L'INACCESSIBLE ALSACE

Semaine 169

Du lundi 22 au dimanche 28 octobre 1917

UN SOLDAT BRANCARDIER MODÈLE



Ce blog se poursuit sur un double plan temporel :
- avec une correspondance exacte de cent ans pour les Anduziens
- avec une chronologie reprise depuis le début 1914 pour les Tornagais

Emile ROUMAJON,
brancardier à la 14ème section d’infirmiers militaires
Tué le 29 août 1914 à Anozel (Vosges)


Emile Roumajon est né le 9 septembre 1890 à Thoiras, de Louis et d’Isaline née Rocher. En 1910, il habite dans le canton de Vaud en Suisse. Il y exerce la profession d’infirmier masseur diplômé. En 1911 il est incorporé en tant qu’infirmier de 2ème classe à la 14ème section, passe 1ère classe en 1912. Il se distingue par son zèle et son dévouement au cours d’une grave épidémie de typhoïde qui sévit à Avignon pendant les mois d’août et de septembre 1912. Il est renvoyé dans ses foyers le 8 novembre 1913.

Mobilisé le 4 août 1914 il est de nouveau affecté à la 14ème section d’infirmiers militaires. Une SIM (Section d'Infirmiers Militaires) est une sorte de base arrière géante en Zone de l'Intérieur constituée dans chaque Région pour approvisionner le Service de Santé en personnels (infirmiers, médecins, pharmaciens, etc) lors de la mobilisation et compléter ensuite au fur et à mesure des besoins les unités en Zone des Armées.

La 14 SIM en 1914
Ces infirmiers sont recrutés parmi les soldats sachant lire et écrire et n’ayant subi aucune condamnation. L’instruction technique des infirmiers des SIM est à la fois théorique et pratique. Elle est donnée avec l’instruction professionnelle (peloton d’instruction) et concerne plus particulièrement la formation relative à :
- la tenue des cahiers de visite et à l’établissement des bons et des relevés des prescriptions ;
- l’hygiène hospitalière, à l’asepsie et à l’antisepsie ;
- la petite chirurgie, à l’hydrothérapie et aux bandages.

Une Section d'Infirmiers Militaires ne fonctionne pas en unité constituée. Ses membres sont répartis dans diverses Formations Sanitaires. L’infirmier militaire est contraint de participer au transport des blessés. Il monte en 1ère ligne.


En 1920, Jean Cordier, directeur d’école dans les Vosges, raconte les combats de cette région :
« À la déclaration de guerre, la 1ère Armée (21e Corps), formée au début presque exclusivement de nos meilleures troupes de couverture, sous les ordres du Général Dubail, occupe les cols et les crets, elle s'apprête à envahir les vallées alsaciennes.
Les Bataillons alpins commandés par le Général Bataille, viennent renforcer nos premiers éléments. On leur fait fête au passage, nos populations leur distribuent des provisions, des rafraîchissements, du tabac ; on leur tend des fleurs, l'enthousiasme est indescriptible.
Infortunés Chasseurs ! Ce pays si hospitalier devait bientôt abriter la tombe de beaucoup d'entre eux. Ils partaient avec l'insouciance de la jeunesse, en chantant les refrains joyeux de la Savoie et de l'Auvergne, et cependant ils couraient à la mort !
Notre État-major songe à faire une offensive en Alsace, pour décongestionner nos armées du nord.
La 1ère pénétration est relativement facile, les crêtes sont assez vite enlevées.
Le 9 août, nous attaquons le Col de Sainte-Marie ; le 152e de Gérardmer s'empare brillamment du Col de la Schlucht.
Le 10 août nous prenons Colmar pour objectif et nos patrouilles vont en reconnaissance jusqu'aux abords de la ville. Plus au sud, nous enlevons Mulhouse à deux reprises.
Mais subitement les forêts se peuplent de sépultures. Les modestes croix de bois surmontées d'un béret bleu ou d'un képi rouge se multiplient, les nécropoles s'allongent, c'est le meilleur du sang français qui rougit les coteaux alsaciens !
Les Allemands semblent s'être retirés vers Neuf-Brisach. Bientôt nous nous heurtons à la 7e Armée, commandée par le Général Von Herringen, comprenant de l'active et des réserves, pourvue d'un matériel de guerre formidable.
Le 16 août, nos troupes entrent dans Sainte-Marie-aux-Mines ; une réception enthousiaste leur est réservée.
Le 18 août, nous pénétrons dans Munster ; le 19 un Bataillon du 152e met l'ennemi en complète déroule au Grand Hohnack après lui avoir tué ou blessé 300 hommes ; le 21 nous entrons à Turckheim. De violents combats se livrent dans les vallées de la Liepvrette, de la Béchine, de la Weiss, et de la Fecht qui descendent à Sainte-Marie, La Poutroye, Kaysersberg, Colmar, Munster.
De courageux citoyens de Fraize et de Plainfaing vont en auto vers le Bonhomme, le Rossberg, le Louchpach chercher les blessés et les ramènent à l'hôpital de Fraize. On saisit des otages, on croit voir des espions partout, on les conduit à l'intérieur. On cherche les fameux téléphones souterrains qui, d'après les dires de quelques uns, existent dans la plupart des Caves.
Nos échecs en Lorraine (2e Armée) nous obligent à abandonner le terrain conquis.
Le 24 août l'ennemi reprend le col de Sainte-Marie, il rejette nos bataillons des Cols et commence à descendre les pentes ouest des Vosges. Plus au nord il envahit notre territoire, Raon-l'Étape et Baccarat deviennent la proie des flammes. Saint-Dié subit un bombardement terrible ; ces trois villes vont recevoir la souillure de l'envahisseur !
Nos armées se retirent en bon ordre en infligeant à l'ennemi de nombreuses pertes, mais aussi en creusant des tombes sur toutes les routes.

Notre première offensive en Alsace n'avait donc pas réussi ; la guerre débutait sous de fâcheux auspices ! Nos succès du début avaient été trop faciles. L'ennemi nous rejetait et le sol de notre contrée allait subir la honte de l'invasion, il allait connaître les plus dures misères.
L'exode pénible de la population commence ; les trains sont arrêtés dans la région.
On voit sur toutes les routes, dans les forêts les convois lamentables de charrettes qui se suivent, des femmes qui poussent des voitures d'enfant, qui portent des valises, des paquets ficelés à la hâte, renfermant des objets disparates, souvent inutiles. Les hommes chassent les bestiaux, conduisent les véhicules, tout cela au milieu de convois militaires interminables. On voit partout des gens affolés qui fuient devant l'ennemi. Les malheureuses populations campent la nuit en plein bois, couchent à la belle étoile, font la soupe au bord du chemin.
Les vagues germaniques déferlent par tous les sentiers de la montagne. Le canon gronde, les incendies s'allument, le ciel se colore de rougeurs sinistres, les ruines se multiplient avec l'arrivée des envahisseurs. Ils saisissent des otages, fusillent sans pitié des personnes innocentes, pillent tous les immeubles. Partout où ils passent, les barbares sèment les désastres et la mort.
Il faut avoir vu les champs où les obus ont tracé des entonnoirs profonds, les prairies bouleversées, les bois abattus, les maisons trouées, écroulées, consumées, les églises décapitées pour se faire une idée de ce tableau
Le 26 Août l'ennemi est aux abords de Saint-Dié qu'il bombarde furieusement.
Le 27 août l'ennemi a pu atteindre Saint-Léonard et Saint-Dié et même les dépasser ; la bataille va s'engager dans la vallée de Taintrux, les hauteurs sont arrosées de projectiles allemands.
Saulcy-sur-Meurthe. — La bataille fait également rage à Saulcy. Là, les Allemands ont laissé un millier de cadavres et en ont emmené des voitures pleines pour les enterrer ailleurs. 90 maisons ont été brûlées la plupart à la main. L'incendie déroule ses volutes rouges sur l'écran noir de la nuit.
La bataille se développe surtout autour de la gare et vers Anozel ; 45 maisons ont été détruites, il n'en reste que deux ou trois.


Le Château de Saulcy, d'abord occupé par une ambulance française est envahi par l'ennemi qui y installe une autre ambulance. Sur la toiture flotte le drapeau de la Croix rouge, mais la construction et le parc servent à abriter les pièces et les mitrailleuses allemandes. Nos troupes placées à Anozel, s'apercevant de cet acte de lâcheté, bombardent le château. De nombreux Bavarois y sont tués. L'abbé Jeanpierre, curé de Saulcy, qui soigne les blessés, y trouve également la mort, tué par un obus français.
Le 28 août, le Général Dubail donne l'ordre de tenir face à l'est, il ordonne de refouler ou de retarder la marche de l'ennemi qui s'est installé à Saint-Dié. Le Col du Bonhomme doit servir de charnière. « La possession de ce point nous est indispensable pour la manœuvre et l'unité de notre front. De la solidité de cette charnière des Vosges que nous tenons, dit le général Dubail, dépend en réalité le salut de la France. Vient-elle à céder ? Plus de rétablissement possible, la France est vaincue ».

Le 29 août, Emile Roumajon est tué, on ne sait pas exactement dans quelles circonstances. Mais celles-ci lui valent une citation : « Soldat brancardier modèle, courageux et dévoué. Tombé glorieusement pour la France le 29 août 1914 ». Il est en outre décoré à titre posthume en 1920 de la médaille militaire et de la croix de guerre avec étoile de bronze.

Savait-il qu’il y avait dans ce même 14 SIM un illustre personnage, qui est tué au même endroit le même jour ? 


Il s’agit du grand-rabbin Abraham Bloch. Grand-rabbin d’Alger puis de Lyon, Abraham Bloch s’est engagé dès le début de la guerre en tant qu’infirmier. Son vêtement n’est guère militaire et assez hétéroclite : il porte sa soutane rabbinique et deux brassards, celui de la neutralité et celui de la Croix-Rouge. Selon la tradition il aurait été tué en cherchant un crucifix pour le tendre à un soldat catholique mourant. Mais il s’agit sans doute seulement d’une légende, opportunément forgée pour bien marquer l’heureuse harmonie régnant entre toutes les religions, soudées par la guerre. Il fallait bien cela après l’affaire Dreyfus et dans l’antisémitisme ambiant de l’époque…

Emile Roumajon figure sur le monument aux morts de Tornac et sur son Livre d’Or.

A suivre…