LES BOUCS ÉMISSAIRES

38ème semaine

Du lundi 19 au dimanche 25 avril 1915

LA MALÉDICTION DU 15ème CORPS - 2/2


Après l’écrasante défaite de Morhange et de Sarrebourg, du 14 au 20 août 1914, les troupes françaises se replient vers Nancy où le général de Castelnau enterre ses troupes dans des tranchées, comme il l'a vu faire aux Allemands, permettant ainsi la résistance puis la "victoire" du Grand Couronné. Le bilan humain de ces premiers combats en Lorraine est catastrophique. On évalue à quelque 35.000 les soldats reposant dans les cimetières locaux. Encore faudrait-il ajouter ceux dont les corps n'ont pas été retrouvés.

Adolphe Messimy
La guerre n’a pas un mois, et elle ne ressemble pas du tout à ce que l’Etat-major espérait. Il faut donc trouver des coupables : la presse nationale stigmatise le caractère "léger" des combattants français, et Joffre "limoge" ses généraux à tour de bras. Mais la vindicte publique s’abat surtout sur le 15ème corps, celui des régiments du midi.

Le 21 août Joffre commandant en chef des armées téléphone à Messimy, ministre de la guerre : « L'offensive en Lorraine a été superbement entamée. Elle a été enrayée brusquement par des défaillances individuelles ou collectives qui ont entraîné la retraite générale et nous ont occasionné de très grosses pertes. J'ai fait replier en arrière le 15e Corps, qui n'a pas tenu sous le feu et qui a été cause de l'échec de notre offensive. J'y fais fonctionner ferme les Conseils de Guerre ».

Samedi 22 août, on peut lire à Paris : « Communiqué officiel : En Lorraine nos troupes se replient. On sait qu’après avoir reconquis la frontière, nos troupes s’étaient avancées en Lorraine sur tout le front, du Donon jusqu’à Château Salins. Elles avaient refoulé dans la vallée de la Seille et la région des étangs les troupes allemandes, et nos avant-gardes avaient atteint Delme, Dieuze et Morhange. Dans la journée d’hier, plusieurs corps d’armée allemands ont engagé sur tout le front une vigoureuse contre-attaque. Nos avant-gardes s’étant repliées sur le gros, le combat a commencé, extrêmement vif de part et d’autre. En raison de la supériorité numérique de l’ennemi, nos troupes, qui se battaient depuis six jours sans interruption, ont été ramenées en arrière. Notre gauche couvre les ouvrages avancés de Nancy. Notre droite est solidement installée dans le massif du Donon. L’importance des forces ennemies ne nous eut permis de nous maintenir en Lorraine qu’au prix d’une imprudence inutile ».

A. Gervais
Le 24 août 1914 le journal Le Matin publie l’article suivant, signé par A. Gervais sénateur de la Seine : « La vérité sur l’affaire du 21 août. Le recul en Lorraine. L’inébranlable confiance que j’ai dans la valeur de nos troupes et la résolution de leurs chefs me donne la liberté d’esprit nécessaire pour m’expliquer sur l’insuccès que nos armes viennent de subir en Lorraine. Un incident déplorable s’est produit.
Une division du 15e Corps, composée de contingents d’Antibes, de Toulon, de Marseille et d’Aix, a lâché pied devant l’ennemi. Les conséquences ont été celles que les communiqués officiels ont fait connaître. Toute l’avance que nous avions prise au-delà de la Seille, sur la ligne Alaincourt, Delme et Château-Salins a été perdue ; tout le fruit d’une habile combinaison stratégique, longuement préparée, dont les débuts heureux promettaient les plus brillants avantages, a été momentanément compromis. Malgré les efforts des autres corps d’Armée, qui participaient à l’opération, et dont la tenue a été irréprochable, la défaillance d’une partie du 15e Corps a entraîné la retraite sur toute la ligne.
Le ministre de la Guerre, avec sa décision coutumière, a prescrit les mesures de répression immédiates et impitoyables qui s’imposaient. L’heure n’est plus, en effet, aux considérations de sentiment. Tout le monde doit être aujourd’hui convaincu, du général en chef au dernier soldat, qu’il n’y a en face de l’ennemi, qu’un devoir, que nos aïeux de la Révolution ont su faire accomplir : vaincre ou mourir.
Nous sommes assez forts et assez sûrs de nous pour reconnaître les fautes dès qu’elles se sont commises et avouer le mal aussitôt qu’il apparaît. Nous avons l’inébranlable résolution de réparer les unes et de remédier à l’autre. Aussi bien l’incident, pour navrant qu’il soit, sera-t-il nous en avons la ferme conviction, sans lendemain. D’ailleurs il faut dire qu’il doit être sans influence sur l’ensemble de la manœuvre. Surprises sans doute par les effets terrifiants de la bataille, les troupes de l'aimable Provence ont été prises d'un subit affolement. L'aveu public de leur impardonnable faiblesse s'ajoutera à la rigueur des châtiments militaires. Les soldats du Midi, qui ont tant de qualités guerrières, tiendront à l’honneur d’effacer, et cela dès demain, l’affront qui vient d’être fait par certains des leurs, à la valeur française. Elles prendront, nous en sommes convaincus, une glorieuse revanche et montreront qu’en France sans distinction d’origine, tous les soldats de nos armées sont prêts, jusqu’au dernier, à verser leur sang pour assurer contre l’envahisseur menaçant le salut de la patrie ».
 
Les Français repoussés par la contre-attaque allemande sur Dieuze
Les réactions furent immédiates et variées. Informé par Messimy, Clemenceau écrit : « Notre 15e Corps a cédé à un moment de panique et s’est enfui en désordre sans que la plupart des officiers aient fait paraît-il tout ce qui était de leur devoir pour l’empêcher… On connaît la nature impressionnable des méridionaux. Ils sont capables d’aller jusqu’aux extrémités de la vaillance et je suis sûr qu’à l’heure présente, ils ne souhaitent rien tant que de se réhabiliter ; Ce jour là ils ont déplorablement failli et paraît-il avec trop d’ensemble. Qu’on les encadre et qu’on les mène au plus fort du feu pour leur donner sans retard la chance de réparation à laquelle leur passé leur donne droit ! ».

Le gouvernement publie ce démenti : « Un journal du matin a annoncé qu’une division du 15e Corps avait lâché pied devant l’ennemi, ce qui aurait eu des de graves conséquences pour la suite des opérations. Le fait présenté sous cette forme est inexact : quelques défaillances individuelles bien regrettables ont pu se produire ; Elles ont été suivies de répressions nécessaires mais elles n’ont pas eu l’importance qui leur a été attribuée ; il serait injuste de faire peser la faute de quelques-uns sur tous les soldats d’une région dont les citoyens sont comme tous les autres prêts à donner leur vie pour leur pays. Un blâme a été adressé au journal qui avait publié cette information ».

D’autres parlementaires réagissent, par exemple le député Thierry député et le sénateur Mascle :
« Monsieur le Ministre,
Profondément ému par l'article publié dans le Matin de ce jour, sous la signature de monsieur le sénateur Gervais, je me suis présenté à votre cabinet, avec le sénateur Mascle, pour faire entendre notre protestation et vous demander des explications.
Il n'y a pas aujourd'hui de recrutement régional, d'origine de cadres, ni de fixité de garnison qui permettent de stigmatiser et d'outrager telle ou telle région de la France.
Si des faiblesses ou une panique se sont produites, il faudrait encore savoir où, comment et pourquoi !
Et il nous est interdit de rien vérifier, de rien discuter.
Quant aux sanctions, elles relèvent de l'armée et non d'un appel intempestif à une opinion publique troublée et prodigieusement mal renseignée.
La censure militaire s'exerce avec une telle rigueur que des journaux ont été frappés pour avoir laissé deviner des emplacements d'unités ou des numéros de régiments.
Comment admettre dès lors qu'elle ait laissé passer un réquisitoire inique et incontrôlable contre les populations qui, en 1870, et dans toutes nos campagnes coloniales, ont montré tant de bravoure et versé si généreusement leur sang ?
Nous attendons, monsieur le Ministre, votre réponse, et vous prions d'agréer l'assurance de notre haute considération ».

Autre lettre, par le député Bouge : « 25 août, comme député de Marseille, comme Français je proteste avec indignation contre l’article publié par vous… Consultez la liste des morts, vous y verrez quel est le contingent de « l’aimable Provence » puisque aussi bien vous avez le cœur de plaisanter à pareille heure. Allez dans nos hôpitaux, vous y verrez combien de provençaux blessés y sont étendus… ».

Les maires varois de Hyères, de Saint-Raphaël et de Sanary interdisent la vente du Matin : « En raison des inconvénients que pourrait représenter la vente de ce journal pour la bonne administration ».

Le maire d’Aix en Provence : « Il s'est trouvé un homme, un sénateur indigne du nom de Français, insulteur de ceux qui sont stoïquement tombés, insulteur de la douleur de ceux qui restent ! Vous vous disiez peut-être, monsieur, qu'étant à peu près tous morts au feu ou blessés, il ne resterait plus un enfant de cette « aimable Provence » pour vous faire rentrer vos insultes dans la gorge ? ... Je viens vous demander quel intérêt si puissant vous portez aux Allemands d'aujourd'hui pour avoir écrit l'article infâme ? J'attends votre réponse ».

Le sous-préfet de Toulon note : « Il y eut de la stupeur de la population, puis ce fut la colère qui succéda à l'abattement du premier moment ».

Ni le gouvernement ni l’autorité militaire ne pouvaient pourtant laisser faire : en ces jours dangereux il ne saurait être question de développer une fracture Nord/Sud parmi les soldats d’une patrie en danger : l’Union Sacrée est à ce prix.

Le généralissime Joffre publie un communiqué le 25 août : « Le 15e Corps qui depuis la dernière affaire, fortement éprouvé, avait été replié en arrière et s’était reconstitué faisait partie d’une des deux armées combinées. Il a exécuté une contre-attaque très brillante dans la vallée de la Vezouze. L’attitude a été très belle et montre qu’il ne reste aucun souvenir de la surprise du 20 août ».

Le sénateur Gervais revient le 27 août  sur ses propos : « Je n’ai d’ailleurs jamais douté, personnellement de la volonté profonde du Midi tout entier, communiant patriotiquement avec toutes les régions du pays pour la Défense nationale, d’accomplir jusqu’au bout tout son devoir. Je l’ai d’ailleurs proclamé expressément et plus que jamais j’ai une foi profonde dans les vertus guerrières de toute la France provençale… ».

Le ministre Viviani télégraphie : « Il ne s’est produit dans le 15e Corps lors de la première surprise que quelques désordres individuels et non une défaillance générale ; et ni ce Corps, ni la vaillante région que vous représentez et dont le vibrant patriotisme est connu de la France entière ne peut se voir l’objet d’une imputation générale. Ce 15e s’est d’ailleurs depuis très vaillamment comporté ».

Et le président Millerand conclut devant l’Assemblée Nationale : « Les soldats de votre région ont fait magnifiquement leur devoir, ils ont droit à une éclatante justice »

Pourtant, sur le terrain, l’affaire a laissé des traces profondes parmi nombre de  soldats, trop heureux de pouvoir, plus ou moins innocemment, désigner des coupables de lâcheté. Insultes, vexations, sarcasmes sont le lot quotidien de ceux du Midi.

Déjà le 11 août lors de la défaite de Lagarde on avait dit que le 58e RI d’Avignon « n'avait pas fait ce qu'il devait faire, qu'il avait manqué au Devoir militaire en ne tenant pas sur ses positions et que le temps des discours d’Avignon était terminé et que la seule façon de laver la faute était de se sacrifier ici, les Provençaux avaient prouvé ce qu’ils étaient ».

Un rapport parlementaire recense les insultes et actes d’hostilité ou d’inhumanité :
« On ne veut pas de lâches dans l’hôpital ! »,
« Quand un blessé (du Midi) va à Verdun on ne le soigne presque pas, il est mal vu, on le regarde comme un chien »,
« Ce sont deux blessés du XVe corps qui vous écrivent pour vous demander, vous supplier de faire savoir à tous que les soldats du Midi font tout leur devoir… dites cela et vous ne ferez pas seulement plaisir, vous rendrez service, vous rendrez justice à toute une province… car nous rencontrons encore des gens du Nord qui « rigolent » sur notre passage »,
« Ah ! C’est vous le 173e ? Vous êtes tous des lâches et on devrait vous fusiller »,
« Eh bien les gars de Nice, j'espère que vous vous conduisez mieux ! Que vous ne foutez plus le camp »,
« Vous êtes bons à recevoir des balles dans le cul et à lever la crosse en l’air »,
« Ah ! Ces gens-là, ces hommes de la crosse en l’air qui sous prétexte du soleil du Midi qui mûrit leurs idées sont la plupart des révolutionnaires anarchistes et socialistes antipatriotes et si nous avions eu à faire qu’à eux, il y a longtemps que nous serions sous la botte allemande ».

Le temps de la guerre n’étant plus celui de la polémique publique, la censure y veillait, il fallut attendre la fin des hostilités pour de nouvelles évocations de cette affaire. On l’avait oubliée dans le Nord, mais dans le Midi la plaie restait vive.

En 1919, le retour des régiments, fêté en grande pompe, donne l’occasion de féliciter les valeureux poilus, de rappeler l’injustice dont ils ont été victimes et de réclamer réparation. Dans son appel à la population pour qu’elle vienne célébrer les vainqueurs, le maire de Marseille n’oublie pas la dimension réparatrice d’une réception qui se doit d’être grandiose : « Marseille tout entière, en saluant les étendards victorieux des régiments du 15e corps, voudra rendre un hommage solennel à tous ceux qui ont combattu sous leurs plis. […] Elle voudra aussi les venger des insinuations calomnieuses que la conscience publique a flétries depuis longtemps et dont les citations à l’ordre du jour de nos plus grands chefs ont fait largement justice. Vive le 15e corps ! Vive Marseille ! Vive la France ! ».

À Nice, de même, on n’arrive pas à passer sous silence la vieille blessure que l’on ne cesse d’exorciser en vantant l’héroïsme des hommes : « Je tiens toutefois à proclamer hautement, affirme le général Goiran, la belle réputation des soldats du Midi et des corps de la XVe région, que des plumes perfides ont essayé vainement de ternir ». C’est dans la modeste commune de Pierrefeu que tout commence, le 6 juillet 1919, à l’occasion d’une grande fête en l’honneur des soldats. On inaugure une place du 15e corps, et on lance des imprécations contre les diviseurs du pays que relaie Le Petit Var en menant campagne pour une réparation morale durant tout le mois de juillet 1919. « L’heure est venue de s’expliquer », tonne le quotidien.

Le ministre de la Marine, Georges Leygues, prend la parole le 19 octobre 1919 devant  l’Assemblée Nationale pour se lancer dans une apologie des soldats du Midi : « Je ne tolèrerai aucune parole blessante à l’adresse de qui que ce soit et en particulier à l’égard d’une région qui n’a rien à envier aux autres régions de la France pour le patriotisme et la bravoure. (Très bien ! Très bien !). […] L’abominable légende contre le 15e corps est un crime. (Très bien ! Très bien !). Des accusations aussi fausses, aussi outrageantes, seraient de nature à dresser les anciennes provinces les unes contre les autres et à compromettre l’unité nationale. (Applaudissements). Il est faux que le 15e corps n’ait pas eu au front la tenue des autres corps d’armée. Les hommes du Midi comme ceux du Nord, du Centre, de l’Est, de l’Ouest sont des Français. Leur sang est de même couleur, aussi chaud que le sang des autres Français. (Très bien ! Très bien !) Nos soldats ont des traits de caractère différents mais ils ont tous la même foi patriotique, même fermeté, même bravoure. […] Le 15e corps est digne de notre reconnaissance et de notre admiration. […] le 15e corps a fait brillamment son devoir ; il a bien mérité de la nation. Le pays entier le sait. Puisse ce témoignage effacer les souffrances morales que lui infligèrent si longtemps l’injustice et la légèreté ».
 
A Vergaville, lieu de la prétendue fuite des Méridionaux, un monument à la gloire du 15ème corps
Et finalement le président de la République, en visite à Nice le 5 avril 1920, s’adressant à la population sur la place du 15e corps, fraîchement baptisée par la municipalité un mois plus tôt, « salue cette incomparable ville de Nice dont le nom signifie victoire et le beau département des Alpes-Maritimes qui, en donnant à l’armée française le glorieux 15e corps, ont puissamment contribué à sauver la France et le droit ». La légende infâme a-t-elle définitivement vécu, comme le prétend Le Petit Niçois le lendemain ? Ce qui est certain, c’est que les Méridionaux ont obtenu satisfaction sur le plan moral et il ne leur reste plus qu’à s’efforcer d’oublier, parce qu’ils ne peuvent rien faire d’autre.

A suivre…

Ce texte est essentiellement composé d’extraits des travaux de deux auteurs qui ont exploré en profondeur les tenants et aboutissants de l’affaire du 15ème corps :
- Jean-Yves Le Naour, auteur de plusieurs livres et nombreux articles sur le sujet. Professeur en classes préparatoires, spécialiste de la première guerre mondiale, Jean-Yves Le Naour est auteur notamment du Soldat inconnu vivant, Paris, Hachette Littératures, 2002, de La Honte noire. L’Allemagne et les troupes coloniales, Paris, Hachette-Littératures, 2004, et du Dictionnaire de la Grande Guerre, Paris, Larousse, 2008. http://www.jeanyveslenaour.com/

- Maurice Mistre-Rimbaud, auteur notamment de l’ouvrage « La légende noire du 15e corps ».