LA MORT EN CAPTIVITÉ

44ème semaine

Du lundi 31 mai au dimanche 6 juin 1915

ÉPIDÉMIES DE TYPHUS

Germain Jaussaud, 75 RI,
Mort le 6 juin 1915 au lazaret du camp de Cassel, Allemagne


Le 75 RI, basé à Romans, comportait nombre de Gardois. Dès le début de la guerre il a été engagé dans les opérations offensives d’Alsace, puis a participé à de nombreux combats meurtriers. Plusieurs Anduziens, déjà, ont trouvé la mort dans ses rangs :
- MICHEL Fernand Edmond, mort le 22/08/1914, à l’âge de 22 ans
- LAURET Aimé Gaston, mort le 28/08/1914, à l’âge de 22 ans          
- FAÏSSE Émile, mort le 25/09/1914, à l’âge de 23 ans
- GUIRAUD Franck, mort le 31/10/1914, à l’âge de 22 ans
(on peut lire le récit de leurs derniers jours sur ce blog, en utilisant l’index par noms).

Germain JAUSSAUD, 24 ans, a survécu à ces combats, mais il a été fait prisonnier. Nous n’avons pour l’instant aucun détail sur les circonstances ni sur la date de sa capture par les Allemands, nous savons simplement qu’il est mort en captivité en juin 1915 au camp de Cassel.

Lorsque les opérations commencent sur le front Ouest, en août 1914, le destin des prisonniers de guerre est en principe réglé, depuis le 18 octobre 1907, par la convention de La Haye signée par 44 pays et définissant la responsabilité des États vis à vis de leurs prisonniers en ce qui concerne le mode d'internement, la discipline, le travail, la solde, le courrier, les rapatriements...

Les armées allemandes envahissant la France, la Belgique et le Luxembourg lors des batailles des frontières, de nombreux soldats français, souvent blessés, sont capturés au cours des combats en rase campagne ou lors de la reddition des places fortes : Maubeuge (40 000 prisonniers), Longwy, Lille. Le sort exact réservé à ces captifs par l'ennemi est ignoré en France durant les premiers mois de la guerre. Il est peu à peu connu grâce aux lettres échappées à la censure ou aux témoignages des premiers évadés.

Les visites des Neutres s'organisent dans les camps où pénètrent les délégués du gouvernement espagnol et du Comité international de la Croix Rouge de Genève.

Aucun règlement militaire allemand ne fixe vraiment le sort des prisonniers : autant de camps, autant de régimes particuliers. Le traitement des hommes de troupe est sévère, celui des officiers plus adouci. En 1915, les plus durs se trouvent à Cassel, Lechfeld, Minden, Niederzwehren : pas de chauffage, pas de lit, peu de soins sanitaires, peu de nourriture.

Lazaret allemand dans une usine désaffectée
 Cassel (Kassel) est, dès le mois d’août, un camp principal de prisonniers, situé dans la région de Hesse-Nassau, plein Sud par rapport à la ville de Hanovre. Il peut détenir environ 19.000 prisonniers.

Bientôt des témoignages parviennent en France sur l’état de ce camp, que les prisonniers doivent atteindre par un long périple.

Entrée du camp de Cassel
Poitevin (Casimir), 24 ans, 4ème zouaves, est fait prisonnier à Carlepont (Oise), le 24 septembre 1914. Evacué sur le camp de Cassel, après un voyage de huit jours en wagon à bestiaux, et sans nourriture. Au camp, il est couché sur la terre nue jusqu'au mois de décembre, sous une tente, à travers laquelle la pluie pénètre. Les baraques n'ont été installées que vers la fin de décembre. Resté à l'hôpital de Cassel du 2 janvier au 24 mars pour une otite, il est transporté dans le camp à cette date, en pleine épidémie de typhus, et il y contracte la maladie comme presque tous les autres prisonniers. Il évalue le nombre des morts par le typhus à 5.000. Les morts étaient entassés les uns sur les autres pendant cinq à six jours avant de pouvoir être enterrés. Le nombre de morts était d'une centaine par jour.

Laine (Emile), 32 ans, 35 RI, fait prisonnier le 14 janvier 1915, à Soissons. Evacué d’abord sur Langensalza (Saxe). Le voyage en chemin de fer dure cinq jours et cinq nuits. Les prisonniers sont enfermés dans des wagons à bestiaux (soixante hommes par wagon), et ne reçoivent presque rien à manger pendant ce voyage. Ces hommes, qui étaient propres au départ, sont couchés à leur arrivée sur de la paille pourrie et pleine de vermine. Le lendemain, ils se trouvent tous couverts de poux. Il décrit la nourriture dans ce camp comme « infecte ». Fin janvier 1915, il est évacué sur le camp de Cassel. Ici, il est couché sur des sacs remplis de copeaux, également infectés de poux. La nourriture à Cassel a toujours été mauvaise et insuffisante. Les colis de France arrivent en bon état et sont remis intacts aux prisonniers.


Il n'y avait, dans ce camp, qui renfermait 19.000 prisonniers, que deux fosses d'aisances, qui étaient situées aux deux extrémités du camp. Ces lieux « d'aisances » consistaient en une longue poutre au-dessus d'une fosse. Sur la poutre, il y avait de la place pour une trentaine d'hommes à la fois. Comme l'installation était tout à fait insuffisante pour le nombre des malades, il fallait attendre son tour souvent plus d'une heure, et comme tous les malades avaient la diarrhée, ils souillaient leurs effets, ne pouvant pas attendre. Le soir, les fosses débordaient. Il est arrivé que des hommes affaiblis sont tombés dedans.

Contrairement à bien d’autres camps de prisonniers, celui de Cassel ne s’est pas distingué par de mauvais traitements systématiques envers les détenus. Mais les survivants de Cassel lui donnèrent quand même le nom de « camp de la mort », du fait essentiellement du typhus.

Le 12 août 1915, un rapport fut dressé par le docteur A. David, qui s’était trouvé dans ce camp.



« De l'enquête que j'ai menée parmi les prisonniers du camp, il résulte que le germe du typhus a été apporté par les Russes. Le point de départ a été l'ordre criminel, venu de Berlin vers le 15 janvier, prescrivant de mêler intimement Russes et Français, afin que ceux-ci puissent « mieux connaître leurs beaux alliés ». Le surpeuplement des locaux, la réclusion forcée que provoquaient les rigueurs de l'hiver, le manque de bains-douches, amenèrent rapidement la pullulation des poux, puissants agents de diffusion ; la misère physiologique résultant d'une alimentation insuffisante et de la dépression morale, avait préparé le terrain et favorisé l'éclosion de la maladie.

Knackfuss
L'épidémie commença fin janvier, mais ne fut officiellement reconnue que le 15 février. Les mesures de défense furent nulles; les malades mouraient sur place. Deux médecins français, arrivés le 23 février, furent rapidement victimes de la contagion. Les secours s'organisèrent d'eux-mêmes : faute de professionnels, les plus vaillants s'improvisaient infirmiers, pour soigner leurs camarades. Quelques gradés, le sergent Leroux, le caporal Ducy, en particulier, multipliaient les réclamations, malgré les menaces de prison, et les rapports écrits à l'autorité allemande (ils ont, du reste, conservé les copies de ces rapports, que j'ai vues et qu'il serait intéressant de connaître). Ils intéressaient au sort de leurs malheureux compatriotes un Allemand, le capitaine Knackfuss, peintre et ami personnel de l'empereur, qui les aida dans leur tâche, les soutint dans leurs protestations et provoqua le déplacement du général commandant le camp. Il contracta d'ailleurs le germe du typhus en visitant les lazarets, et en mourut à Cassel. Cette mort impressionna beaucoup l'autorité et activa les secours.

Au début, les typhiques étaient entassés pêle-mêle dans quelques tentes du « vieux camp, absolument insalubres et que les prisonniers avaient dû évacuer dès les premiers froids. Ils manquaient de tout, n'avaient pas de linge, pas toujours de paillasses, des couvertures en quantité insuffisante ; les ustensiles de propreté les plus élémentaires faisaient défaut : on fabriquait des seaux hygiéniques avec des bacs à acétylène. Aux fêtes de Pâques, le camp tout entier resta plusieurs jours sans médecins, sans sanitaires allemands ; des cadavres séjournèrent jusqu'à trois et quatre jours au milieu des malades (le fait a été consigné dans un rapport à l'autorité allemande).

Car nos soldats, infirmiers volontaires, étaient à chaque instant contrecarrés, et se heurtaient au mauvais vouloir de tous les gradés. Il leur était, par exemple, très difficile de faire admettre les malades dans les tentes qui servaient d'hôpitaux ; beaucoup mouraient donc, dans les baraques de compagnies. Les inhumations se faisaient également sans ordre, au moins au début : on enterra d'abord au cimetière de la ville de Cassel, on créa ensuite un cimetière spécial dans le camp lui-même.

La désinfection commença bientôt à fonctionner, mais d'une façon meurtrière. On procédait par compagnies : les hommes, entièrement nus, attendaient leurs vêtements, pendant des heures, au dehors, exposés à toutes les intempéries de la saison (mois de mars). Par une étrange incohérence, ces hommes rentraient ensuite dans des baraques non désinfectées, et retrouvaient leurs paillasses et leurs couvertures encore remplies de vermine.

Ronde de surveillance dans une baraque de prisonniers (dessin de J.P. Laurent)
En face des réclamations et devant le nombre croissant des décès (même parmi les infirmiers allemands), l'autorité finit par s'émouvoir. Des médecins français et russes furent en grand nombre envoyés des autres camps. Le professeur Gaertner, d'Iéna, vint prendre la direction du mouvement : il était aidé par un jeune médecin, M. Rheberg, qui avait acquis l'expérience du typhus en Pologne et qui venait d'organiser le camp de Langensalza ; il déploya, d'ailleurs, une activité remarquable. On prit alors des mesures extraordinaires, presque excessives, et qui contrastaient singulièrement avec l'incurie des premiers jours. Pour ne pas surcharger ce rapport, je ne veux pas entrer dans le détail. On créa de nombreux lazarets, cette fois bien compris et mieux aménagés, on isola toutes les compagnies par de multiples barrages, on organisa une désinfection méthodique, rationnelle et complète, on installa le tout-à-l'égout dans le camp entier, on surveilla rigoureusement la propreté des hommes. On établit des bains-douches (qui ne fonctionnaient pas encore, il est vrai, à notre départ, le 14 juillet), on construisit même des casernements pour les hommes de garde. Les médecins affluaient, tandis que l'épidémie diminuait. A fin mai, nous étions cinquante-quatre médecins français (il y avait eu un décès), trente-et-un russes et deux anglais, soit un total de quatre-vingt-sept médecins, auquel il convient d'ajouter quatre ou cinq médecins allemands.

L'entassement était très grand dans les salles, au moins au début. Pour ne citer qu'un exemple, la salle dont j'étais chargé comportait une centaine de lits, juxtaposés deux à deux, avec un étroit passage de trente centimètres tous les deux lits. Plus tard, une meilleure répartition permit de diminuer le nombre des malades dans les salles, et d'espacer un peu les lits.

Malheureusement, nos moyens d'action étaient des plus restreints. Il eût fallu des bains : la plupart des services ne comportaient aucune installation. Il y avait pourtant quelques baignoires où se lavaient les hommes... mais, établies en plein air ; il ne fallait pas songer à les utiliser pour des fébricitants. Un exemple : je soignais, pendant la dernière quinzaine de juin, deux cas de fièvre typhoïde ; tous mes efforts aboutirent à leur faire donner un seul bain, et encore, grâce à l'évidente bonne volonté de mes infirmiers. Le linge manquait complètement. J'ai multiplié les démarches pour faire donner des chemises aux entrants, qui restaient nus pendant six et huit jours dans leurs lits. Il ne fallait pas songer à demander des draps propres ; on affirmait cependant qu'ils étaient passés à l'étuve.

Nous ne disposions que d'un nombre très restreint de médicaments. La thérapeutique du typhus se bornait à soutenir le cœur avec de la digitale et de l'huile camphrée. Il m'a été impossible de me procurer de l'huile de ricin ou de l'iodure de potassium, médicaments pourtant élémentaires ; il m'a été difficile de donner du bromure de potassium ; très difficile de donner de l'éther... Un exemple typique : le 9 juin, notre confrère Perier se trouvant à toute extrémité, on fut d'avis de lui faire une injection de sérum glucosé. On demanda la solution à huit heures du matin, avec la mention : extrême urgence. Il fallut de multiples démarches pour l'obtenir à 5 heures et demie du soir. Perier mourait, d'ailleurs, à 8 heures du soir.

L'alimentation des malades était des plus défectueuses. On ne trouvait pas de lait, au début (un litre pour quatre-vingt-dix malades, quelquefois moins) ; on ne disposait, pour la nuit, que de quantités insuffisantes et de qualité inférieure. Il n'y avait pas de tisanes, pas de citrons. Malgré tous nos efforts, les régimes prescrits étaient très mal observés. Enfin, nous avions à lutter contre la mauvaise volonté des sous-officiers allemands. Le 22 juin, je dus intervenir personnellement à trois reprises, pour faire admettre au grand lazaret un malade atteint d'hémoptysie grave, qui avait été déshabillé, couché, puis forcé à se rhabiller, et renvoyé à pied à sa compagnie. Je dus faire intervenir l'officier allemand de garde au camp, et, le lendemain, j'encourus les critiques du médecin allemand, qui donna raison au sous-officier. Je signale ce fait sans acrimonie, à titre documentaire. Il s'est reproduit souvent, à des degrés divers.

Les résultats furent déplorables. Dans un pareil désordre, il est difficile de produire des chiffres certains et il faut se garder de toute exagération. Sur une population totale de 19.000 prisonniers, il semble que 12.000 environ, peut-être plus, furent atteints du typhus ; beaucoup n'ont pas été hospitalisés. Les relevés que nous avons pu faire donnaient, à fin juin, un total de 2.300 morts dont 1.600 Français et 700 Russes.

Malgré les précautions minutieuses (vêtements spéciaux, changement quotidien du linge,
douches et bains fréquents), le corps médical paya un lourd tribut à la maladie. Sur les cinquante médecins français envoyés à Cassel, dix furent touchés, quelques-uns très gravement ; et deux moururent, malgré les soins dévoués de leurs collègues : ce furent le docteur Dumas, de Bordeaux, et l'un de mes anciens élèves de Lille, le docteur Perier. La proportion de morbidité a donc été, pour les médecins, de vingt pour cent ; celle de mortalité, parmi les malades, de vingt pour cent, également.

Signé : A. David ».

Germain Jaussaud était interné à Niederzwehren, l’une des trois annexes du camp de Cassel. Dans cette annexe les prisonniers de guerre étaient logés sous des tentes. Après sa mort le 6 juin 1915 il a été inhumé au cimetière du camp de Cassel, dans la tombe X.7.2  (Carré, rang, tombe).

A suivre…

 
Prisonnier mourant à l’hôpital, écrivant sa dernière lettre - Dessin de J.P. Laurent