CACHE-COL ET EFFETS D’ÉQUIPEMENT

31ème Semaine

Du 1er au 7 mars 1915

La triste histoire du soldat Loche (1/4)


Le 23 novembre 1913, à 17 h, le gendarme à pied Baptistin Brun, brigadier, et le gendarme à cheval Gaston Arnoux, étant à leur caserne de Bessèges, reçoivent une plainte de madame Marie-Louise Roman, 24 ans, sans profession. Son récit est le suivant : « Il y a quinze jours environ, j’avais donné mon linge à laver. Le soir vers 20 h, j’ai étendu ce linge dans une cour située derrière mon habitation et pendant la nuit on m’a soustrait un cache-col en cordonnet blanc. Ce cache-col a aux extrémités cinq petites rayures marron et un peu plus haut trois autres, il est à franges blanches et d’une valeur approximative de 3 francs. Aujourd’hui 23 courant, je me promenais sur la route de La Fayette, lorsque j’ai rencontré un individu porteur du cache-col qui m’avait été soustrait il y a environ 15 jours. Je me suis aussitôt avancé de cet individu et lui ai demandé la provenance du cache-col dont il était détenteur. Sur cette demande cet individu n’a su quoi répondre et a continué son chemin en activant le pas. Il correspond au signalement suivant : taille moyenne, cheveux et sourcils blonds, âgé de 25 ans environ. Vêtu d’un complet couleur gris, chaussé d’une paire de pantoufles bardées de cuir, coiffé d’une casquette grise. D’après les renseignements fournis par une personne cet individu se nommerait Loche ou Louche dit le bourru et serait en pension chez Mme veuve Guy à Bessèges ». Les deux gendarmes se rendent alors chez madame Guy, demeurant 74 rue de la République, où ils trouvent un individu correspondant exactement au signalement donné par madame Roman. 


Le suspect leur fait la déclaration suivante : « Je me nomme Loche Alfred, 25 ans, manœuvre aux forges. Il y a deux mois environ en revenant de St Ambroix vers 3 h du matin j’ai vu sur la route un objet blanc ; lui ayant donné un coup de pied j’ai constaté que c’était un cache-col. Je l’ai ramassé. Aujourd’hui 23 courant vers 16 h, me trouvant au quartier de La Fayette, une femme que je ne connais pas m’a interpellé en me disant que ce cache-col lui appartenait. J’ai continué sans rien lui dire car ce cache-col ne m’appartenait pas ». Présumant que l’individu leur cache la vérité, les gendarmes le pressent de questions et il corrige sa déclaration: « Il y a 15 jours environ en revenant de St Ambroix j’ai vu dans une cour du linge au séchoir. J’y suis allé et ai pris le cache-col que cette femme a reconnu aujourd’hui comme lui appartenant. Pour pénétrer dans cette cour qui se trouve derrière la maison j’ai suivi une ruelle et suis entré par une porte qui était ouverte. Je vous remets le cache-col en question ». Les gendarmes se rendent alors sur les lieux, leurs constatations confirment les propos de Loche. Ils transmettent alors le dossier au Procureur de la République.

Le commissaire de police de Bessèges produit une fiche. Alfred Loche n’a jamais été condamné, sa moralité est bonne, sa conduite habituelle assez bonne, son caractère faible. Il est illettré. Commentaire : « Le sieur Loche manque totalement d’intelligence et de caractère, très paresseux il se laisse facilement entrainer par des individus peu recommandables. Bien que n’étant pas un mauvais sujet il ne jouit d’aucun considération ». Dans un témoignage ultérieur, le gendarme Albert Boussioux précise : « Il passait aux yeux de la brigade de Bessèges pour un déséquilibré. Un fait confirme cette opinion : après avoir commis ce vol, il se promenait dans Bessèges avec le cache-nez qu’il venait de voler ».


Passant au tribunal le 5 décembre 1913, Loche est condamné à une amende de 50 francs.

"Signature" d'Alfred Loche
Alfred-Henri Loche est né le 28 janvier 1889 à Bessèges, il est fils unique, son père est mort peu après, c’est sa mère qui l’a élevé dans des conditions économiques difficiles. Sa scolarité a été réduite au minimum, il ne sait ni lire ni écrire. Il a trouvé un emploi aux forges de la ville, une dépendance des mines d’Alès.

Témoignage de Cyprien Chas, ingénieur principal des mines et forges d’Alais : « Je ne connaissais pas particulièrement Loche Alfred, mais d’après ce que j’ai entendu dire sur son compte dans l’usine c’était un caractère bizarre, un ouvrier difficile à commander et qui dans ses actes comme dans ses paroles ne montrait aucun esprit de suite, c’était un détraqué. Loche a été occupé à mes usines de 1902 à 1914, avec plusieurs interruptions. Nous avons toujours considéré cet ouvrier comme ne jouissant pas de la plénitude de ses facultés mentales. Nous l’avons repris plusieurs fois à notre service à cause de sa situation de famille, sa mère étant veuve, et en raison des états de service à notre Compagnie de son père défunt ».


Joseph Meyssonnier surveillant d’usine à Bessèges, confirme : « Etant contremaître aux forges de Bessèges, aux fours Martin, j’ai eu par intervalles à mon service le nommé Loche, il donnait satisfaction au point de vue du travail, mais malheureusement il avait des absences de raison et était considéré comme l’on dit vulgairement comme un individu pas trop bien cerclé. Il ne faisait aucun travail délicat car à cause de son état mental on ne pouvait avoir confiance en lui, on l’occupait au manœuvrage ».

Et l’un de ses camarades mineurs à Bessèges,  Marcel Pradon, complète : « Il était connu à Bessèges comme un déséquilibré ».

Le docteur Bouchet, enfin, exerçant à Bessèges, témoigne avoir plusieurs fois donné des soins à Loche, et avoir constaté qu’il ne jouissait pas de la plénitude de ses facultés mentales.

Alfred Loche est néanmoins incorporé avec sa classe, celle de 1909, en octobre 1910 au 58 RI basé à Avignon. Il y fait ses deux ans de service sans trop d’histoires. Son dossier militaire ne fait état que d’un incident : il s’est endormi pendant sa faction dans la nuit du 12 août 1911. Pour cela il est condamné par un conseil de guerre le 6 octobre 1911 à un mois d’emprisonnement avec sursis. Il revient à la vie civile en septembre 1912, date à laquelle il reprend son poste aux forges de Bessèges.


Au début d’août 1914 Loche rejoint son régiment mobilisé à la caserne d’Avignon. Dès le 5 août, le 58 RI quitte ses quartiers pour aller s’embarquer à la gare de Pont d’Avignon. Sur tout le parcours la population d’Avignon manifeste par ses acclamations une sympathie émue à ceux qui partent pour défendre le pays. Le Régiment débarque le 7 août à Juvelise (Meurthe et Moselle) et chaque bataillon gagne ses cantonnements, qu’il faut quitter dès le soir pour aller prendre les avant-postes à la frontière pour assurer la couverture d’une partie de la zone entre Toul et Mirecourt.

La principale offensive française dans cette zone, connue sous le nom de bataille de Lorraine, commence le 14 août lorsque la 1ère armée du général Dubail marche sur Sarrebourg alors que la 2e armée du général de Castelnau se dirige vers Morhange et vers Dieuze avec ses 15e et 16e corps d'armée. Les Français y sont attendus par les 6e et 7e armées allemandes réunies sous le commandement du Kronprinz Rupprecht. Le Kronprinz doit engager le combat avec les forces françaises pour les fixer au centre, pendant que l'aile droite de l'armée allemande, dans le cadre du plan Schlieffen encercle ses adversaires. Les troupes allemandes qui disposent de plus de mitrailleuses et d'artillerie et d'une doctrine d'emploi beaucoup plus efficace que celle de l'adversaire, infligent ainsi - notamment depuis leurs lignes de défense fortifiées - de très lourdes pertes à l'infanterie française. Celle-ci encore vêtue d'uniformes datant du 19ème siècle, avec des capotes bleues et des pantalons rouges, pratique toujours la tactique d' « offensive à outrance » qui fait peu de cas des pertes humaines car basée sur des charges en rangs serrés dès que le contact est établi avec l'ennemi. Dans ce secteur, la tactique des Allemands est de laisser pénétrer les unités françaises jusqu'à leurs lignes de défense dotées d'artillerie lourde et de mitrailleuses pour les anéantir. C'est ainsi que les deux armées françaises pénètrent d'une vingtaine de kilomètres à l'intérieur du territoire allemand avant que leurs unités ne soient clouées au sol et leurs effectifs réduits comme peau de chagrin, les survivants étant obligés, le 20 août, de se replier face à la puissante contre offensive allemande qui déferle sur eux depuis les hauteurs. C'est ainsi que les « Méridionaux » du 15e corps d'armée du général Espinasse sont pris en tenaille. Malgré leur héroïsme et leurs très lourdes pertes (930 « mis hors de combat » sur les 1000 soldats du 3e bataillon du 141e RI de Marseille), ils vont être pris comme « boucs émissaires » de la défaite française par le généralissime Joffre puis par le ministre Messimy et diffamés dans le journal Le Matin par le sénateur Adolphe Gervais.

Alfred Loche est pris, comme tous ses camarades, dans ces terribles combats. Mais il réussit à y survivre en quittant la zone de bataille, dans des circonstances incertaines qui feront plus tard l’objet d’un intense débat. Le rapport officiel du 3 novembre suivant l’exprimera ainsi : « Le 19 ou le 20 août le soldat Loche disparaît de sa compagnie sans qu’il soit possible de préciser exactement dans quelles circonstances. L’enquête faite à ce sujet n’a donné aucun résultat. Loche a-t-il abandonné sa section au cours d’une marche et alors que l’action n’était pas encore commencée ? C’est ce qu’il prétend, mais ses explications sont si embarrassées et si invraisemblables qu’il semble difficile d’y ajouter quelque crédit. Quoi qu’il en soit, régulièrement ou non, Loche est dirigé sur l’arrière, rejoint le dépôt de son corps, d’où au bout de quelques jours il est renvoyé à nouveau sur le front ».

En fait Loche est pris en charge par les services sanitaires et évacué vers l’hôpital de Dax (lui-même parlera plutôt de Lourdes) le 24 août. Il en sort le 5 septembre et rejoint son corps à Avignon le 9 septembre. Il repart vers Bar-le-Duc le 1er octobre. Mais alors que son régiment se remet en marche vers le front, Loche disparaît. Il est arrêté deux jours plus tard à l’une des entrées de la ville : « Le 3 octobre 1914, nous soussigné, Bêtard Félicien, sergent à la quatrième compagnie de chasseurs forestiers, chef de poste de Marbot de Bar-le-Duc, certifions que vers 16 h 00 nous avons arrêté au dit poste un militaire portant une plaque d’identité au nom de Loche Alfred, lequel nous a déclaré appartenir à la réserve du 58 régiment d’infanterie, avoir été fait prisonnier et avoir pu s’évader et avoir trouvé à son retour un fusil et le grand équipement avec les cartouches (12 paquets) dont il était détenteur ».

Comme il se plaint d’être blessé ce soldat est aussitôt présenté au docteur Rogier  pour examen : « Je certifie avoir visité le soldat Loche Alfred du 58 RI qui se plaint d’avoir reçu une blessure par balle au côté et d’avoir eu une inflammation du pied consécutive à des furoncles. Il n’existe aucune trace de blessure autour de la poitrine. Sur la poitrine face antérieure existe à droite un cœur traversé d’un poignard et à gauche une main tenant un poignard. Sur l’avant-bras droit une grappe de raisin avec au dessous les initiales L.A. puis Y.F. Sur l’avant-bras gauche une pensée avec au dessous - à l’amour M.L. B.J. Au pied droit, la cicatrice grosse comme une lentille d’une ancienne écorchure très superficielle, des traces de cicatrices de furoncles. D’où je conclus que les allégations du soldat Loche Alfred ne sont pas justifiées ».

Le lendemain 4 octobre, à 7 h 00, le soldat Loche est interrogé par Draft Jean, lieutenant de gendarmerie : « Je me nomme Loche Alfred, réserviste au 58 RI. J’ignore mon numéro matricule, je ne sais ni lire ni écrire. Ce que j’ai dit hier aux chasseurs forestiers est faux, je n’ai pas été fait prisonnier, la vérité est celle-ci : blessé le 19 août aux combats de Dieuze, d’une balle au côté droit, j’ai été évacué sur l’hôpital de Lourdes. Après ma guérison j’ai été dirigé sur mon corps à Avignon et ensuite sur Bar-le-Duc ; nous étions environ 150 éclopés guéris du 58. Le jour de notre arrivée à Bar-le-Duc le 1er octobre nous avons été dirigés vers l’avant pour rejoindre le front. Le soir même, me trouvant fatigué, j’ai laissé passer la colonne et me suis arrêté dans un village que je ne connais pas où j’ai passé la nuit dans une grange. Le lendemain matin j’ai fait environ 10 kilomètres pour me remettre à la recherche de la colonne, mais ne la voyant pas j’ai pris la décision de retourner à Bar-le-Duc. C’est alors que j’ai rencontré un voiturier qui m’a ramené dans sa voiture jusqu’au poste de Marbot où j’ai été arrêté par les gardes forestiers. Je me suis trompé en disant que j’avais été blessé au côté droit. J’ai voulu dire que j’avais eu le pied droit blessé par un furoncle et c’est pour cette blessure que j’ai été traité à l’hôpital de Lourdes ». Suite du rapport : « Loche possède l’armement, les munitions et l’équipement énumérés au PV, lesquels lui auraient été distribués à Avignon, alors qu’il a d’abord déclaré avoir trouvé le tout ; quant à son sac il l’a laissé dans le village où il a abandonné la colonne. Trouvé en possession d’un burin Loche dit l’avoir ramassé sur la route. Lecture faite en présence du gendarme Tiffreau, persiste et signe avec nous ». NB : Loche signe par une simple croix. Le rapport conclut : « De cet ensemble de faits il résulte que Loche a abandonné sa place dans le rang au moment où ses camarades marchaient à l’ennemi, sans faire constater par ses chefs comme il en avait incontestablement les moyens, les motifs d’indisponibilité qu’il pouvait avoir. Loche reconnaît en outre avoir abandonné son havresac sur le bord de la route. Notre avis est donc qu’il doit être mis en jugement devant le conseil de guerre pour abandon de poste devant l’ennemi et pour dissipation d’effets d’équipement ».

Un ordre de conduite du soldat Loche, inculpé de désertion en présence de l’ennemi et d’abandon de son havresac, est aussitôt émis. Il doit être dirigé vers le QG du 15ème corps d’armée à Blercourt, pour y être présenté devant un Conseil de Guerre.

A suivre…