127ème
semaine
Du
lundi 1er au dimanche 7 janvier 1917
MARECHAL
DE FRANCE MALGRÉ LUI
Joseph
Joffre, après la disgrâce (5/5)
Joffre impute à Pétain le
défaitisme ambiant qui règne à Paris à la suite des résultats des batailles de
1916. Selon lui, ce ne serait pas Pétain le « sauveur de Verdun » ; pour lui
c'est Nivelle le véritable génie. Dans tous les cas, l'opinion est sérieusement
remontée contre le généralissime et dès le mois de juin, le Parlement s'est
réuni secrètement afin d'envisager la réorganisation du haut commandement
français. Joffre répond : « Je ne me
laisserai pas tirer dans les pattes. Soit ! Ces messieurs iront où ils
voudront, mais flanqués d'officiers de mon État-Major. Je ne puis admettre
qu'ils aillent se fournir d'arguments contre mon commandement auprès de
certains de mes subordonnés. »
Le généralissime est aussi en
conflit avec Londres. Les Britanniques lui rappellent que, étant donné leur
poids dans l'armée alliée, ils pourraient très bien prendre la tête du
commandement interallié. L'organisateur de la Somme, le général Foch, est sujet
à une vive polémique. Le ministre de la Guerre, le général Roques, dit de lui
qu'il est trop vieux et le député Augagneur affirme qu'il sacrifie ses troupes.
Enfin, le Parlement fait remarquer à Joffre qu'il n'a pas donné tous les moyens
nécessaires à l'armée d'Orient de Sarrail.
Le président du Conseil, Aristide
Briand, propose de confier au général Nivelle, un proche de Poincaré, le
commandement en chef des armées et de conférer à Joffre le titre honorifique de
général en chef des armées françaises, comme conseiller technique du
gouvernement. Le généralissime comprend qu'on veuille le mettre dans l'ombre,
mais, pour lui, seul Foch peut lui succéder. Le 7 décembre 1916, Briand annonce
à la Chambre (Assemblée nationale), que le GQG va être réorganisé
prochainement. Joffre et Foch sont remplacés. Une véritable intrigue se met en
place, orchestrée par Poincaré et Briand.
Au même moment, le président du
Conseil contacte le général Lyautey (gouverneur du Maroc) pour lui proposer le
ministère de la Guerre. Véritable ennemi de Joffre, Lyautey n'accepte pas que
ce dernier soit nommé conseiller au sein du ministère de la Guerre. Le 26
décembre, Briand informe Joffre qu'il doit renoncer à toute fonction au
gouvernement. L'ancien généralissime est contraint de s'incliner. En échange,
il est fait maréchal de France ; le dernier à avoir reçu cette distinction
était le maréchal Edmond Le Bœuf élevé au maréchalat en 1870. Ce titre
honorifique lui est conféré pour éviter tout scandale politique.
Mission aux États-Unis
À la suite de la déclaration de
guerre du Congrès américain à l'Allemagne, le ministre de la Guerre Alexandre
Ribot propose à Joffre de prêter « son inégalable prestige » et d'accompagner
Viviani aux États-Unis. Après avoir hésité, Joffre accepte. En effet, n'ayant
pas d'ennemis et n'étant plus en guerre depuis la fin de la guerre de Sécession,
les Américains n'ont qu'une armée balbutiante de 120 000 hommes. L'objectif
donné à Joffre est de convaincre le président Woodrow Wilson de préparer son
armée à la guerre. La mission embarque à bord du Lorraine II le 15 avril 1917 à
Brest.
Au bout de neuf jours de mer, la
mission arrive à New York le 24 avril. L'amiral Mayo, chef de la flotte
américaine de l'Atlantique s'exclame : « Sir,
votre présence ici est le plus grand honneur qui puisse être rendu à mon pays !
» Dans les rues, la foule crie « Joffre ! Joffre ! » L'homme est accueilli
en héros national. Tous les journaux américains rendent hommage au « vainqueur
de la Marne » et on va jusqu'à le comparer à La Fayette. Joffre donne une
conférence à l'École de guerre sur la situation militaire de l'Europe : il
demande les moyens les plus rapides pour une intervention américaine. À Mount
Vernon, il dépose sur la tombe de George Washington la palme offerte aux
soldats morts pour la patrie.
Enfin, il désire convaincre le
président Wilson qu'il rencontre longuement. Avec lui, il passe en revue chaque
détail du conflit : les effectifs français et allemands, l'organisation de
l'armée américaine, le transport et le débarquement, l'organisation du
commandement… Au ministère de la Guerre, on lui présente le commandant des
forces américaines, le général John Pershing. Au total, dans un premier temps,
une division composée de quatre régiments d'infanterie, de douze batteries de
campagne et de six batteries lourdes s'embarquent début juin. Le 24 mai, le
maréchal Joffre est de retour en France ; il est nommé inspecteur général des
troupes américaines. Une nouvelle polémique émerge : contrairement à ce qui
était prévu, c'est-à-dire que les Américains servent dans leur armée, le gouvernement
Painlevé veut placer des paquets de soldats américains dans les armées
franco-britanniques. Joffre refuse et énonce que la parole de la France aux
États-Unis est en jeu. Le 13 juin, Pershing est accueilli par Joffre à Paris ;
les deux officiers sont reçus triomphalement par les Parisiens.
Cependant, il y a toujours
énormément de tensions entre les commandements français et anglais. Certains
regrettent le départ de Joffre. En août 1917, Painlevé accuse le maréchal de
vouloir prendre le pouvoir. Ailleurs en Europe, les Russes se décomposent
définitivement et cherchent à signer la paix avec les Allemands, l'armée
d'Orient est figée à Salonique et les Italiens sont écrasés à Caporetto
(novembre 1917). Face à une situation politique intérieure et extérieure
délicate, Poincaré décide de nommer, malgré lui, son rival Georges Clemenceau à
la tête du Conseil des ministres.
Le maréchal n'a plus de rôle dans
le commandement militaire français, mais on lui demande son avis sur le nom du
futur commandant en chef : choisir entre Pétain le défensif et Foch l'offensif.
Admirant les deux généraux, Joffre choisit Foch, car il estime que la France ne
peut pas rester les bras croisés. Autre point important, le commandement
unique. Depuis le départ de Joffre à la tête du commandement français, les
Alliés franco-anglais ne parviennent pas à se mettre d'accord sur le sort de
l'Europe ennemie : les empires ottoman et austro-hongrois, la Pologne et
l'Allemagne. Le 8 janvier 1918, le président Wilson présente ses quatorze
points.
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Le général Foch en 1916 |
En mars, la situation devient
préoccupante avec la signature d'un traité de paix entre la Russie et
l'Allemagne. Hindenburg peut désormais déplacer toutes ses troupes sur le front
occidental : 192 divisions d'infanterie contre 172 chez les Alliés (France,
Grande-Bretagne, Belgique, Portugal et États-Unis) sans commandement uni. Le 21
mars, Hindenburg et Ludendorff lancent une série d'offensives ; ils sont
rapidement à Ham et Péronne. À Amiens, les Britanniques sont en déroute et
Clemenceau pense quitter Paris. De son côté, Joffre supplie la présidence de faire
nommer Foch généralissime. Trois conférences se tiennent au cours de la fin
mars : les Alliés ne se mettent pas d'accord et enfin lors d'une quatrième à
Beauvais le 15 avril, le général Foch est nommé généralissime de toutes les
armées alliées. Joffre lui écrit : « Mon
cher ami, j'ai appris avec satisfaction que l'on s'était enfin décidé à vous
donner les pouvoirs de commandant en chef des armées alliées. Vous avez une
tâche très lourde […]. Quelles que soient les difficultés de votre tâche, je
suis persuadé que vous la mènerez à la bonne fin. Ce que vous avez fait sur
l'Yser et dans les Flandres répond du succès de vos opérations actuelles. Tous
mes vœux sont avec vous. Joffre »
En août-septembre 1918, Foch lance
trois grandes offensives et deux mois plus tard les Allemands entament une
retraite générale. L'armistice est signé le 11 novembre.
Clemenceau ne souhaite pas inviter
Joffre parmi les personnalités présentes lors de l'entrée officielle des troupes
françaises à Metz et Strasbourg. Mais Pétain parvient à le faire venir.
Quelques mois plus tôt, le maréchal Joffre avait été élu à l’Académie française
le 14 février 1918 au fauteuil de Jules Claretie. Cependant il est reçu, en
uniforme de général, à la Coupole le 19 décembre et les présidents Wilson et
Poincaré sont présents pour l'occasion. Dans son discours, il commence par
faire l'éloge de l'Armée, de ses chefs, de Foch, des soldats français, des
Alliés, des soldats britanniques, des soldats russes… Voici son discours : « Pour louer de tels soldats, les mots sont
impuissants et seul mon cœur s'il pouvait laisser déborder l'admiration dont il
est pénétré pour eux, traduirait l'émotion que j'éprouve… Je les ai vus,
couverts de poussière et de boue, par tous les temps et par tous les secteurs
[…] toujours égaux à eux-mêmes, bons et accueillants, affectueux et gais,
supportant les privations et les fatigues avec bonne humeur, faisant sans
hésitation et toujours simplement, le sacrifice de leur vie […] »
À Paris, le 14 juillet 1919, la
foule le réclame afin qu'il défile aux côtés du maréchal Foch à cheval, lors du
défilé de la Victoire. Les deux militaires sont accueillis triomphalement. En
octobre, c'est la ville de Perpignan qui lui rend hommage, il défile en voiture,
la foule est là encore une fois. Le poète catalan Janicot lui écrit même un
poème. Dans les autres villes de France, il préside des centaines de banquets
d'anciens combattants, des meetings de veuves de guerre, des réunions de grands
invalides de guerre, il inaugure des monuments aux morts.
De retour à Paris en janvier 1920,
il doit partir en Roumanie remettre la médaille militaire au roi Ferdinand Ier
et la Croix de guerre à la ville de Bucarest. À cette occasion, un pâtissier
roumain a créé un gâteau au chocolat qu'il nomme Joffre, en l'honneur du
maréchal. Le maréchal représente aussi la France à Belgrade et à Lisbonne, où
il inaugure le monument du Soldat inconnu portugais. Enfin, il se rend à Madrid
où il remet la médaille militaire au roi Alphonse XIII.
Le 11 novembre 1921, il embarque
sur le paquebot Porthos à Marseille. Joffre débarque d'abord aux États-Unis, où
il a pour mission de renouer l'amitié franco-américaine. Début décembre, il
accoste à Saïgon, puis visite les ruines d'Angkor et le 1er de l'an 1922, il arrive
en Annam, où il revient à Ba-Dinh (là-même où il fit un siège en 1887,
lorsqu'il était officier du génie en Extrême-Orient). Quelques jours plus tard,
le maréchal entre à Hanoï, où il remet la croix de grand officier de la Légion
d'honneur au général Puypéroux. Il termine son tour du monde par le Japon, à
Yokohama puis Tokyo, où il rencontre le prince impérial Hirohito, et enfin la
Chine à Pékin et Shanghai. Partout où il passe, la foule l'accueille
triomphalement93.
Il rentre en France, au début de
l'année 1922 pour terminer tranquillement une vie bien chargée, âgé de 70 ans.
Joffre achète avec sa femme et sa fille une châtaigneraie à Louveciennes (à
l'ouest de Paris), où il fait bâtir un bungalow – type colonial – précédé d'une
façade aux colonnades blanches à la manière du Mount Vernon de Washington. En
1928, il termine ses Mémoires entamés huit ans auparavant, où il raconte ses
responsabilités de 1910 à 1917 en deux tomes qui seront édités post mortem
selon sa volonté.
Le 21 juin 1930, le maréchal
Joffre fait sa dernière apparition publique à l'occasion de l'inauguration de
sa statue à Chantilly, où il a tenu son QG pendant la Grande Guerre. Il est
très affaibli, car depuis plusieurs mois il a une artérite des membres
inférieurs et peine à se déplacer. Le 19 décembre, d'atroces douleurs aux
jambes l'emmènent à l'hôpital : les médecins, René Leriche et René Fontaine,
doivent l'amputer de la jambe droite. Quelques jours plus tard il tombe dans le
coma. Le 3 janvier 1931 à 8 h 0, il aurait prononcé ces derniers mots : « J'ai beaucoup aimé ma femme » et « Je n'ai jamais fait de mal à personne
», puis il s'éteint à 8 h 23 à 78 ans à la clinique des frères de
Saint-Jean-de-Dieu au 19 rue Oudinot dans le VIIe arrondissement de Paris.
Des obsèques nationales lui sont
organisées le 7 janvier. Le service religieux est célébré en l'église
Saint-Louis-des-Invalides à Paris, ainsi qu'en l'église
Saint-Louis-des-Français de Rome et en l'église Saint-Polycarpe de Smyrne.
Quelques jours plus tard, le 11, le Parlement vote une loi déclarant que « Joseph
Joffre, maréchal de France, a bien mérité de la Patrie. » Il repose dans un
mausolée situé dans sa propriété de La Châtaigneraie à Louveciennes (Yvelines).
Joseph Joffre est une personnalité
controversée. De son vivant, certains le vénéraient, d'autres le détestaient.
Au début du XXIe siècle, la Grande Guerre est à la mode dans l'historiographie
internationale et le maréchal, longtemps oublié, revient sur le devant de la
scène. Joffre est parfois vu comme « le vainqueur de la Marne », ou au
contraire comme « le massacreur de 14 ». Son rôle réel dans la victoire de la
Marne est très discuté. Durant la guerre et jusqu'à l'aube de la Seconde Guerre
mondiale, les partisans de Gallieni affrontaient ceux de Joffre.
Joffre est avant tout un
bâtisseur. Il exerce brillamment sa spécialité, le génie militaire, en
particulier durant ses missions coloniales (Formose, Tonkin, Soudan français et
Madagascar). En 1911, il accède aux plus hautes fonctions de l'Armée,
principalement parce que personne ne le concurrence pour obtenir cette haute
responsabilité. Il limite le retard de l'armée à l'entrée en guerre, mais il
s'avère un général d'armée relativement médiocre. Aucun de ses plans d'attaque
n'est une grande réussite, la victoire de la Marne étant due en grande partie à
une grave erreur stratégique allemande. En août 1914, Joffre a près de quarante
ans de retard en stratégie militaire sur des généraux comme Lanrezac ou Pétain.
Et contrairement à ces derniers, il n'a pas fait l'École de guerre.
Sa vision de la guerre est
obsolète, il l'envisage comme tenante de l'offensive et héritière de l'épopée
napoléonienne. Il ne perçoit pas les problèmes que rencontrent ses commandants
d'armée : les troupes d'assaut, en raison de la lenteur de leur progression,
s'avèrent incapables de provoquer la rupture tant attendue, alors que les
réserves adverses arrivent beaucoup plus rapidement (chemin de fer et camion).
À la suite des échecs cuisants que connaît son armée en août-septembre 1914,
Joffre en vient même à douter de la « furie française ». Il ne comprend pas
pourquoi les combattants ne chargent pas comme on l'a toujours fait. Il méconnaît
l'avantage de la défensive (tranchées, multiples lignes de défense, barbelés)
sur l'offensive (exposition des fantassins à l'artillerie, absence de moyens
d'assaut réellement efficaces jusqu'à l'arrivée des chars). Ne percevant pas
les conséquences et les capacités nouvelles qu'offrent les dernières évolutions
technologiques sur les champs de bataille, il en retourne la responsabilité sur
les hommes de troupe.
Il est le responsable — de par sa
position au sommet de la hiérarchie militaire — de centaines de milliers de
morts causés par ses offensives aveugles, souvent critiquées en vain par
certains de ses généraux, Fayolle et Foch entre autres. A contrario, il s'avère
plutôt bon diplomate dans ses relations avec les Alliés britannique et surtout
américain pendant la guerre mais également comme représentant de la France à
l'étranger durant les années 1920. Son rôle dans la bataille de la Marne de
septembre 1914, découle de sa fonction de commandant en chef des armées du
Nord-Est à qui incombait la conduite stratégique de la guerre et la
coordination avec l'armée anglaise. Il était le seul à pouvoir assumer l'arrêt
de la retraite et à décider du jour de la contre-offensive, mais la tactique en
elle-même relève naturellement de ses généraux d'armées : Maunoury, Gallieni,
Franchet d'Esperey, Foch, Langle de Cary, Sarrail, Castelnau et Dubail qui ont
leur part dans cette victoire.
En outre, Joffre est le symbole de
la promotion sociale au plus haut niveau de l'État. Au cours de sa vie, il a
toujours su être au bon endroit au bon moment et prendre ses responsabilités :
nomination au poste de chef d'État-Major (1911), bâton de maréchal reçu pour
éviter tout scandale politique (1916). Pour l'anecdote, des admirateurs, après
la bataille de la Marne, se référant à l'exemple napoléonien, firent une
demande en Conseil d'État afin que lui soit attribué le titre de « duc de la
Marne ». Cette demande fut rejetée mais le Conseil d'État indiqua qu'il lui
était possible de changer son nom en « Joffre de la Marne ». Il n'en fit rien
et préféra garder le nom sous lequel il était né.
A suivre…