VINGT ANS APRÈS...

34ème semaine

Du 22 au 28 mars 1915

La triste histoire du soldat Loche (4/4)

Alfred Loche, de Bessèges, a été passé par les armes le 11 novembre 1914, pour abandon de poste en présence de l’ennemi et dissipation d’effets (Voir les semaines 31 à 33 de ce blog).

Assez vite après la guerre un mouvement d’opinion se dessine pour la révision de ces procès expéditifs qui ont abouti à la condamnation à une mort immédiate et infâmante de plusieurs centaines de soldats français.

La Ligue des droits de l’homme joue un rôle prépondérant. Créée en 1898, dans le cadre de l’Affaire Dreyfus, la ligue voit dans la défense des fusillés et de leur famille un combat « naturel », tant l’innocence de ces hommes paraît souvent évidente. Elle entend lutter contre « les crimes des Conseils de guerre ». Quand elle essuie un refus de réhabilitation, la LDH transmet le dossier à l’opinion publique via des articles de presse, des conférences-débats, pour faire pression sur les cours de justice concernées dont la Cour de cassation. Des associations d’anciens combattants interviennent également. Fait important, les anciens combattants sont les premiers vecteurs de la mémoire des fusillés et ils agissent en faveur de leur réhabilitation.

Après une première loi d'amnistie en 1919, une deuxième loi d'amnistie, votée le 29 avril 1921, instaure un recours contre les condamnations prononcées par les Conseils de guerre spéciaux, ouvert aux conjoints, ascendants et descendants jusqu'au quatrième degré. Si la révision est jugée recevable, la Cour de cassation peut accorder une réparation morale et pécuniaire.

C’est dans ce cadre juridique qu’en avril 1921 la mère d’Alfred Loche commence une longue démarche pour la réhabilitation de son fils.

Simultanément un ancien officier, Antoine Duraffour, qui avait assisté au Conseil de guerre ayant condamné Loche, écrit au garde des Sceaux pour lui révéler « le secret qui a pesé trop longtemps sur ma conscience ». Il a découvert, juste après ce Conseil de guerre, une lettre du Chef de Corps de Loche attestant de la régularité de son départ du front…

Une enquête est alors lancée : la gendarmerie interroge tous les témoins possibles. Tous attestent de la faible capacité mentale de ce soldat, bien connu dans sa petite ville de Bessèges. En juillet 1922 la demande de révision est présentée devant la Cour d’appel d’Aix, et elle est déclarée recevable. Mais un an plus tard la Cour de Cassation rejette la demande pour des raisons de forme. En 1923, nouvelles démarches, mais en mars 1924 la demande est de nouveau rejetée pour absence de preuves de l’état d’incapacité du soldat Alfred Loche au moment des faits. Une nouvelle loi d’amnistie est votée en 1925, et pour la première fois on prend la déposition d’Antoine Duraffour. Mais, de nouveau, la Cour de cassation rejette la demande de révision et statue le 6 mai 1926 : « Attendu en conséquence, que la culpabilité et la responsabilité de Loche étant pleinement démontrée, Il n’y a pas lieu de réformer la décision du Conseil de guerre en date du 10 novembre 1914 par lequel le nommé Loche Alfred a été condamné à la peine de mort pour abandon de poste en présence de l’ennemi ».

Or cette même année 1926 une affaire du même ordre reçoit un grand écho en France, c’est celle des caporaux de Souain. En mars 1915, après deux mois d'accrochages sans résultat tangible dans leur secteur et deux récentes attaques infructueuses, les soldats de la 21ème compagnie du 336ème régiment d'infanterie avaient reçu l'ordre d'attaquer de nouveau à la baïonnette et de reprendre les positions ennemies établies au nord du village de Souain.
 
Les quatre caporaux de Souain
Devant eux, le terrain était déjà jonché de cadavres et se trouvait directement pris sous le feu des mitrailleuses allemandes. De plus, la préparation d'artillerie française habituelle avant l'attaque, au lieu de secouer les positions allemandes, envoyait ses obus sur la tranchée française et labourait le terrain d'assaut. Dans ces conditions, les hommes de la 21ème compagnie, épuisés après plusieurs jours de tranchée, démoralisés par les précédents insuccès, et ayant sous les yeux le spectacle des cadavres de leurs camarades tombés dans les fils de fer intacts, refusèrent, ce jour-là, de sortir des tranchées. À cet instant précis, il est clair qu'ils anticipaient l'échec et l'inutilité d'une attaque qui les vouait à une mort certaine. Tout soldat paraissant sur le parapet était immédiatement atteint par les balles. Plus tard, le bombardement des tranchées françaises fera l'objet d'une polémique, à la suite d'un témoignage : le général Réveilhac, qui avait ordonné l'attaque, aurait demandé à l'artillerie de pilonner les positions françaises pour obliger les soldats à sortir de leurs tranchées.

Général Reveilhac
Suite à la désobéissance des hommes de la 21ème compagnie, le général Réveilhac exigea des sanctions. Le capitaine Equilbey, commandant de la compagnie, fut alors tenu de transmettre à ses supérieurs une liste portant les noms de six caporaux et de dix-huit hommes de troupe, choisis parmi les plus jeunes, à raison de deux par escouade. Le 15 mars, le général donna l'ordre de mise en jugement directe des 24 hommes désignés. Le règlement militaire s'appuyait sur cette phrase : « La discipline faisant la force principale des armées, il importe que tout supérieur obtienne de ses subordonnés une obéissance entière et une soumission de tous les instants ».

Le 16 mars 1915, les inculpés comparurent devant le conseil de guerre de la 60ème division demandé par le général Réveilhac avec ce motif : « Refus de bondir hors des tranchées ». Le verdict acquitta les dix-huit hommes du rang, parce  qu'ils avaient été choisis arbitrairement, et deux caporaux (Gosselin et Lorin) parce qu'étant en bout de ligne ils avaient pu ne pas entendre l'ordre d'attaque. Quatre autres caporaux furent condamnés à mort ce jour-là. Le lendemain, 17 mars 1915, en début d'après-midi et deux heures avant que n'arrive le recours en grâce qui commuait leur peine en travaux forcés, les quatre caporaux furent fusillés par leurs camarades devant le 336ème régiment d'infanterie.

Une démarche de révision a été entreprise. Mais, comme dans le cas d’Alfred Loche, la Cour de cassation la refuse en 1926. Selon elle la nécessité d’un fait nouveau interdit toute procédure. Pourtant l’opinion publique, en grande partie composée par les anciens combattants eux-mêmes, ne peut admettre la supériorité des arguments du droit face au bon sens populaire. Ce dernier est soutenu par quelques députés comme le finistérien Jean Jadé, présent au moment des faits : « Il y a un élément qui échappera toujours à l’appréciation des honorables magistrats de la Cour suprême : c’est la question de l’exécutabilité d’un ordre. Certes, nos soldats ont accompli sur le front des prodiges… On a tendance à croire qu’il n’existait là-haut, aucune limite à la résistance des hommes. Eh bien, si ! Les forces de l’homme ont une limite. Mais cette limite ne peut être appréciée que par ceux qui ont eux-mêmes vécu dans l’enfer des batailles ».

En 1927 encore un autre cas de rejet de révision soulève l’émotion. C’est celui des fusillés de Flirey, refusé le 12 février 1927 par la Cour de cassation.

Le 19 avril 1915, une attaque devait avoir lieu à Mort-Mare (juste au nord de Flirey), afin d’enlever une tranchée encore occupée par les Allemands au centre d’une première ligne conquise quelques jours plus tôt avec la perte de 600 hommes. Les troupes d’assaut avaient été tirées au sort et le hasard avait désigné l’une des compagnies fortement malmenées début avril lors des combats sur la route de Thiaucourt. Au signal de l’attaque cette compagnie de 250 hommes refusa de partir à l'assaut et de quitter la tranchée : « ce n’est pas notre tour d’attaquer » disaient-ils. Quelques instants auparavant, parmi les quinze hommes qui venaient de sortir de la tranchée, douze avaient été tués ou blessés et restaient là, sous les yeux de leurs compagnons.

Furieux, le général Delétoile ordonna que les 250 soldats passent en cour martiale pour délit de lâcheté afin d'être exécutés. Après l'intervention d'autres officiers, cinq hommes furent finalement désignés et comparurent le jour même, pour une parodie de procès. Deux hommes avaient été choisis par tirage au sort. Les trois autres avaient été désignés par leurs supérieurs en raison de leur appartenance syndicale à la CGT. Le général Joffre, de passage dans le secteur, aurait refusé sa clémence, exigeant la plus grande sévérité à l'égard de la compagnie.

Un seul homme fut acquitté. Les quatre autres, le caporal Antoine Morange, les soldats Félix Baudy, François Fontanaud et Henri Prébost, furent fusillés à Manonville, proche de Flirey, le lendemain 20 avril.

Enfin, le 9 mars 1932 est votée la loi créant une Cour spéciale de justice militaire, composée à parité de magistrats et d'anciens combattants, compétente pour réexaminer tous les jugements rendus par les conseils de guerre. Elle siègera entre 1933 et 1935.

Les décrets d’application tardent pour des raisons financières. Le jury populaire de soldats tant attendu ne voit pas le jour, il s’agit bien encore une fois d’en appeler à des hommes de justice, qui se réunissent pour la première fois le 4 juin 1933. La France, entrée dans la crise économique, pense déjà à autre chose. Les premiers cas discutés se partagent entre les annulations de jugement, la confirmation pour certains, l’irrecevabilité de la demande. Les fusillés de Souain et de Flirey sont enfin réhabilités.

Alors la porte est ouverte pour qu’à son tour Alfred Loche puisse bénéficier d’une révision.

Le 12 mai 1934 un arrêt est rendu par la Cour spéciale de justice militaire de Paris qui déclare la demande de révision (en vertu de la loi du 9 mars 1932) recevable en la forme et renvoie l’examen de l’affaire au fond à une audience ultérieure

Et le 17 novembre 1934 c’est le verdict définitif :
« Affaire Alfred LOCHE soldat au 58e régiment d'infanterie, fusillé le 11 novembre 1914
Cour spéciale de justice militaire
Au nom du peuple français,
La Cour spéciale de justice militaire a rendu l'arrêt dont la teneur suit :
Ce jourd'hui 17 novembre 1934,

S'est réunie dans le lieu de ses séances, en audience publique, à l'effet de procéder, conformément à ladite loi du 9 mars 1932, à la révision du jugement prononcé le 10 novembre 1914, par le Conseil de guerre de la 30e division d'infanterie, ayant condamné le nommé Loche (Alfred), né le 28 janvier 1889, à Bessèges (Gard) fils de Auguste et de Alauzel (Marie), alors domicilié à Bessèges (Gard), mineur, soldat du 58e rég. d'infanterie, à la peine de mort pour abandon de poste en présence de l'ennemi et dissipation d'effets ;

La Cour spéciale de justice militaire,

Vu le précédent arrêt de cette Cour du 12 mai 1934, déclarant recevable en la forme la requête par laquelle la veuve Loche, demeurant rue Victor-Hugo à Bessèges (Gard), demande en vertu des dispositions de la loi du 9 mars 1932, la révision du jugement du Conseil de guerre de la 30e division d'infanterie qui a condamné, le 10 novembre 1914, son fils, le soldat Loche (Alfred), du 58e rég. d'infanterie, né à Bessèges (Gard); le 28 janvier 1889, à la peine de mort pour abandon de poste en présence de l'ennemi et dissipation d'effets ;

Après avoir entendu M. le commissaire du Gouvernement en ses réquisitions, M° Douard, avocat à la cour, au nom de la demanderesse en révision et la demanderesse, en leurs moyens à l'appui de la requête, et en avoir délibéré en chambre du Conseil conformément à la loi ;

Attendu qu'aucun élément de la procédure soumise au Conseil de guerre ne précise, ainsi que le mentionne le rapport du commissaire rapporteur, dans quelles conditions le soldat Loche a été évacué et s'il l'a été régulièrement, mais qu'il résulte des renseignements extraits des archives du 58e régiment d'infanterie au cours de l'enquête prescrite par les chambres réunies de la Cour de cassation, que le soldat Loche, blessé et évacué à l'hôpital de Dax le 24 août 1914 et sorti le 5 septembre, a rejoint son corps à Avignon le 9 septembre 1914, que parti au front avec un renfort le 1er octobre, il a été porté manquant à l'arrivée le 3 octobre, sans qu'à aucun moment sa conduite antérieure ait été en quoi que ce soit incriminée ;

Attendu qu'au cours de cette même enquête l'officier interprète Duraffour, de l'état-major de la 30e division, a déposé qu'après avoir assisté aux débats du Conseil de guerre, il a eu, après la condamnation et l'exécution de Loche, l'occasion de lire au 1er bureau de l'état-major une lettre du commandant du 58e régiment d'infanterie, qui attestait expressément que le soldat Loche avait été régulièrement évacué le 20 août 1914, lettre qui n'avait pu parvenir en temps utile au général commandant la division pour être transmise à l'officier rapporteur à qui elle était destinée ;

Attendu que cette déposition confirmée à l'audience de la Cour spéciale et les renseignements recueillis aux archives du 58e régiment d'infanterie ne permettent de s'arrêter aux variations de Loche sur l'origine de sa blessure, alors surtout que, de l'unanimité des témoignages, sans contestation possible, il résulte que Loche était considéré comme un faible d'esprit, un déséquilibré, complètement illettré, tenant parfois des propos incohérents ;

Attendu que, dans ces conditions, la culpabilité n'ayant pas été établie, la requête en révision doit être accueillie et le jugement de condamnation annulé ;

Annule le jugement du Conseil de guerre de la 30e division d'infanterie, qui a condamné, le 10 novembre 1914, le soldat Loche (Alfred), du 58e régiment d'infanterie, à la peine de mort pour abandon de poste en présence de l'ennemi ;

Déclare Loche acquitté de l'accusation d'abandon de poste retenue contre lui ;

Décharge sa mémoire de la condamnation prononcée ;

Ordonne l'affichage du présent arrêt dans les lieux déterminés par l'article 446 du code d'instruction criminelle et son insertion au Journal officiel ;

Ordonne également que le présent arrêt sera transcrit sur les registres du Conseil de guerre et que mention en sera faite en marge du jugement annulé ;

Attendu que la condamnation prononcée injustement contre Loche a causé à sa mère un préjudice dont il lui est dû réparation, que la Cour possède des éléments suffisants pour en fixer l'importance ;

Condamne l'Etat à payer à Alauzel (Marie) veuve Loche, demeurant à Bessèges (Gard), la somme de 7000 fr, (NB : environ 5000 euros 2013) à titre de dommages-intérêts ;

Dit que les frais de la publicité ci-dessus prescrite, ainsi que les frais de l'instance en révision seront à la charge de l'Etat,

Ainsi jugé et prononcé, les jours, mois et an que dessus ».

Il aura donc fallu vingt ans pour que la mémoire du malheureux Alfred Loche soit déchargée du poids qui pesait sur elle.

Surcharge manuscrite sur le jugement de condamnation à mort d'Alfred Loche, confirmant son annulation
Il figure pourtant parmi les exceptions : sur environ 700 fusillés ils ne sont pour l’instant qu’une cinquantaine à avoir bénéficié d’un jugement rectificatif.

A suivre…