez, du fond de votre fauteuil, que l'emploi actif et répété
de ces verbes donne au soldat une certaine cruauté, une barbare insensibilité ;
erreur. Dans le feu de l'action, il se produit chez le soldat une déformation
professionnelle, une sorte d'anesthésie morale, due à l'esprit de l'état, comme
chez le chirurgien devant la table d'opération. Mais le « travail » fini, la
sensibilité reprend son cours ; et même, elle est avivée par les spectacles
d'horreur qui se présentent si souvent au soldat. La guerre est l'école de la
pitié, comme elle est l'école du courage et du sacrifice.
Zouave. Faire le zouave. 1° Faire le brave avec ostentation. 2° Faire
l'important, chercher à amuser la galerie, faire la mauvaise tête, répondre à
une remontrance par une plaisanterie ou une impertinence. Je suis allé demander
à un de mes amis — le nombre en a beaucoup augmenté à la guerre — M. Dache,
perruquier des zouaves, d'où venait l'expression : faire le zouave. Il a protesté énergiquement contre la légende qui
attribuait aux zouaves l'habitude d'être fanfarons ou d'avoir mauvaise tête.
Dont acte, M. Dache, perruquier des zouaves.
Fin de ce dictionnaire
A suivre…