PREMIER USAGE MASSIF DES GAZ

39ème semaine

Du lundi 19 au dimanche 25 avril 1915


LES GAZ D’YPRES

Pierre Rouvière, 4ème zouaves,
Mort le 24 avril 1915, à Lizerne (Belgique)


Pierre Rouvière est né en Lozère en 1888, mais en tant qu’habitant d’Anduze il a été incorporé à Nîmes en 1909, à l’âge de ses 21 ans. Après ses deux ans de service il a été rendu à la vie civile, en attendant sa mobilisation dès le début d’août 1914. Pourquoi a-t-il été incorporé dans un régiment de marche des zouaves, le 4ème, basé à Tunis ? On ne le sait pas précisément, sans doute faisait-il partie de ces réservistes que l’on utilisait pour compléter les effectifs des régiments précipitamment rapatriés en métropole.


Toujours est-il qu’il fait désormais partie des zouaves, corps très populaire. L’historique du régiment se fait lyrique pour décrire ces premiers contacts : « La musique joue, le Drapeau flotte, les fleurs voltigent, panachent les selles des chevaux, les fusils des hommes. Paris croit à la promptitude de la victoire et les Zouaves, rayonnants sous le rouge des chéchias, campés dans la blancheur de leurs sarouels, répondent avec crânerie aux vœux de la foule. Où vont-ils ? A la frontière, et c'est tout ce qu'ils savent, mais nul ne doute que ce soit à la gloire.Les populations belges nous ont fait un accueil chaleureux et nous saluent comme des sauveurs. Les Zouaves disent et répètent qu'il n'y a pas de danger et que les Allemands ne vont pas peser lourd. On les croît, on veut les croire. La bataille de Charleroi s'engage ! ».

Très vite c’est le baptême du feu : « On comprit, dès la nuit du 21 au 22 août, que le combat était prochain. L'ordre de se porter en avant arriva à minuit 30 et l'on partit vers 2 heures.
C'était bien la route de Charleroi par Chastres et Somzée. On dépassa l'artillerie en position d'attente. Les quatre bataillons marchaient en formation largement ouverte.
Toute la journée du 22 le régiment fut en réserve. Il se porta en avant, par bonds, en utilisant le terrain. On allait voir l'ennemi, se mesurer, et certainement le vaincre.
A la fin de la journée, le régiment se trouvait à hauteur de Tarciennes, à l'ouest du village. Les habitants commençaient à s'effarer, à faire des ballots, à interroger les Zouaves, incapables de rien dire, mais toujours confiants, bien que le canon grondât dans la direction du N.-E.
Un événement banal par la suite, mais sensationnel à cette heure, fut l'arrivée d'un biplan allemand qui survola la Division.
C'était déjà l'ennemi. Tous les hommes tirèrent avec frénésie.
Toutefois, cet incident eut pour résultat de faire sentir le besoin des tranchées. On en creusa à l'Ouest et à l'Est de Tarciennes; l'artillerie vint prendre position dans le village. On organisa des retranchements en avant des maisons; et, sur le soir, le Colonel fit passer l'ordre de se terrer. Ç'allait être la première veillée d'armes.
Pour la première fois les Zouaves apprirent à reposer dans un trou, à y attendre l'ennemi. La guerre se présentait déjà à eux avec le caractère qu'elle devait avoir.
Le 23 août le 4° Zouaves s'est battu merveilleusement. Il a le droit de ne plus oublier le nom deTarciennes. Mais la grande bataille de Charleroi est finie : elle est perdue. Malgré leur élan, nos troupes, débordées par des forces supérieures, doivent reculer ».

Après huit mois de combats divers, le 4ème zouaves se trouve à Lizerne, près d’Ypres que Guillaume II a juré de conquérir, tout est déjà préparé pour son entrée triomphale dans cette ville. Mais les alliés, Français et Anglais confondus sur un terrain difficile depuis que les Belges ont inondé leur propre territoire, résistent farouchement et bloquent l’avance des troupes allemandes, pourtant bien plus nombreuses et mieux équipées.

Journal du régiment : « Le 23 avril, à 5 heures du matin, les bataillons Pruneaux et Bonnery, au repos à Coxyde, sont alertés, vont à pied jusqu'à Furnes, sont embarqués en chemin de fer, débarquent au Lion Belge, près deWoesten, et sont jetés à 15 heures en pleine bataille.
La veille, les Allemands, employant pour la première fois un procédé d'attaque qui nous deviendra bientôt familier, ont fait une émission de gaz, se sont rués à l'assaut et ont réussi à percer notre ligne tenue par une Division territoriale, au Nord d'Ypres. Le temps presse, la brèche s'élargit, il faut coûte que coûte empêcher les Boches d'exploiter leur succès. Les deux bataillons qui doivent occuper le terrain au Nord de Zuydchoote arrivent à temps pour boucher le trou formé entre l'armée belge et les débris de la Division. A 17 heures, ils font front devant Lizerne et Strestraate, et la ligne, ligne bien mince il est vrai, est reformée. On cherche les liaisons, les mitrailleuses sont installées, les Allemands n'iront pas plus avant.
La nuit, une nuit noire qu'éclairent les lueurs des fermes belges en flammes, se passe sans incident. Le 24 à 4 heures, le Bataillon Bonnery attaque en direction de Lizerne, avance de 300 mètres mais décimé par des mitrailleuses, ne peut pousser plus avant. Le Sous-Lieutenant Trinquart, âgé de 60 ans, un ancien de 70, le Lieutenant Pretrel sont parmi les morts.
Pendant les journées des 24 et 25 avril et dans la matinée du 26, les bataillons s'installent, s'enterrent, organisent le terrain en dépit d'un violent bombardement. La 9e Compagnie subit des pertes sensibles. Les Lieutenants Soulié et Rey sont tués par le même obus.
Ces pertes ne font qu'irriter les Zouaves et excitent leur ardeur; des patrouilles sont lancées, des reconnaissances très mordantes font des prisonniers, s'assurent que le village de Lizerne est fortement tenu et le 26 à 15 h. 30, après une préparation d'artillerie courte mais violente, le 3e Bataillon reçoit enfin l'ordre d'attaquer.
Dans le crépitement de la fusillade, soudain allumée avec un entrain endiablé, les hommes en chéchia kaki s'élancent, bondissent dans les hautes herbes. L'instant est enfin arrivé où l'on va pouvoir rendre aux gens d'en face tout le mal qu'ils ont fait. Les gaz tuent, mais les baïonnettes aussi. La première tranchée allemande est atteinte, ses occupants, en dépit de leurs supplications ne sont bientôt plus que des cadavres. Les Zouaves règlent leurs comptes ! ».


C’est en effet le 22 avril 1915 à Ypres que fut mis en œuvre sur le champ de bataille le premier emploi d’un gaz toxique. Le 35e Régiment du Génie allemand appelé « Gasregiment Peterson », du nom de son colonel, commença à creuser les tranchées de première ligne entre Bixschoote et Langemarck sur un front de 7 à 8 kilomètres, pour y placer des bouteilles de gaz chargées de 150 tonnes de chlore – la station de remplissage et la compagnie de parc se trouvaient à Kortemarck à une dizaine de kilomètres plus au Nord sur la route de Dixmude à Tielt.
L’ordre de l’attaque arriva à 17 h 24 pour 18 h 00. Elle dura de 6 à 8 minutes. Chaque chef de section put faire ouvrir les batteries adéquates. 35 minutes après la fin de l’émission de gaz toxique, l’infanterie allemande avait enlevé 4 kilomètres de terrain sans avoir tiré un coup de fusil. Les compagnies alliées reculaient pour sortir de l’atmosphère viciée qui les étreignait. Les Allemands, protégés par leurs masques, avancaient en lignes compactes et tiraient sur ceux de nos hommes que le poison n’avait pas tout à fait terrassés.
Il y eut ce jour là, sur 15 000 hommes gazés, 5 000 morts presqu’immédiats, 5 000 prisonniers et 60 canons récupérés.



Un colonel français témoigne de ce type d’attaque : « Le 24 mai 1915, le 290e RI subit une attaque aux gaz, alors qu'il se trouve dans le secteur nord-est d'Ypres, dans le secteur Lizerne, Boesinghe. A 2 h. 45, on voit deux fusées rouges partir d'un ballon captif allemand dans la direction de Saint-Julien. Peu après un nuage opaque de couleur jaune-verdâtre s'élève en avant des tranchées allemandes. Le vent qui souffle dans notre direction chasse les nuages vers nous. Le Lieutenant Poirier qui commande le 6e bataillon donne aussitôt l'alarme. Il prescrit de mettre les masques. Ce sont à ce moment de simples tampons glycérinés qu'on doit tremper dans l'eau et appliquer sur la bouche et le nez. A défaut d'eau on devait se servir d'urine. Ceux qui n'avaient pas de masques devaient prendre leur mouchoir et l'imbiber comme les masques.
Le nuage passe sur la première ligne sans occasionner un grand malaise aux occupants. Les gaz glissent ensuite vers le canal par le terrain incliné où se trouvent les deuxième et troisième lignes. Leur effet est plus sensible dans cette région. Des officiers et des soldats sont fortement incommodés sans avoir toutefois de lésions graves sur le moment. Le sous-lieutenant Devilliers qui accompagnait le Commandant de Lacombe toussait et crachait le sang. Au-dessus de l'eau du canal les gaz se dissipent assez rapidement ».



Cette attaque au gaz fut aussitôt bruyamment reprochée aux Allemands, qui auraient été ainsi les premiers à utiliser ce type d’armes contre les combattants ennemis. Et dans l’histoire de la guerre de 14-18 c’est bien le reproche qui est resté, au point que l’on a appelé ce type de chlore le « gaz moutarde » mais surtout « l’Ypérite », du nom de la ville d’Ypres que cette nouvelle méthode était censée permettre de conquérir facilement. Mais en fait les choses ne sont pas aussi limpides, et de nombreux travaux ont depuis démontré que les Français n’étaient pas en retard sur ce front-là, voire même qu’ils ont utilisé divers produits toxiques dès le début de la guerre, avant les Allemands. Extrait de la thèse d’Arnaud Lejaille (Université Henry Poincaré - Nancy I - 1999) : « Pour les non-initiés, les gaz de combat portent tous des noms obscurs et inintelligibles, leur conférant un caractère mystérieux. Les historiens se refusent souvent à décrire leurs propriétés, confondant souvent leurs effets : ''lacrymants, asphyxiants, suffocants, toxiques et même incendiaires'' ! La chronologie de leur apparition est détournée. Une opinion largement répandue admet que ce sont les Allemands qui utilisèrent les premiers à Ypres, le 22 avril 1915, ce genre d’arme, violant ainsi les termes de la première Conférence de la paix de la Haye (1899) et de la Convention de Genève de 1907, qui interdisent l’usage de ''gaz asphyxiants ou délétères''. Devant ces accusations, les Allemands prétextèrent l’utilisation de grenades à gaz par les Français, et justifièrent la vague du 22 avril comme étant une réplique. Pur mensonge, relatent les manuels d’histoire. Pourtant, nous verrons que la France a utilisé dès août 1914 des projectiles portant le nom sans équivoque ''d’engins suffocants'' et que, vraisemblablement, elle était la seule à avoir mené, avant-guerre, des études secrètes sur les substances ''puantes'', comme on les appelait alors ».

Ce n’est pas du gaz que Pierre Rouvière, 26 ans, est mort le 24 avril 1915, bien qu’il ait été l’un des premiers à en avoir subi l’épreuve. C’est plutôt lors de la contre attaque de ce jour là, clouée au sol par de trop nombreuses mitrailleuses.

A suivre…


Gassed, par John Singer Sargent, 1918, huile sur toile, 231 x 611 cm